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Indo­né­sie sonore #1 CDG ✈ DPS

Indo­né­sie sonore #1 CDG ✈ DPS

Prendre l’a­vion est tou­jours pour moi une angoisse pas pos­sible. Les longs voyages m’é­puisent, même si je suis bien évi­dem­ment tou­jours heu­reux de me dire qu’au bout je me réveille­rai dans un autre pays, peut-être à l’autre bout du monde. Mais voi­là, je déteste être coin­cé 7 heures ou plus dans une car­lingue volante, d’au­tant que je ne sais pas dor­mir assis et que le moindre bruit me réveille. En géné­ral, j’at­tends mon pla­teau repas que j’en­glou­tis avant de fer­mer l’œil. Pour la pre­mière fois, je suis par­ti en empor­tant mon enre­gis­treur, à l’af­fût de la moindre cocas­se­rie — autant dire qu’elle n’ar­rive pas sou­vent, ou alors bien avant qu’on ait eu le temps de sor­tir l’instrument.
J’ai tenu à enre­gis­trer une par­tie de mon voyage jus­qu’en Indo­né­sie, pour me replon­ger dans cette ambiance si par­ti­cu­lière propre aux aéro­ports, aux salles d’at­tente ou aux abords des files où passent les taxis qui vous inter­pellent à grands coups de klaxons et c’est tou­jours avec plai­sir que je ferme les yeux en écou­tant l’a­vion décol­ler ou l’am­biance dans l’aéroport.

Détails du vol Paris-Dubaï-Jakarta-Denpasar :

  • 21h15 CDG ✈ DXB 6h45
  • 10h45 DXB ✈ CGK 21h55
  • 5h40 CGK ✈ DPS 8h45

Voi­ci mes notes prises en vol, ou dans l’at­tente, faute de faire autre chose. Je sais tou­jours très bien m’occuper.

Mau­vais moment dans l’a­vion, impos­sible de dor­mir à cause d’une migraine tenace. J’ai tour à tour eu chaud, envie de vomir, d’al­ler au toi­lettes et une soif atroce. En gros, je me suis endor­mi quand l’a­vion a tour­né au-des­sus de Dubaï, comme d’habitude.

L’aé­ro­port de Dubaï n’est qu’une immense vitrine, un centre com­mer­cial géant d’où acces­soi­re­ment décollent quelques avions, où tra­vaillent des Chi­nois et des Pakis­ta­nais sous-payés. Le Hei­ne­ken Lounge cible une cer­taine popu­la­tion qui s’y recon­naît bien. Le duty free est fon­ciè­re­ment cher et un café et un jus d’o­range me reviennent à 8 euros ; on me rend la mon­naie en dirham des Émi­rats Arabes (AED) dont je ne sais que faire.

L’at­ter­ris­sage a été com­pli­qué, et sur une grosse bête comme l’A380, ça fait du bruit.

En atten­dant l’a­vion, j’ose à peine m’en­dor­mir, de peur de ne pas me réveiller. Je com­mence à flan­cher. J’ai fini par dor­mir une demi-heure à deux pas de la porte d’embarquement. Pour la pre­mière fois, je vois des Indo­né­siens, des visages dif­fé­rents, des gens au visage brun, por­tant le calot natio­nal, le songkok.

L’a­vion a du retard aus­si au départ. A chaque fois à Dubaï, quelque chose ne tourne pas rond, à part les avions qui attendent d’at­ter­rir. Leur aéro­port est énorme, n’ac­cueille que des vols inter­na­tio­naux sur Emi­rates et QA, d’im­menses salles d’at­tente sont com­plè­te­ment vides, mais ça bou­chonne tou­jours sur le tarmac.

L’an­nonce au micro dans l’a­vion est faite en baha­sa, et pour la pre­mière fois depuis que je vole sur cette com­pa­gnie, je vole dans un avion vide. Busi­ness class fer­mée, éco rem­plie au deux tiers. Cer­tains s’offrent quatre places pour dor­mir. Je ne sau­rais dire com­bien de temps j’ai dor­mi dans ce Boeing 777 mais ça reste stric­te­ment anecdotique.

Fina­le­ment, j’ai quand-même réus­si à me repo­ser un peu et j’ai pris le par­ti de ne me fier ni à l’heure ni au jour, mais à la fatigue. Pour l’ins­tant, tout va bien, je ne me sens pas épui­sé. L’i­dée d’ar­ri­ver en Indo­né­sie me fait bizarre, tout y sera nou­veau pour moi, à décou­vrir, peut-être un peu pit­to­resque. Il paraît que l’aé­ro­port de Jakar­ta est un peu… rus­tique. Je vais y pas­ser la nuit, je ver­rai bien.

Pen­dant une bonne par­tie du voyage, l’ap­pa­reil est bal­lo­té dans tous les sens. On tra­verse un sacré orage, même les hôtesses n’en mènent pas large.

Des gens habillés dans un beau blanc, des femmes voi­lées, des song­kok, des barbes. Des visages agréables. Je me suis fait un pote d’un type qui venait d’A­ra­bie Saou­dite et qui ne savait pas rem­plir son for­mu­laire d’im­mi­gra­tion, il m’ex­plique dans un anglais approxi­ma­tif qu’il ne connait que l’al­pha­bet arabe. Du coup, c’est moi qui lui rem­plit sa carte. C’est quand-même un peu drôle comme situa­tion. Il me demande si je suis Amé­ri­cain ou Cana­dien, un peu sur la défen­sive, mais quand je lui dit que je viens de France, il a comme l’air sou­la­gé. Il s’ap­pelle Nader et me remer­cie cha­leu­reu­se­ment de l’a­voir aidé et me serre la main. Il finit par me dire “good french…”

Arri­vée à l’aé­ro­port. Il fait lourd, la cli­ma­ti­sa­tion n’est pas à fond, loin de là. Tra­cas­se­rie du visa à payer en dol­lars, puis attente pour les papiers à la douane. Les types ont vrai­ment des sales gueules, me demandent d’où je viens. France.

Je suis en tran­sit dans l’aé­ro­port, mais en dehors de l’aé­ro­port, sous les néons jaunes du hall. Je suis har­ce­lé par les taxis et les por­teurs mais main­te­nant j’ai la tech­nique. Ils sont gen­tils et pré­ve­nants, même s’ils essaient de m’emmener dans un hôtel pas cher. Je m’é­tais dit que la pre­mière chose que je ferai en arri­vant, ce serait fumer un ciga­rillo. Un taxi s’as­soit à côté de moi, il essaie de m’embarquer dans son manège, mais je lui pro­pose un ciga­rillo qui lui cloue le bec, il a l’air heu­reux, un peu sur­pris tout de même. Il a vrai­ment l’air sym­pa, et n’in­siste pas. Mon pre­mier contact avec cet Indo­né­sien me fait oublier un peu les Thaïs.

Diner dans un boui­boui cher où je mange un Ipoh lun mee, je ne sais pas ce que c’est, c’est impos­sible à décrire, c’est gras et ça res­semble à des ramens.

Soe­kar­no ne res­semble à rien de ce que je connais. Samui qui est plus petit est aus­si plus moderne. On est loin de Suvar­nabhu­mi qui est à la pointe de la moder­ni­té. Ici, c’est un vaste hall en lon­gueur dont le toit imite l’ar­chi­tec­ture bali­naise en bois, mais le tout est hété­ro­clite et un peu sale. Je ne pense pas pou­voir entrer dans la zone d’embarquement avant 3h00. Dehors, la patrouille aéro­por­tuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’é­tranges glous­se­ments que des types assis par terre imitent en se marrant.

Une petite salle fait office de mos­quée. J’au­rais dû me conver­tir à l’is­lam pour aller dor­mir sur les cous­sins moi aussi

L’o­deur humide, les insectes, les éclairs dans le ciel ora­geux, les hauts-par­leurs qui crient leurs annonces, les sirènes des voi­tures de police, les chats qui se battent.

Arrive 3h10 après un somme sur un banc en pierre, le seul que j’ai trou­vé est dans la zone fumeurs. Je me suis fina­le­ment replié dans une salle cli­ma­ti­sée, avec des familles indo­né­siennes qui l’air de rien me regardent avec cir­cons­pec­tion, tout en sou­riant ; je m’ins­talle à côté d’eux et tente de fer­mer l’œil, la tête posée sur la bouche de la clim, un coup à attra­per la mort. Un type ronfle à en faire trem­bler les vitres.

Enre­gis­tre­ment au comp­toir de Garu­da Air­lines. Tous les comp­toirs ont une orchi­dée blanche, les employées sont toutes voi­lées, vêtues de turquoise.

Le type du contrôle me parle en baha­sa, mais j’ai beau faire des efforts, je ne com­prends pas. Il chante tout seul entre deux passagers.

Je mange un Roti’O (“savour hard to des­cribe”, on dirait quelque chose comme notre tour­teau au fro­mage, sauf que c’est aro­ma­ti­sé au café), l’aé­ro­port se rem­plit, il a plus de gueule dans la zone d’embarquement que dans la zone d’at­tente. J’ar­rive dans une salle car­rée magni­fique, les employées ne sont plus voi­lées pas­sés les contrôles. Les éclairs illu­minent le ciel où le soleil pointe le bout de son nez. Il a plu fort sans que je m’en rende compte.

La suite, c’est à Bali.

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Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Je ne m’en lasse pas. Mon­sieur le Consul Auguste Fran­çois a tou­jours un bon mot à l’at­ten­tion de ses amis. Le 13 avril 1900, il est ques­tion de cigare, un cigare qu’on traite d’une drôle de manière, un cigare qui lui sert d’embarcation.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
Je suis bien convain­cu que vous n’a­vez pas man­qué de vous deman­der aujourd’­hui : « Que fait cet ani­mal de Fran­çois en ce saint jour du Ven­dre­di anni­ver­saire de la mort du Sei­gneur ? » Alors je réponds à votre ques­tion, et voici.
Ima­gi­nez un cigare, un peu long et plu­tôt blond : évi­dez-le par la pen­sée, de façon à ne lui conser­ver que ses feuilles d’en­ve­loppe ; celles-ci, au lieu de tabac de la Havane, pro­viennent de lato­niers (Pal­ma lato­nia, en latin). Met­tez ce cigare à l’eau, ce qui est une sin­gu­lière manière de trai­ter un cigare, mais c’est ain­si, vous n’y pou­vez rien, ni moi non plus. Hé bien c’est là-dedans que je vis. On ne s’y tient pas debout, la sta­tion assise et tolé­rable, si on n’en abuse pas ; la posi­tion nor­male y est l’ho­ri­zon­tale. Avec le soleil qui tape là-des­sus, on y jouit, à l’in­té­rieur, d’une tem­pé­ra­ture qui n’est pas de beau­coup infé­rieure à celle d’un bon cigare allu­mé et grâce à la cui­sine qui se pra­tique à l’un des bouts, on y est aus­si com­plè­te­ment enfu­mé qu’on peut le désirer. […]

Per­son­nel­le­ment, j’au­rais bien aimé connaître cet homme…

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Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Voi­ci un per­son­nage hors du com­mun. Auguste Fran­çois, né à Luné­ville en 1857, est deve­nu consul un peu par hasard après avoir été résident de France au Ton­kin. Son expé­rience la plus signi­fi­ca­tive, il l’a vécue en Chine sous la dynas­tie Qing, dans les xian de Guangxi et du Yun­nan. Il en rap­por­te­ra un maté­riel volu­mi­neux, entre pho­to­gra­phies et écrits, il tour­ne­ra même quelques petits films qu’on consi­dère comme étant les pre­miers témoi­gnages fil­més en Chine.
Il existe une asso­cia­tion (AAF) chez qui on peut trou­ver quelques ren­sei­gne­ments mais la qua­si-tota­li­té de ses pho­tos et de ses car­nets sont aujourd’­hui conser­vés au Musée Gui­met ou au Musée du Quai Bran­ly, donc inac­ces­sibles au profane.

Auguste François

Auguste Fran­çois en 1900 au Tonkin

Ce qui m’a tout de suite inter­pel­lé chez cet homme, c’est ces yeux clairs, per­çants, ce regard, à la fois froid et espiègle, un tan­ti­net fron­deur, et une désin­vol­ture raf­fi­née, fusil à peine rete­nu dans un main, l’autre dans la poche. Et il sou­rit alors qu’il vient de sau­ver ses cama­rades du mas­sacre. A cette appa­rence, on ne peut se dire que l’homme est un drôle, qu’il va nous entraî­ner sur les pentes sca­breuses du calem­bour et du bon mot. Les lettres qu’il écrit à son ami Jean-Bap­tiste Beau en sont un bel exemple.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
En consul­tant mon calen­drier ce matin, j’ai appris que nous étions au 9e jour de la 12e lune; j’ai vu ensuite que le jour était pro­pice pour se raser la tête et coudre des habits, mais déplo­rable pour se cou­per les ongles des mains et des pieds, qu’on pou­vait sans crainte construire sa mai­son et même y dis­po­ser la poutre maî­tresse de sa toi­ture, mais qu’il ne fal­lait pas ce jour-là remon­ter sa pen­dule, ni consul­ter les esprits, ni man­ger du chien. Par contre, c’est un jour fameux pour prendre un bain et pour écrire à ses amis. Ain­si ins­truit de ce que je peux entre­prendre dans cette 9e jour­née de la 12e lune, je me suis dit : « Tu vas prendre un tube sérieux et puis tu écri­ras à cet ani­mal de Beau, sans crainte de l’in­dis­po­ser ou de l’en­nuyer. » Si j’a­vais tou­jours consul­té mon calen­drier, j’au­rais choi­si les jours pro­pices et j’au­rais connu les moments oppor­tuns pour dire que Gérard est une canaille, car bien évi­dem­ment c’est indi­qué dans mon alma­nach. Or voyez comme cela se trouve, que ce 9e jour de la 12e lune coïn­ci­dait avec le 1er jan­vier et en même temps, en sui­vant ma route sur ma carte, j’ar­ri­vais au der­nier trait de car­min, c’est-à-dire le pre­mier que je tra­çais l’an der­nier en quit­tant Wou-Tchéou-Fou ; et en effet, le sif­fle­ment des vapeurs me confir­mait que j’é­tais ren­du dans ce port ouvert où je vou­drais voir éle­ver une sta­tue à Gérard. La matière pour la cou­ler ne manque pas ici et il aurait là une sta­tue odo­rante et bien appropriée.
Donc, mon cher ami, puisque nous renou­ve­lons l’an­née, « Kong-Chi, Kong-Chi ». C’est du chi­nois. N’al­lez pas vous méprendre sur le sens de ces deux vocables. Ce n’est pas une injonc­tion que je vous adresse, mais des com­pli­ments et des sou­haits que je  forme pour votre san­té. Il en est donc qui s’ap­pliquent au bon fonc­tion­ne­ment de vos intes­tins mais enfin, vous me connais­sez trop pour pen­ser que je les for­mu­le­rai d’une manière aus­si crue.

in Aven­tu­riers du monde,
édi­tions L’iconoclaste, 2013

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Car­nets de voyage de Pierre Bou­vier : de Dakar à Tokyo

Car­nets de voyage de Pierre Bou­vier : de Dakar à Tokyo

La confu­sion est facile, envi­sa­geable. Bou­vier, Bou­vier, ce nom dit quelque chose. Un fils caché ? Un pseu­do­nyme hon­teu­se­ment arra­ché pour pro­fi­ter d’une pos­té­ri­té qui se lirait jusque dans le titre de l’ou­vrage ? Non aucu­ne­ment. Pierre Bou­vier n’a rien à voir avec Nico­las, mais c’est cela qui m’a fait aller vers ce livre. Pierre Bou­vier est socio-anthro­po­logue et ses car­nets de voyages sont le pro­lon­ge­ment ou la source, ou les deux, de son œuvre, une œuvre scientifique.
A la fin des années 60, il par­court une par­tie du monde, s’at­tarde en Afrique pour des rai­sons qu’on apprend assez tard dans le livre, sillonne l’A­sie, de la Mer d’O­man à Tokyo, dans le des­sin d’une grande vir­gule qui paraît d’i­ci, presque évi­dente, mais Bou­vier n’est pas un voya­geur comme les autres. On ne voit pas ses valises, on ne l’en­tend pas prendre sa douche dans l’hô­tel miteux du bord de route, même si par­fois on sait qu’on repasse sa che­mise qu’il peut remettre après être pas­sé au Sentō. Mais le cœur du livre de Bou­vier n’est pas réel­le­ment le voyage. Ce dont il est ques­tion ici, c’est le regard, le sien et celui de l’autre, une com­mu­nion à un moment don­né qui fait par­ler, qui donne à pen­ser l’in­com­pré­hen­sion des chocs cultu­rels, le malaise de l’Eu­ro­péen dans un monde colo­nial en train de s’ef­fri­ter. On com­prend mieux pour­quoi l’A­frique, pour­quoi l’A­sie, sans vrai­ment mieux com­prendre les pays sans pourquoi.
Pen­dant et après la lec­ture, le trouble reste, ces petites didas­ca­lies insé­rées au milieu du texte sont indé­centes. Oui, indé­centes parce qu’in­times, mais tel­le­ment sucrées, poé­ti­sées qu’on ne se pré­oc­cupe plus de savoir ce qu’il est bien de dire ou non, on cesse de por­ter un juge­ment et on prend. J’en trans­pire encore.
De Dakar à Tokyo se lit tout seul, d’une seule traite (ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai même trai­né des pieds, mais il faut le lais­ser tom­ber, reprendre depuis le début et le ter­ras­ser d’un seul coup), ce livre brûle les doigts et la langue, donne soif, ne parle pas de voyages, mais seule­ment d’un être dans une étran­ge­té. On en res­sort un peu four­bu, comme après une longue nuit d’a­mour. Une bonne douche et après on verra…

Je vais dres­ser une carte de mon Inde, de celle des­si­née par petites touches de rêve­rie, de lec­ture, de témoi­gnage : Loui­son, la tigresse fidèle des aven­tures du capi­taine Cor­co­ran, les temples sculp­tés dans la roche, les dieux aux mains mul­tiples, déhan­chés au centre du cercle de feu. Neh­ru, une colombe posée sur le dos de sa paume, il la flatte. Le moine que guident des enfants, cel­lule impro­duc­tive de ce conti­nent qui pense ailleurs, la cruau­té des maha­rad­jahs, les lan­ciers, l’An­gle­terre vic­to­rienne et ses pelouses, ses joueurs de polo, ses Indiens en soc­quettes, mais éga­le­ment la démo­cra­tie des illet­trés, les élec­tions, les petits par­tis agres­sifs, la majo­ri­té indo­lente, le monde des infirmes jaloux de leurs moi­gnons qui pleurent aux heures de visite et les jeunes filles en sari ciel clair, nua­geux au cré­pus­cule, les femmes encas­trées aux temples, la tolé­rance, l’in­to­lé­rance. Il y a aus­si les exi­lés qui se moquent et amassent ; les étu­diants aux visages de Latin ou d’A­rabe, la jungle où se joue le des­tin de quelque enfant-loup, où les man­goustes font sem­blant de craindre le cobra, les fronts far­dés d’une tache rouge, tous ces poètes et ces hommes émas­cu­lés contre un peu d’argent.

Pierre Bou­vierDe Dakar à Tokyo, Car­nets de voyage
Édi­tions Gali­lée, 2014

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Quinze jours dans le désert avec Alexis de Tocqueville

Quinze jours dans le désert avec Alexis de Tocqueville

Le jeune homme porte le doux nom de Alexis-Hen­ri-Charles Clé­rel, il est vicomte de Toc­que­ville. On le connait pour avoir écrit de très belles pages per­ti­nentes sur la Révo­lu­tion Fran­çaise et si on le consi­dère comme un des pères de la socio­lo­gie moderne, il a for­te­ment influen­cé les esprits libé­raux et l’ex­pan­sion colo­nia­liste. C’est à ce titre que le gou­ver­ne­ment fran­çais l’en­voie aux Etats-Unis dans ce qu’ils ont d’embryonnaires pour en étu­dier le sys­tème car­cé­ral. Il en revient fina­le­ment, en plus de son rap­port, avec un livre sur les ins­ti­tu­tions amé­ri­caines qui, encore aujourd’­hui, reste une réfé­rence en ce qui concerne les études poli­tiques amé­ri­caines et la phi­lo­so­phie politique.

Ce qui m’in­té­resse dans ces neuf mois pas­sés sur le sol amé­ri­cain, c’est cet autre petit livre qu’il en rap­porte : Quinze jours dans le désert, un livre que j’a­vais depuis long­temps sur mes éta­gères et que je me suis déci­dé à prendre à bras le corps un soir de néant. Toc­que­ville rédige ces quelques pages à par­tir des notes qu’il a prises pen­dant son voyage sur le vapeur qui le ramène en Europe. D’un écrit racon­tant ces quinze jours pas­sés dans le désert en 1831, des quelques ren­contres qu’il y fera, il rap­porte, à mon sens, un des plus beaux textes écrit sur les immen­si­tés vides et leur indi­cible gran­deur, un texte qui pal­pite, qui vibre au rythme des bat­te­ments du cœur.

Trona Pinnacles, Mojave Desert, California

Tro­na Pin­nacles, Mojave Desert, Cali­for­nia © Steve Berar­di

Le désert était là tel qu’il s’of­frit sans doute il y a six mille ans aux regards de nos pre­miers pères ; une soli­tude fleu­rie, déli­cieuse, embau­mée ; magni­fique demeure, palais vivant, bâti pour l’homme, mais où le maître n’a­vait pas encore péné­tré. Le canot glis­sait sans efforts et sans bruit ; il régnait autour de nous une séré­ni­té, une quié­tude uni­ver­selles. Nous-mêmes, nous ne tar­dâmes pas à nous sen­tir comme amol­lis à la vue d’un pareil spec­tacle. Nos paroles com­men­cèrent à deve­nir de plus en plus rares, bien­tôt nous n’ex­pri­mâmes nos pen­sées qu’à voix basse. Nous nous tûmes enfin, et rele­vant simul­ta­né­ment les avi­rons, nous tom­bâmes l’un et l’autre dans une tran­quille rêve­rie pleine d’i­nex­pri­mables charmes.
D’où vient que les langues humaines qui trouvent des mots pour toutes les dou­leurs, ren­contrent un invin­cible obs­tacle à faire com­prendre les plus douces et les plus natu­relles émo­tions du cœur ? Qui pein­dra jamais avec fidé­li­té ces moments si rares dans la vie où le bien-être phy­sique vous pré­pare à la tran­quilli­té morale et où il s’é­ta­blit devant vos yeux comme un équi­libre par­fait dans l’u­ni­vers ; alors que l’âme, à moi­tié endor­mie, se balance entre le pré­sent et l’a­ve­nir, entre le réel et le pos­sible, quand, entou­ré d’une belle nature, res­pi­rant un air tran­quille et tiède, en paix avec lui-même au milieu d’une paix uni­ver­selle, l’homme prête l’o­reille aux bat­te­ments égaux de ses artères dont chaque pul­sa­tion marque le pas­sage du temps qui pour lui semble s’é­cou­ler goutte à goutte dans l’é­ter­ni­té. Beau­coup d’hommes peut-être ont vu s’ac­cu­mu­ler les années d’une longue exis­tence sans éprou­ver une seule fois rien de sem­blable à ce que nous devons de décrire. Ceux-là ne sau­raient nous com­prendre. Mais il en est de plu­sieurs, nous en sommes assu­ré, qui trou­ve­ront dans leur mémoire et au fond de leur cœur de quoi colo­rer nos images et sen­ti­ront se réveiller en nous lisant le sou­ve­nir de quelques heures fugi­tives que le temps ni les soins posi­tifs de la vie n’ont pu effacer.
Nous fûmes tirés de notre rêve­rie par un coup de fusil qui reten­tit tout à coup dans les bois. Le bruit sem­bla d’a­bord rou­ler avec fra­cas sur les deux rives du fleuve ; puis il s’é­loi­gna en gron­dant jus­qu’à ce qu’il fut entiè­re­ment per­du dans la pro­fon­deur des forêts envi­ron­nantes. On eût dit un long et for­mi­dable cri de guerre que pous­sait la civi­li­sa­tion dans sa marche.
Un soir en Sicile, il nous arri­va de nous perdre dans un vaste marais qui occupe main­te­nant la place où jadis était bâtie la ville d’Hy­mère ; l’im­pres­sion que fit naître en nous la vue de cette fameuse cité deve­nue un désert sau­vage fut grande et pro­fonde. Jamais nous n’a­vions ren­con­tré sur nos pas un plus magni­fique témoi­gnage de l’ins­ta­bi­li­té des choses humaines et des misères de notre nature. Ici c’é­tait bien encore une soli­tude, mais l’i­ma­gi­na­tion, au lieu d’al­ler en arrière et de cher­cher à remon­ter vers le pas­sé, s’é­lan­çait au contraire en avant et se per­dait dans un immense ave­nir. Nous nous deman­dions par quelle sin­gu­lière per­mis­sion de la des­ti­née, nous qui avions pu voir les ruines d’empires qui n’existent plus et mar­cher dans des déserts de fabrique humaine, nous, enfants d’un vieux peuple, nous étions conduits à assis­ter à l’une des scènes du monde pri­mi­tif et à voir le ber­ceau encore vide d’une grande nation. Ce ne sont point là les pré­vi­sions plus ou moins hasar­dées de la sagesse. Ce sont des fait aus­si cer­tains que s’il étaient accom­plis. Dans peu d’an­nées ces forêts impé­né­trables seront tom­bées. Le bruit de la civi­li­sa­tion et de l’in­dus­trie rom­pra le silence de la Sagi­naw. Son écho se tai­ra… Des quais empri­son­ne­ront ses rives, ses eaux qui coulent aujourd’­hui igno­rées et tran­quilles au milieu d’un désert sans nom seront refou­lées dans leur cours par la proue des vais­seaux. Cin­quante lieues séparent encore cette soli­tude des grands éta­blis­se­ments euro­péens et nous sommes peut-être les der­niers voya­geurs aux­quels il ait été don­né de la contem­pler dans sa pri­mi­tive splen­deur, tant est grande l’im­pul­sion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière d’un nou­veau monde.
C’est cette idée de des­truc­tion, cette arrière-pen­sée d’un chan­ge­ment pro­chain et inévi­table qui donne sui­vant nous aux soli­tudes de l’A­mé­rique un carac­tère si ori­gi­nal et une si tou­chante beau­té. On les voit avec un plai­sir mélan­co­lique, on se hâte en quelque sorte de les admi­rer. L’i­dée de cette gran­deur natu­relle et sau­vage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triom­phante de la civi­li­sa­tion fait naître. On se sent fier d’être homme et l’on éprouve en même temps je sais quel amer regret du pou­voir que Dieu nous a accor­dé sur la nature. L’âme est agi­tée par des idées, des sen­ti­ments contraires, mais toutes les impres­sions qu’elle reçoit sont grandes et laissent un trace profonde.

Alexis de Toc­que­ville, Quinze jours dans le désert
Folio Gallimard

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