Bir varmış, bir yokmuş. Voilà. Nous y sommes. Les lubies d’une collègue qui revient de voyage, un guide touristique datant de 2007 et qui contient quelques informations fausses (il existerait une synagogue toute en bois à Fener qu’on pourrait visiter, elle n’existe plus depuis 1937 et était construite en pierre), la lecture de mes carnets de voyages sur mon blog, et la souvenir de la lecture d’un livre de William Dalrymple sur les écrits d’un moine chrétien d’Orient du VIè siècle, un beau livre d’art caché dans la bibliothèque, le souvenir d’un livre lu en 2012, celui d’Alain Nadaud, L’iconoclaste, alors que je battais le pavé d’Istanbul, dans les quartiers sud de Sultanahmet, la lecture actuelle du Dictionnaire amoureux d’Istanbul de Metin Arditi… Voici les ingrédients de cette journée ensoleillée un peu fraîche, où tout m’invite à repartir. Il me semble que la dernière fois que je suis parti à l’étranger, c’était en 2018, et le virus du départ commence à fourmiller. Alors oui, ça chatouille, ça commence à frémir.
Avant tout, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance.
Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir
by Hesperion XXI et Jordi Savall | Cantemir Dimitrie (1673–1723)
Après une année pour le moins compliquée — je ne me plains pas, il y a des situations bien pires —, tout se stabilise, tout redevient normal, même si au fond, je sais que ce qui est perdu ne peut redevenir la normalité.
Dès lors, une nouvelle vie, un nouveau cycle se met en place. Il faut que tout redevienne comme avant. Et dans le démarrage de ce nouveau cycle, il y a ce frémissement, cette envie incontrôlable de partir, cette fabrication d’anticorps contre la morosité qui me contrôle.
En turc, les contes débutent toujours par ces mots : Bir varmış, bir yokmuş. Il était une fois, et une fois il n’était pas. Ici, l’absence définit le présent. Réalité et inexistence sont d’une même importance. Plus encore, la forme utilisée pour les deux verbes, varmış et yokmuş, est celle du qu’en-dira-t-on, un temps propre à la langue turque qu’on appelle miş li geçmiş soit : « le passé en miş » : il semble que… il paraît que… Plus précisément : on raconte que… La forme directe aurait été : Bir vardı, bir yoktu. Mais ici, le sens doublement plus trouble : il semblerait qu’il y avait une fois, et il semblerait qu’une fois il n’y avait pas. Et moi, qui vous raconte cette histoire, je ne suis sûr de rien, pas même de mon incertitude. Descartes n’est pas né à Istanbul. Cette coexistence de contraires mêlés de flou se retrouve sans cesse dans la langue. Pour « Quelles sont les nouvelles ? » on dira : Ne var, ne yok ? Soit : « Qu’y a‑t-il et que n’y a‑t-il pas ? » Pour dire de quelqu’un qu’il a accompli une tâche sans y consentir, on usera de l’expression : Ister istemez. « Il le voulait et il ne le voulait pas. » Lorsqu’en français on dit : « Quoi qu’il arrive », en turc, ce sera : Ne olur, ne olmaz, soit « Quoi qu’il advienne, et quoi qu’il n’advienne pas. » Enfin, si l’on est allé faire des achats, on dira qu’on a fait des alış, veriş. Littéralement, des « acquis et des cessions ». Des achats et des ventes. Qu’une telle dualité se retrouve si souvent dans la langue en dit long sur sa subtilité, autant que sur l’insaisissabilité de la pensée qu’elle exprime.
Trois noms pour une ville qui en contient des centaines. Mille visages qui traduisent une histoire des plus chaotiques, des déplacements de populations frénétiques au fur à mesure des histoires de dominations pour un lieu à la confluence des continents, des langues, des mers. Un endroit unique au monde dont le nom vient du grec, εις την Πόλιν,eis tên Pólin, dans la ville. Tout simplement. Dans la ville… tout est fait comme si le mot le plus important était LA ville. Il faut en fait remonter à l’époque de Byzance, avant que Constantin n’en fasse la deuxième Rome puisqu’il était d’usage qu’on l’appelle Βασιλὶς τῶν πόλεων, Basilìs tỗn póleôn, la Reine des Villes, ou plus sobrement ἡ Πόλις, ê Pólis, La Ville. En toute sobriété.
Il serait illusoire de croire que la ville de Constantin existe encore. Constantinople appartient à l’histoire, un simple fragment qui ne dit pas grand-chose de ce que fut la ville. Ce serait comme visiter Paris et imaginer y croiser des tanneurs sur le bord de la Bièvre. Ce serait également illusoire de croire que la ville serait encore parsemée d’églises datant d’avant 1453, date de la prise de la ville par les Turcs. Oh certes il est reste quelques unes, dont la plus célèbre est Sainte-Sophie, et si l’on peut encore en voir quelques unes, converties en mosquées ou non, la plupart se trouvent à six pieds sous terre, ensevelies, détruites par le feu ou le remploi pour d’autres bâtiments.
Mais ce n’est pas ce qu’on vient chercher à Istanbul, en tout cas pas complètement. On y vient pour la douceur de la vie sur les rives du Bosphore, le verre de thé accompagné de baklavas à la pistache à la terrasse d’un café ensoleillé alors que le muezzin lance son plus beau chant dans une indifférence quasi-générale, à moins que ce ne soit une contemplation profonde qui ne dit pas son nom. On y vient pour ses quartiers enchevêtrés, ses konak et ses yalı, ses rues qui n’arrêtent pas de monter et parfois de descendre. Mais surtout on vient ici pour y voir des visages et des sourires, pour prendre le temps de ne rien faire d’autre que de profiter d’être là.
En fait, on y va uniquement pour manger un sandwich au maquereau grillé (balık ekmek) en buvant un Turşu suyu à Eminönü, au pied de la Yeni Camii. Le reste n’a que peu d’importance, ce n’est que du patinage artistique.
Histoire de sourire un peu, de se cultiver et d’être horrifié parfois, je redonne ici en lecture les six articles écrits d’après le livre d’Alain Nadaud, L’iconoclaste. Ce livre est un puits de science pour qui veut se pencher sur l’histoire de Constantinople et de ses empereurs facétieux, en pleine tourmente de la querelle des images, entre iconoclastes et iconodoules. Un régal à lire sans modération.
Voilà, une nouvelle aventure est en route. Je compte les jours avant le départ, avec beaucoup d’attentes, beaucoup d’envies, trop peut-être. J’ai commencé mon carnet de voyage alors que je ne suis même pas encore sur le départ.
Déjà je me prends à rêver de manger des böreks sur le bord du Bosphore, de boire un thé à la terrasse du café Basin, non loin de Beyazit, de sentir l’odeur du poisson frit à Eminönü, de sucer le sucre liquide des baklavas à côté de la Rustem Paşa Camii, fouiller dans les bacs à livres pour trouver de vieux corans au marché aux livres, de flâner parmi les étals du marché de Kadıköy, d’écouter sans rien faire d’autre le muezzin de la Yeni Camii, de regarder les gens marcher dans la rue et les vieux jouer avec leur tesbih, et tout simplement de laisser le soleil turc caresser ma peau en prenant le temps de ne rien faire.
Il n’y a pas vraiment de hasards, il n’y a que des correspondances. Et de correspondance, cette fois-ci, il est question dans le dernier livre de Sébastien de Courtois, Lettres du Bosphore. Pour avoir déjà lu et parlé de son livre, aux mêmes éditions (Le Passeur), Un thé à Istanbul, je m’attendais avec ce titre à une nouvelle ode de l’auteur à sa ville de cœur, à la ville dans laquelle il vit depuis des années, et où il raconte ses rencontres sur fond de foi religieuse, d’amour de l’autre et peut-être aussi d’amour tout court… Si les thèmes sont les mêmes, cette correspondance est cette fois-ci plutôt un échange entre lui et sa ville, et plus globalement la Turquie qu’il est en train de voir changer sous ses fenêtres qui donnent sur la ville.
Le livre n’est pas encore sorti qu’on me propose de le lire, chose que je ne saurais refuser. Je m’impatiente, je guette ma boîte aux lettres dans laquelle je finis par recevoir un pli rembourré de papier bulle. Le livre est là, sur ma table de salon, à côté des premiers brins de muguets que j’ai jetés dans un petit vase. Hasard du calendrier — est-ce vraiment un hasard ? — le livre qui vient d’arriver correspond à une autre date. Nous sommes le 17 avril. Déjà, le matin, je me réveille un peu étourdi, furieux, triste, mal à l’aise. La Turquie (enfin, seulement 51%) vient de voter les pleins pouvoirs au chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdoğan, le 16 avril, c’est encore tout frais. Étrangement, un livre qui est sur le point de sortir en librairie ne peut en aucun cas parler de l’actualité immédiate, ce serait inquiétant, et c’est pourtant de cela dont il est question. Pas de l’événement en lui-même, mais l’observation de l’intérieur de la lente et inexorable chute d’un pays. Encore une fois, les Lettres du Bosphore de Courtois ne sont pas une réquisitoire, elles gardent la prudence de l’observateur dans un monde qui a sérieusement besoin qu’on lui accorde l’attention du sentiment objectif et le froideur d’un regard sans concession. Et également la douceur parfois amère de l’affect. On n’est jamais autant touché que lorsque ce que l’on aime profondément prend une tournure acide et dire que de Courtois aime la Turquie est un doux euphémisme. Ce n’est pas un amour de touriste, ni un amour patrimonial, encore moins un amour folklorique, mais un amour profond, pour son peuple, sa culture, ce qu’il remue au tréfonds de la chair, même lorsqu’il est teinté de hüzün…
Premier chapitre, l’opium du peuple, 6 novembre 2015, le décor est planté. La situation politique est inquiétante. Pour celui qui regarde des deux côtés de la lorgnette, les frissons parcourent l’échine. On pourrait se contenter d’écouter les médias, mais lorsque le cri de détresse provient de l’intérieur et qu’on a la possibilité d’y voir plus clair par soi-même, on ne peut faire autrement que de se cacher le visage dans les mains, de peur, d’incompréhension, de tristesse teintée de colère.
J’ai du mal à lire le livre d’une traite. Si Un thé à Istanbul était un livre plutôt enthousiaste et amoureux, les Lettres du Bosphore sont animées d’une rage sourde. Au même moment, le calendrier électoral en France se précise. Je me rends vers la mairie de ma ville en ce dimanche 23 avril pour le premier tour des présidentielles. Il fait beau même si la fraîcheur est encore bien présente. Je ne peux m’empêcher de penser à mes amis restés en Turquie qui ont fait le même geste une semaine auparavant, dans d’autres circonstances, mais eux y sont allés la peur au ventre, le regard inquiet. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il ne faudrait finalement pas grand-chose pour que les choses basculent du mauvais côté. Jusqu’à 20 heures, je traîne dans mon jardin, feignant de d’arracher les pissenlits et le plantain qui commencent à pousser dans les massifs, arrosant les hortensias qui ont déjà soif. Il n’a pas beaucoup plu. 19h59, je me pose devant la télé pour voir apparaître les deux visages. On y est. L’horreur est à portée de main. Qui a fait ça ? Qui a fait en sorte qu’on en arrive là ? Mon regard se tourne vers Istanbul. Tout est si facile. Je pense à ces simples mots… «élu par le peuple »… oui ! Mais par quelle conscience ? A quel point peut-on avoir le regard embrumé pour se tourner vers de telles extrémités ? Viktor Orbán a été élu par le peuple, Vladimir Poutine aussi, Islam Karimov de même, Hugo Chávez, Charles de Gaulle aussi (ce qui ne l’a pas empêché de dire des saloperies sur les Algériens, ce qui ne l’a pas empêché de faire des saloperies et de se comporter comme un dictateur avant de se faire mettre à la porte par le même peuple qui l’avait élu…). Tout se brouille en moi, je me dis qu’il vaudrait mieux que je retourne à mes lectures.
En septembre 2015, je lisais le livre magistral de William Dalrymple, Dans l’ombre de Byzance. Formidable plongée dans les histoires inconnues des Chrétiens d’Orient et de leur place dans le monde moderne. Loin de faire du prosélytisme, loin de me préoccuper du sort des croyants, de quelle confession qu’ils soient, je m’inquiète toujours du sort de ceux qui sont pourchassés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils espèrent. Le souvenir de ce livre me rend encore plus amer au souvenir des manigances d’un état pour effacer les traces gênantes dans l’optique de la construction d’un nouveau récit national. Je ne m’y attarde pas, il suffit de retourner dans ces pages pour comprendre ce qui se passe et qui ne se dit pas.
Je parlais de lucidité plus haut. De Courtois fait le même constat, lui qui était à Istanbul le jour où des touristes ont été assassinés dans l’attentat de Sultanahmet :
Le conflit s’annonce féroce. Alors qu’il y a moins de dix ans, à l’est, les choses se passaient plutôt bien : la Turquie et la Syrie avait supprimé les visas, les bourgeois d’Alep venaient faire leurs courses à Gaziantep, Bachar al-Assad était le « frère » de Recep Tayyip Erdoğan, et le gouvernement turc entamait un processus de paix avec les Kurdes. Il était même question de réouvrir la frontière turco-arménienne ! Erdoğan aurait pu rester dans l’histoire pour de bonnes choses, mais en quelques années, c’est le contraire qui s’est passé. Radicalement. D’une politique de « zéro problème avec ses voisins », le pays est allé dans la direction inverse en s’impliquant dès 2011 dans la guerre civile syrienne. Le refoulé est revenu au grand galop avec des diatribes nationalistes d’un autre temps. Aux ordres, les médias continuent de relayer la propagande officielle, celle d’une vaste théorie du complot faisant de la Turquie un pays assiégé, ce qui relève du pur fantasme. A Istanbul, l’attentat de mardi n’était qu’un rappel de ce déni, une preuve flagrante qu’il ne s’agit pas d’être seulement optimiste ou pessimiste, mais le besoin d’une indispensable lucidité.
Entre deux tours. Le pays se déchire pour savoir s’il faut s’abstenir, voter blanc, prendre parti, ne pas prendre parti. C’est un vaste chantier, je ne reconnais plus mon pays. A l’instar de ces étiquettes collées sur les paquets de cigarettes, on pourrait presque coller sur les affiches électorales : Se cultiver nuit gravement à l’ignorance… C’est ce que j’ai en tête lorsque j’entends des gens de mon pays dire que les Arabes sont une sous-race, que les Musulmans ne sont pas comme nous, que l’immigration est le cancer de notre société. Il y a des terroristes partout !!! Sentir la peur s’insinuer sous les moindres replis de sa chair, quelle jouissance pour ceux qui l’instillent !!! L’histoire se répète, nous sommes en train de sombrer alors qu’il était si facile de faire en sorte que tout se passe bien.
Comme le dit de Courtois, un peuple est libre de choisir son gouvernement, est libre de choisir sa liberté, de choisir entre les ténèbres et la lumière. N’empêche… La liberté, c’est choisir la longueur de ses chaînes et il semblerait que celles choisies soient incroyablement courtes… Et le pire, c’est qu’on se doute de ce qui va se passer après ; le rétablissement de la peine de mort (pratique pour les opposants), endurcissement de la religion (j’ose à peine y penser), concentration des pouvoirs politiques, bref, c’est le démantèlement systématique de l’héritage d’Atatürk. La liberté se paie cher :
A l’écart, Dündar griffonne quelques lignes sur son carnet. Élégant, une barbe poivre et sel, il porte un costume sombre sur une cravate noire. Le deuil de la démocratie turque ? « Oui, d’une certaine manière, répond-il d’une voix timide et amusée. Au cours du premier mois de ma détention j’étais en isolement total, mais par la fenêtre de ma cellule, je voyais la liberté… Chez moi, c’est le contraire, ma fenêtre donne sur un cimetière et sur le palais de justice, les deux endroits où finissent normalement les journalistes en Turquie. »
Sébastien de Courtois a des attaches profondes, il parcourt le pays en amoureux transi qui a pour lui cette sauvage conscience que l’incroyable complexité du pays qui l’a adopté va au-delà de l’opposition politique. Heureusement, il n’est pas question que de géopolitique, même si c’est vraisemblablement ce qui paraît le plus inquiétant aujourd’hui, alors que les dernières années connaissaient un aller simple vers la sérénité. On se frotte les yeux en se demandant comment on en est arrivé là. Cet amour se compose de dialogues avec ceux qui sont aujourd’hui les observateurs du monde, les intellectuels, les écrivains, mais aussi avec ceux qui vivent leur vie de tous les jours, sans distinction.
Je n’attendrai pas le second tour des élections présidentielles dans mon pays pour finir le livre, j’ai tout à coup envie de décorréler l’actualité de mes lectures, ne pas en faire de sombres amalgames et écouter les meilleures pages du livre, l’écriture à la fois sucrée et intransigeante de de Courtois, en tirer la sève pour m’en nourrir et espérer encore que les choses peuvent changer. En cet instant, je pense à Sumru, à Sıtkı, à Emin, Mehmet, Firat, Nihat, Sadık, Abdullah, Fatoş et Bukem, à tous ceux rencontrés sur le bord du Bosphore ou dans les montagnes de Cappadoce et qui sont devenus mes amis, qui eux, alors qu’ils vivent dans ce grand et beau pays que l’on ne connaît encore pas assez vu d’ici, continuent de croire que le pire est passé. Je me plonge jusqu’à l’endormissement dans les déambulations de l’auteur au cœur des meyhane, dans les rues où l’on joue au tavla sur les trottoirs et où l’on boit du çay et (pour l’instant encore) du rakı, et où l’on entend encore parfois les envolées charmantes du bağlama.
La Turquie est un pays qui se mérite, il n’est pas une simple étape de vie, une destination parmi d’autres, mais un choix, une expérience. Il faut en accepter le pire pour comprendre le bien, lire, se renseigner, goûter les plats et courir la campagne. Les saveurs y sont puissantes. […] Si les Turcs ont une leçon à nous donner, c’est bien celle de la joie de vivre.
Lettres du Bosphore- Sébastien de Courtois aux éditions Le Passeur
Bulletin météo de la journée (samedi 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humidité : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humidité : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humidité : 54% / vent 22 km/h
C’est aujourd’hui le dernier jour du ramadan (ramazan), un jour vécu à la fois comme une libération et comme un renouveau, après un mois lunaire éprouvant pour les corps et les esprits, un mois censé mettre son âme à l’épreuve et purifier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’astreignent à ne pas manger et surtout à ne pas boire pendant ces longues journées torrides. Ramadan, c’est aussi l’occasion de se retrouver tous ensemble dans la rue et partager ensemble dans une ambiance chaleureuse son repas dès lors que le muezzin a commencé sa longue complainte, qui sur l’hippodrome, entre Sultanahmet Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éternité qui transperce le cœur et donne la chair de poule, malgré la sueur qui continue de dégouliner sur mon corps et la chaleur insensée. Je regardais hier soir les belles femmes endimanchées (ou plutôt enramadanées) dans leurs manteaux longs traînant par terre, boutonnés jusqu’au col dans lequel est coincé un foulard serré qui leur enserre le visage. Comment supporter la chaleur dans ces conditions ? Certaines sont visiblement à l’aise financièrement, mais on sent clairement le poids de la tradition ; ce n’est pas ici que traîne la jeunesse stambouliote émancipée.
Il fait nuit, une nuit noire, mais certainement pas calme. Les minarets de Sultunahmet, tendus comme des chandelles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’entends comme un craquement dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muezzin entame sa longue plainte en suppliant le nom d’Allah. Le nez dans l’oreiller, un œil à moitié ouvert, il ne me viendrait jamais à l’idée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, malgré l’heure, malgré la fatigue et je me rendors avant que les derniers mots soient prononcés.
Avant d’aller déjeuner, je m’installe quelques instants sur le toit d’hôtel où personne ne vient, le soleil a déjà commencé à chauffer le zinc des toitures sur lesquelles les pattes des corbeaux (kuzgun) grincent dans un petit cliquetis désagréable. Le monde s’arrête ici, comme dans tous les lieux sur lesquels je me suis reposé pendant ce voyage. Je me sens vidé, incapable d’en absorber davantage ; la coupure devient inévitable. Marmara brûle à main droite, laissant pantelantes les silhouettes des cargos qui attendent leur tour pour franchir le Bosphore, dans un air mâtiné des traces de gas-oil consumé. Sultanahmet Camii, à main gauche et du haut de ses six minarets, flamboie comme une armée de lances au lendemain de la victoire et malgré sa pierre grise et sombre, renvoie une lumière aveuglante qui fait pleurer mes yeux fatigués.
J’irai voir ce matin le tombeau de celui qui a donné son nom à la grande Mosquée Bleu, le Sultan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et derrière la fontaine. Il était encore en travaux la dernière fois que je suis venu et je m’engouffre dans ce mausolée spacieux où reposent le Sultan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cercueils recouverts de feutrine verte et à la tête desquels se trouvent les turbans blancs indiquant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs dessinés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visité les tombeaux qu’on peut voir dans l’enceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…
Mais je repère quand-même quelques douceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majestueuse me donne à voir des étoiles de bois incrusté d’ivoire et de nacre, dans un mélange étonnant de couleurs simples, primitives, associé au cuivre des poignées et des gonds, des serrures et des ornements. La céramique d’Iznik commence à me sortir par les yeux, même si je reconnais que la multiplicité des motifs m’impressionne à chaque fois un peu plus, surtout depuis que je sais que les vrais carreaux authentiques sont fabriqués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des tonnelles de la ville méditerranéenne. Pas moins de vingt-sept opérations sont nécessaires pour produire ces motifs à la simplicité enfantine.
Pour ce dernier jour, j’ai décidé de visiter à nouveau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incompréhensible. La plus grande église du monde en dehors du monde chrétien est une ode aux croyances barbares, un lieu saint qui a survécu aux hommes, aux religions, aux tremblements de terre — qui sait pour combien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syndrome de Jérusalem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle religion il est question, je me sens comme envahi par une force qui me dépasse et me laisse pantelant sur le bas-côté, vidé de ma substance au profit de quelque chose que je ne peux contrôler et dont la puissance m’étreint. C’est peut-être ce que Mircea Eliade appelle le sacré. Vivre des épiphanies qui ressemblent à des orgasmes spirituels à chaque coin de rue n’est pas donné à tout le monde. Certains en sont même morts dans d’atroces souffrances.
Sous le soleil écrasant, les dômes de plomb du hammam Haseki Hürrem sont d’une grisaille époustouflante, les petits bubons de verre étincelant sur cette pesante carapace. Au pied de la plus grande église du monde chrétien oriental, les empiètements des minarets paraissent comme les pieds gigantesques d’une statue d’empereur romain que le temps aurait façonné jusqu’à ce qu’on n’en voit plus que l’armature. L’ingéniosité de cette architecture qui transforme une base carrée en tour ronde dans une douceur de baklava est là le véritable génie de ceux qui ont dessiné la beauté de cette Istanbul ottomane. La brique rose dans l’ombre du bâtiment semble fraîche comme des biscuits de Reims dans une charlotte à la framboise, mais ce n’est qu’une illusion. Le soleil écrase tout.
Dans le jardin qui entoure l’église, je m’attarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autrefois les alentours et qui, recouverts par une terre tassée par les années de conquête, ont été préservés des saccages. Sur certains d’entre eux, on peut encore voir gravé le nom de Théodose, l’empereur bâtisseur et dernier empereur romain à avoir régné sur l’Empire d’Orient unifié. Des colonnes au chapiteau sculpté dans un style corinthien pur se retrouvent affublées sur leur fut d’une croix latine, absurdité complète qu’on ne voit qu’ici.
L’effet est toujours le même quand on rentre dans l’église, ou non, il est à chaque fois amplifié, parce qu’on s’attend à ce qu’on va y trouver. Une ambiance barbare, brute, sauvage, l’élément le plus représentatif de l’art byzantin dans toute sa splendeur, en terre musulmane de surcroît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y comprend plus rien, si tant est qu’on tente de percer le mystère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lancer un avertissement. Son imposante stature écrase celui qui entre ici. Misérable vermisseau, prosterne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas rester trop longtemps ; personne ne songerait à tambouriner dessus pour l’ouvrir. Certaines portes latérales du narthex ne sont plus de style byzantin mais présentent une forme d’ogive telle qu’on en voit sur les bâtiments ottomans. Qui brouille ainsi les pistes ?
Dans ce narthex déjà parcouru, mon regard se perd dans les marbres colorés, veinés comme une peau diaphane sous laquelle on verrait le sang couler alors que ce sont certainement des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répandus suite aux querelles des images et aux invasions successives… Sous les pilastres bordés d’une frise florale représentant certainement des vignes, symbole christique par excellence, ce sont des plaques incrustées de couleurs qui déjà annoncent les volutes florales des céramiques d’Iznik, les contours des portes sont capitonnés de gros clous de bronze, censés tenir la structure pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient parfaitement en place. Sur une porte en bronze, un vase contenant deux feuilles stylisées et confrontées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits carreaux dorés, recouvrant savamment les renflements de la structure, s’ornent parfois de feuilles enroulées, motifs qui alternent un peu avec les croix omniprésentes. Ici c’est un trou de serrure qui m’intrigue, laissant supposer des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’écritures arabes, recouverte d’une chape de bronze. Tous les matériaux d’ici sont des matières hautement nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Proconnèse, le porphyre rouge sang, la lumière, l’or.
Ici encore, ce sont des plaques marquetées de marbres, un vert sombre et granuleux pour le fond, un veiné jaune et rouge pour donner du relief, un porphyre pour remplir un disque, un vert fin et clair pour les volutes florales… Au dessus d’un pilastre, c’est ici une reproduction d’église en miniature, certainement Sainte-Sophie elle-même, une croix représentée au milieu, entre des rideaux qu’on imagine être de pourpre impériale. Entre chacune des plaques de marbres, c’est un frise faite de carrés alternés donnant l’impression d’une dentelle ; lorsque la pierre se fait tissu…
Et puis, changement de décor, nous sommes dans une mosquée. Derrière les cuivres découpés d’étoiles, les pointes des flèches tendues vers le ciel se terminant par un croissant de lune, lui aussi pointant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Allah, les vitraux d’un pur style ottoman. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nouveau sur la dentelle de pierre grise, fleurs infinies qui donnent le vertige, sur le sol à nouveau, de gigantesques disques de marbres colorés qui font comme des bulles sous le vide immense de la coupole. Une pièce est ouverte sur le côté du narthex et j’accède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horologion, là où se trouvent les psautiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recouverts de céramiques ottomanes. Au plafond, je découvre des anneaux scellés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au travers des lucarnes, un chat reste là, assis, se laissant caresser par tous ces gens grossiers qui osent venir ici.
Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trouver autrefois une porte, la trace d’une main prise dans la couleur de la pierre. Fascinant, et surtout, incompréhensible. C’est là que réside le mystère de ce magnifique monument, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se donner la peine de découvrir. Ces lustres imposants descendant du ciel comme des soucoupes volantes, rappelant les plus grands mystères des livres d’Ezechiel et d’Enoch…
Certaines des colonnes sont cerclées, les autres pas. Et puis au bas des certaines d’entre elles, des frises grecques qui, aux jointures sont comme des swastikas. Est-ce que les autres regardent aussi par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours auparavant dans les tréfonds de la Cappadoce, notamment à Mustafapaşa sur l’église Saint Constantin et Sainte Hélène. De la loge impériale on voit les arches de soutènement en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épuisé de tous ces détails, j’ai l’impression de vaciller et l’espace d’un instant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de partir d’ici est le plus fort. La chaleur m’a rincé, exténué, l’émotion a, quant à elle, été la plus forte et encore maintenant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’asseoir pour ne pas tomber… Quelques instants…
Au centre d’un des séraphins brûle un cœur d’or. Les séraphins, ces êtres redoutables, divins et pourtant toujours destructeurs, objets de fantasmes, délicatement représentés par des plumes bleues tentatrices… Sous mes mains, sur la rambarde de marbre, une inscription en grec que je n’arrive plus à déchiffrer. Peut-être une revendication d’un insurgé de l’époque de la Sédition Nika… Et puis au-dessus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les renflements entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je profite des fenêtres ouvertes pour m’extasier depuis ici sur ces minarets tendus comme des arcs, dépassant des rotondes. Sur les murs du narthex, on trouve les plaques gravées des décisions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque compréhensible. Monogrammes, croix, chrismes, le nom d’Allah, de petits crochets au-dessus des portes qui devaient retenir autrefois des tentures, histoire de ne pas donner un air trop évident aux choses. Chaque émotion en son temps. Cette fois-ci, je dois sortir de l’église et j’emprunte une sortie que je ne connaissais pas, la Belle Porte sur le fronton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majesté. Dehors, c’est le baptistère que je découvre avec sa baignoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’étaient immergés les empereurs de l’Empire Romain d’Orient, dans cette cuve que personne ne visite guère. Et pourtant, c’est tout un symbole.
Pour reprendre mon souffle, je m’assois à l’ombre, engloutissant toute l’eau de ma bouteille, et je me pose pour écouter le chant du muezzin. Je reprends mon chemin pour m’enfoncer vers le Grand Bazar. J’ai un rendez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le vendeur de cuivres. Il m’a fait promettre de revenir pour m’offrir un kebab que nous mangeons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est censé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, histoire de faire comprendre que c’est fermé pendant l’heure du repas, improvisée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au plafond, un simple vantail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « ottoman air conditionning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrairement à ma dernière visite, il a laissé poussé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indépendant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa moustache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil malicieux et tendre. Nous échangeons quelques mots dans un anglais qu’il maitrise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pendant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du marché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’avais pris dans mes bras au mois d’avril. Il a grandi à présent, mais c’est le même, j’en suis certain. Il passera peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écraser par une voiture sur Divan Yolu.
Au pied de la belle mosquée Beyazıt Camii, la mosquée construite par le sultan Bajazed II, successeur du conquérant Mehmet II et destitué par son fils Selim, se trouve un marché d’un genre particulier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et surtout un incroyable marché au tesbih, ces chapelets le plus souvent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aussi, mais pas à Istanbul) s’amusent à égrener toute la journée pour s’occuper les mains. Ici, on échange des regards, on négocie ferme, on s’engueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tesbih rejoignent les mains caleuses de leurs nouveaux propriétaires. Je m’amuse à regarder les visages des hommes, certains émaciés et burinés, d’autres avec un seul œil restant, certains rondouillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquiétants presque. Ces visages soit barbus, soit moustachus, soit pas vraiment rasés, ont parfois la douceur des heures débonnaires.
La fin de journée arrive, la chaleur, elle, ne descend pas. Le soleil tanne ma peau bien brunie par plus trois semaines passés dans cette fournaise turque ; pas aussi fort toutefois que dans la baie de Kekova ou sur les hauteurs de Pamukkale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décroissant, les gens circulent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monument majestueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’odeur des maquereaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bonheur de sentir cette odeur âcre revenir me chatouiller les naseaux. Je n’arrive plus à quitter cette place qui, décidément, reste mon lieu d’amarrage préféré. Ici, tout semble converger ; ceux qui descendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sultanahmet par le tram, ceux qui viennent de Galata depuis l’autre côté du pont… Carrefour inévitable, croisement de toutes les intentions, c’est Eminönü. Je reste à m’extasier devant les vapuru qui patientent sur le quai en crachant leur immonde fumée crasseuse, portant chacun des noms de personnalités de la ville, puis devant les vendeurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pectorales cousues de sequins brillants et les vendeurs de moules démesurées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on mangerait des huîtres sur le port de Cancale. Dans une rue un peu reculée, je mange un baklava accompagné d’un thé et d’un Sirma au citron. Je m’amuse en regardant les voitures dans lesquelles s’entassent parfois une bonne dizaine de personnes sous les cris des corbeaux.
Je décide, une fois n’est pas coutume, d’aller diner sous le pont de Galata. Une multitude de restaurants s’est installée sous la route, un étage inférieur qui fait penser aux anciens ponts parisiens ou au Ponte Vecchio de Florence, sauf qu’ici on passe sur une coursive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-dessus de nos têtes. Je m’arrête à une terrasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colorée qui donne au Bosphore une couleur rouge sang. C’est un de ces restaurants qui ne sert pas d’alcool, ramadan ou pas. Moi qui voulait boire une Efes Pilsen, je me contenterai ce soir d’un jus d’abricot (Kayısı suyu) et d’un maquereau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voitures passant au-dessus et les cris des gamins, enrobés dans les mélopées des hauts-parleurs vendant leur Bosphorus tour !!!! Bosphorus tour !!!! commencent à me taper sur les nerfs. Je ne supporte plus le bruit de cette ville infernale que j’aime tant. Il est temps pour moi de partir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se reposer ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous éreinter, vous essorer comme ces carpettes élimées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les promenades sétoises.
Je retourne à l’hôtel, en empruntant le tunnel dévasté passant sous la route d’Eminönü, en passant devant un reste de mur byzantin, au pied de la Mosquée Bleue, devant des manières de maisons kurdes qui sont en réalité la façade d’un restaurant d’où sort une plainte douce accompagnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istanbul et je me demande déjà comment je vais faire pour revenir à Paris. Je veux dire, comment je vais faire pour revenir dans mon élément naturel après autant de chambardements et d’émotions. La prochaine que je viendrai ici, je chercherai les morceaux de moi que j’ai laissés sur place.
A peine refermé le livre de Stephen Greenblatt, Quattrocento, j’ai déjà le nez dans autre chose. Fasciné par l’histoire de Poggio Bracciolini qui a redécouvert le manuscrit de Lucrèce, ce n’est pas pour autant que l’envie se fait ressentir de lire le long poème épicurien du poète romain. Bien au contraire. Il faut se contraindre à ne pas se laisser dorloter par la facilité du quotidien et ne pas arrêter le mouvement tant qu’il est encore possible. S’arrêter c’est mourir. La nécrose de l’esprit, et tout ce qui en découle ; l’ombre, les ténèbres, la mort de soi et des autres par voie de conséquences.
Sur mes étagères traînait un livre que j’avais acheté uniquement à cause de son titre : Dans l’ombre de Byzance. L’auteur, un certain William Dalrymple, est un spécialiste de l’Inde et du Pakistan, de l’histoire coloniale britannique et fin connaisseur de l’histoire des Chrétiens d’Orient. Évidemment, il n’en fallait pas plus pour je me plonge dans cette lecture, mais comme tout bon livre, il faut parfois le laisser maturer sur son étagère, pour qu’il se bonifie, qu’il prenne la poussière et un peu d’âge, et en même temps un peu d’âme. Inévitablement, je fais des allers et retours entre les pages du livre, mon grand carnet rouge (Leuchtturm 1917 avec pages numérotées et index) et ma tablette, et je me laisse emporter dans une lecture/apprentissage qui peut durer des heures. Réveillé bien avant que mon réveil-matin ne m’extirpe du sommeil, je suis déjà en boule sur mon canapé, lové entre les coussins et les plaids, assis en tailleur et le nez entre les pages et l’écran. Internet est peut-être un instrument de malheur pour certains et un immense fourre-tout nauséabond en règle générale, mais pour moi, depuis que j’y ai fait mes premiers pas en 1996, je n’ai cessé d’y trouver une source d’inspiration et de connaissances dans laquelle il faut savoir naviguer pour ne pas se perdre et surtout, un puits sans fond dans l’imaginaire de l’histoire mondiale.
Le soleil s’est levé à l’instant même où je me suis mis debout et que j’ai étiré mon corps un feu fourbu. Je suis resté quelques instants là à admirer l’astre bienveillant sortir de son trou et me remplir de bonheur… Pendant quelques minutes, je suis resté ébloui par cette lumière aveuglante, incapable de me diriger dans la maison, mais tellement heureux. Ça ne tient finalement pas à grand-chose.
Giovanni Battista Piranesi — Les antiquités romaines — Tome 3 planche XIX — Grande urne de porphyre avec son couvercle trouvé dans le mausolée de Sainte Hélène et autrefois conservé dans le cloître de Saint Jean de Latran à Rome, ayant vraisemblablement contenu les restes de l’impératrice Constance
Et je trouve encore le moyen de découvrir de nouvelles choses sur Istanbul, la ville-monde. Côté sombre et côté lumière. Certaines des pierres de Sainte-Sophie (Ἁγία Σοφία) proviendraient des côtes atlantiques françaises, d’autres du Mont Porphyre (pas celui du Canada). J’ai un peu de mal à en retrouver trace dans les sillons du net, mais il semblerait qu’il soit là question du Gebel Dokhan ( جبل الدخان, montagnes de fumée), un lieu isolé, unique au monde, dans lequel on trouve cette pierre rouge inimitable et d’une qualité exemplaire telle qu’on l’appelle Porphyre Impérial. Le Gebel Dokhan est situé à quelques 140 kilomètres du Nil, en plein cœur du désert de l’Égypte orientale, à 1600 mètres au-dessus du niveau de la mer. J’apprends également qu’en 2003, une exposition temporaire dans les salles de Louvre mettait le porphyre à l’honneur. Le porphyre est une pierre si noble qu’elle mérite qu’on s’y arrête quelques instants et qu’on en lise l’entrée dans le livre de Charles-Joseph Panckoucke ; Encyclopédie méthodique : Antiquités, Mythologie, Diplomatique des Chartres et Chronologie. Et il ne faut pas oublier que le mot lui-même est issu du grec πορφύρα qui désigne la couleur pourpre, par essence couleur impériale.
Saint Polyeucte ressuscité
On dit aussi que Justinien fit construire Sainte Sophie pour concurrencer une des plus belles églises de Constantinople : Saint Polyeucte (Polyeuktos). Il ne reste aujourd’hui rien d’autre de cette église que des chapiteaux éparpillés dans un jardin public et quelques arches dépassant du sol servant de latrines publiques. On parle d’un bâtiment carré de près de cinquante mètres de côté et certainement d’un toit charpenté plutôt que d’une coupole et de cinq nefs en tout. Les fondations de cette splendeur passée ont été redécouvert en 1964 au gré de fouilles archéologiques hasardeuses (photos de l’excavation, article en turc) et on sait de sources sures que certains de ses pilastres ont été remployés dans la façade du portail sud de Saint-Marc de Venise. Ils sont connus sous le nom de Pilastri Acritani (Pilastres d’Acre) qui viennent en réalité de Constantinople, suite au sac de la ville par les Croisés en 1204. Aujourd’hui, les quelques restes sont en train de retourner doucement à la terre dans l’indifférence générale qui traduit bien l’esprit dans lequel le gouvernement actuel se trouve en matière d’action culturelle.
Mosaïque de San Vitale de Ravenne — Portrait de l’impératrice Théodora
Et puis j’ai trouvé quelques petites choses croustillantes, concernant notamment un certain Procope de Césarée (Προκόπιος ό Καισαρεύς) qui passa sa vie à décrire le règne de Justinien avec force détails et dans un style tenant plus de la propagande que du compte-rendu objectif tout au long de huit épais volumes (Les guerres de Justinien, les Édifices), et qui sur la fin de sa vie se compromit complètement dans un ouvrage qui ne fut publié pour la première fois qu’en 1623 à Lyon et qui fut exhumé auparavant, allez savoir pourquoi, des étagères poussiéreuses de la Bibliothèque Vaticane. On suppose que l’Histoire secrète devait circuler sous le manteau à l’époque de Procope, qui, après avoir passé son temps à servir une soupe tiède pour la postérité, semble se lâcher complètement, dans un gigantesque craquage frisant la pornographie d’État, où il dénonce sans états d’âme les travers plus que licencieux de l’impératrice d’alors, l’intrigante Théodora.
Voici un extrait permettant de donner un peu le ton du reste du texte :
Nulle ne fut jamais plus avide qu’elle de toute espèce de jouissances. Souvent, en effet, elle assistait à ces banquets où chacun paye sa part, avec dix jeunes gens et plus, vigoureux et habitués à la débauche; après qu’elle avait couché la nuit entière avec tous, et qu’ils s’étaient retirés satisfaits, elle allait trouver leurs domestiques, au nombre de trente ou environ, et se livrait à chacun d’eux, sans éprouver aucun dégoût d’une telle prostitution. Il lui arriva d’être appelée dans la maison de quelqu’un des grands. Après boire, les convives l’examinaient à l’envi; elle monta, dit-on, sur le bord du lit, et; sans aucun scrupule, elle ne rougit pas de leur montrer toute sa lubricité. Après avoir travaillé des trois ouvertures créées par la Nature, elle lui reprocha de n’en avoir pas placé une autre au sein, afin qu’on pût y trouver une nouvelle source de plaisir.
Elle devint fréquemment enceinte, mais aussitôt elle employait presque tous les procédés, et parvenait aussitôt à se délivrer. Souvent en plein théâtre, quand tout un peuple était présent, elle se dépouillait de ses vêtements et s’avançait nue au milieu de la scène, n’ayant qu’une ceinture autour de ses reins, non qu’elle rougît de montrer le reste au public, mais parce que les règlements ne permettaient pas d’aller au delà. Quand elle était dans cette attitude, elle se couchait sur le sol et se renversait en arrière; des garçons de théâtre, auxquels la commission en était donnée, jetaient des grains d’orge par-dessus sa ceinture; et des oies, dressées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec; celle-ci ne se relevait pas, en rougissant de sa position; elle s’y complaisait au contraire, et semblait s’en applaudir comme d’un amusement ordinaire.
Non seulement, en effet, elle était sans pudeur, mais elle voulait la faire disparaître chez les autres. Souvent elle se mettait nue au milieu des mimes, se penchait en avant, et rejetant en arrière les hanches, elle prétendait enseigner à ceux qui la connaissaient intimement, comme à ceux qui n’avaient pas encore eu ses faveurs, le jeu de la palestre qui lui était familier.
Elle abusa de son corps d’une manière si déréglée, que les traces de ses excès se montrèrent d’une manière inusitée chez les femmes, et qu’elle en porta la marque même sur sa figure.
A propos d’histoire, je me replonge dans cette ambiance que j’aime tant lorsque je songe secrètement à Istanbul, une ville qui transpire une histoire longue et complexe mais dont on ne peut soustraire toutes les histoires qui la composent. Le monde est ainsi fait que rien ne peut rester figé ; l’histoire est un déroulement si l’on en croit Hegel, une cyclicité si l’on en croit les religions asiatiques, mais peu importe, ce que cela dit c’est que la permanence est une illusion de l’esprit. Le destin des Hommes est de tout perdre. L’Histoire est émaillée de renversements, d’humiliations, de sacrilèges, de destitutions, de bouleversements douloureux et ce que l’on croit stabilisé, apaisé, n’est en fait que le signe des révolutions à venir. Il faut s’en convaincre sous peine de tomber de haut… Le présent n’est en réalité ni plus ni moins que l’entrelacs de plusieurs histoires passées ou présentes, mais n’a rien d’une immanence parfaitement circonscrite. Prenons par exemple l’histoire de la Turquie et plus particulièrement de la ville d’Istanbul. Elles se compose de quatre éléments qui font son présent :
Elle est fortement empreinte de son histoire ancienne qui court sur plusieurs siècles. Ses origines grecques, puis chrétiennes et enfin ottomanes sont autant de jalons qui ont été des changements brusques, donc nécessairement impactants. Si l’on regarde la manière dont le sultan en 1453 lors de la prise de la ville prit soin de conserver les structures religieuses existantes et d’accorder aux populations non musulmanes une place respectable dans la nouvelle société, on s’interroge nécessairement sur la politique d’Erdoğan aujourd’hui.
L’histoire récente est également un facteur important pour comprendre une ville comme celle-ci. Après l’empreinte laissée par Atatürk sur le pays qui, inexorablement s’est tourné brusquement vers l’Occident alors que ses racines se trouvaient en Asie centrale, on a l’impression que le pays est scindé en deux entre les kémalistes pur jus et une population rurale qui progresse depuis l’Anatolie jusque sur les rives occidentales du Bosphore et qui fait dire au photographe Ara Güler qu’Istanbul, aujourd’hui, « c’est de la merde ».
L’histoire politique traine ses casseroles. Le kémalisme et les déplacements de populations turques depuis la Grèce et de Grecs hors de la Turquie ont généré un terrible sentiment d’humiliation et une fracture impossible à soigner entre des populations qui avaient l’habitude de vivre ensemble. L’islamisation radicale de la société, l’augmentation des populations anatoliennes au détriment des populations turco-mongoles, les coups d’état et la dissolution en 1983 du Refah, un parti islamiste et profondément intolérant, et qui a donné naissance à l’AKP d’aujourd’hui dont Erdoğan est le plus féroce défenseur… tout ceci est le terreau d’une « archéologie du ressentiment » qui en train de miner tout doucement le pays. Je ne suis guère optimiste quant à l’avenir de la Turquie.
Et puis la quatrième composante du présent, c’est la « quotidienneté hospitalière inconditionnée », ce qui motive les gens à se montrer hospitalier avec les étrangers, avec ceux qui ne sont pas d’ici et envers qui on se doit d’être bienveillant. Aujourd’hui encore, mais peut-être plus pour longtemps, Istanbul est une ville hospitalière, car c’est une ville de passage, une ville neutre et carrefour, une ville dont les habitants sont fiers et qu’ils représentent encore fièrement comme étant un phare pour les peuples. C’est malheureusement ce qui fera la fin de son histoire.
Voici une belle lecture comme on en trouve trop peu souvent. Un thé à İstanbul n’est pas réellement un récit de voyage, car on ne voyage que dans les villes dans lesquelles on n’habite pas (tout dépend de ce que l’on entend par habiter). En l’occurrence, l’auteur de ce livre, Sébastien de Courtois, ne voyage pas à İstanbul car il s’y est installé. Journaliste sur France Culture, spécialiste des Chrétiens d’Orient, l’auteur ne cache pas que son amour pour la ville tient à sa passion personnelle, ainsi qu’à sa foi. Ce récit de ville, tel que l’indique le sous-titre, est une virée dans une ville qu’il connaît bien et dans laquelle on le sent vibrer au rythme des rencontres qu’il y a fait, de l’amour qu’il y a trouvé et certainement perdu, et de toutes ces petites choses qui racontent le chant d’une terre traversée par une histoire aussi douloureuse que riche.
C’est à ces rencontres qu’il nous convie, jusque dans son appartement dont il n’est pas vraiment le propriétaire, puisque les étrangers ne peuvent l’être. Son histoire, c’est aussi l’histoire d’une navigation à vue dans cette ville fascinante et qui appelle celui qui vient la découvrir à s’engouffrer dans ses petites rues, dans ses petites histoires aussi bien que dans la grande, à habiter sa langue et à devenir stambouliote.
Je me dois à une certaine franchise. Lecteur, je t’écris d’une île. Oh, pas une de ces îles que l’on imagine en fermant les yeux et dont les reflets s’en vont avec la rosée. Non, une île bien réelle, la plus grande, la plus belle, l’avant-dernière de ce chapelet d’îlots qui se trouve à une heure et demie à l’est de la pointe du vieux sérail. Par temps clair, ils apparaissent dans le paysage d’Istanbul, comme s’il était possible de les toucher. Dès les premières brumes, ils s’effacent, avant de disparaître complètement. Je précise bien : l’avant-dernière des îles, car il y en a plusieurs et l’une d’elles, la plus petite, s’appelle Sedef Adası, l’« île de la nacre », avant le rocher de Léandre, repos des cormorans. Un mystère, une île aux rares maisons où l’on ne se rend que sur invitation. Certaines cartes ne la mentionnent même pas. Aucune ligne régulière de vapur ne la dessert. Comme si elle n’existait pas.
Sébastien de Courtois, Un thé à İstanbul, récit d’une ville Le Passeur éditions, coll. Chemins d’étoiles, 2014