Mar 11, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Les Zoroastriens construisaient des tours appelées “Tours du silence”, dakma ou dakhmeh. Les tenants de cette religion née il y a trois ou quatre mille ans aujourd’hui en déclin continu vivaient au cœur de l’Iran, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Mésopotamie. Dans cette religion monothéiste (la plus ancienne du monde) issue du mazdéisme et prophétisée par Zarathoustra, le Dieu supérieur, Ahura Mazdâ (le seigneur de la sagesse) préside à l’équilibre de la lumière et de l’obscurité, le bien et le mal. Dans cette religion que certains soldats romains pratiquaient en silence, l’image du cadavre est impure et les éléments principaux de cette croyance que sont l’eau, le feu et la terre, ne doivent en aucun cas être souillés par le cadavre en décomposition. Aussi, l’enterrement était-il proscrit, aussi bien que l’incinération ou que le dépôt dans une rivière ou un fleuve. C’est la raison pour laquelle on construisait ces tours, au sommet desquelles ont disposait les cadavres afin qu’ils soient dévorés par les oiseaux charognards. Les ossements récurés étaient récupérés et placés dans des ossuaires.
Tour du silence de Mumbai
Il ne reste aujourd’hui que deux tours du silence en Iran, et les seuls Zoroastriens (les Pārsis) qu’on trouve encore aujourd’hui vivent en Inde, le mot de Pārsi lui-même signifiant “peuple de Perse”. Il est donc naturel qu’on trouve dans la région de Mumbai et de Bangalore des édifices liés à cette pratique, mais la raréfaction des oiseaux charognards dans cette région du monde rend l’équilibre difficile et pousse certains à souhaiter élever des vautours captifs.
Tour du silence de Mumbai. On voit particulièrement bien sur cette photo les cercles concentriques et les emplacements réservés aux corps. Les hommes sont placés sur le cercle en périphérie, les femmes et les enfants sur l’autre.
Si j’introduis cet article par les tours du silence, c’est pour attirer l’attention sur le fait que cette pratique funéraire qui peut paraître choquante remonte à des temps très anciens, et que de nombreux sites archéologiques, dont celui de Göbleki Tepe en Turquie, réputé comme étant le plus ancien site religieux du monde et datant de 12 000 ans, semblent avoir pratiqué ce rite funéraire. On pense aussi que le site de Stonehenge avait peut-être également cette fonction. A‑delà d’un aspect purement religieux, le fait de faire dévorer les cadavres par les charognards comporte une aspect sanitaire non négligeable qui est celui de se débarrasser des corps qui peuvent être porteurs de maladies et dont on sait parfaitement que l’enfouissement est souvent à l’origine d’épidémies de choléra par contamination des puits.
Site de funérailles célestes dans la vallée de Yerpa au Tibet
Il existe aujourd’hui d’autres sites, notamment au Tibet, où l’on pratique ce rite funéraire portant le nom de jhator (བྱ་གཏོར་), pratiqué d’une manière différente, puisque dans ce cas, le corps est préparé pour les charognards, c’est-à-dire découpé. Ce n’est pas un hasard si on retrouve cette pratique sur le toit du monde, au Tibet, car c’est un pratique encouragée dans le bouddhisme vajrayāna (वज्रयान) et qui a longtemps été observée comme rite funéraire majoritaire au titre de la transmigration des esprits. Le corps n’est rien, ce n’est qu’une enveloppe terrestre, le vaisseau de nos émotions et le transport de notre présence au monde, mais ce n’est que ça. On imagine aussi que pour des raisons pratiques, les “funérailles célestes” sont à plusieurs titres plus praticables que la crémation. D’une part, dans les hautes montagnes, les lieux sont souvent trop rocailleux pour permettre un enterrement, mais également, il y a souvent trop peu d’arbres et de bois pour permettre la crémation. C’est en tout cas une pratique courante et complètement intégrée à la religion bouddhique, un peu marginale par rapport à la crémation, même si elle peut paraître outrancière et choquante pour certaines personnes.
Dans un livre que j’ai lu récemment (Thaïlande, par Isabelle Massieu) et qu’on peut trouver en accès libre sur internet (Comment j’ai parcouru l’Indochine), j’ai retrouvé la trace de cette pratique dans l’ancien royaume de Siam, au cœur de Bangkok qui n’est encore qu’une petite ville habitée de 800 000 habitants alors que nous sommes au tout début du XXè siècle. L’auteure de ce texte ne cache pas sa répugnance, même elle ne se place qu’en observatrice. Nous sommes alors dans un lieu encore très touristique aujourd’hui, qu’on appelle trivialement le Golden Mount, mais qui s’appelle en réalité Wat Saket Ratcha Wora Maha Wihan, et dont j’ai parlé récemment, puisque c’est dans ce lieu que pendant un temps furent conservées les reliques du Bouddha Shakyamuni. Mais qui se doute aujourd’hui que ce temple renfermait alors la plus grande cité des morts du royaume de Siam ? Écoutons Isabelle Massieu nous décrire le lieu, tout en lui pardonnant ses jugements de valeur et le fait qu’elle nous écrive depuis l’année 1901…
A la fin de ce texte, se trouve un lien vers un article qui décrit le business de la mort en Thaïlande aujourd’hui et qui remet en perspective ces rites qui nous semblent presque d’un autre âge, même si en réalité, ce ne sont que des souplesses.
La pagode de Wat Saket, la grande nécropole siamoise, dresse pittoresquement son phnom appelé « montagne d’or » sur un monticule verdoyant, à l’extrémité d’un pittoresque canal : sous ses frais ombrages s’étendent l’appareil crématoire, le charnier et l’odieux cimetière d’où on extrait les cadavres pour un dépècement effroyable, conforme à la volonté du défunt. Les corps des hauts fonctionnaires sont conservé un ou deux mois, quelques fois plusieurs années, dans une urne munie d’un long tube vertical en bambou qui permet aux gaz délétères de s’échapper par le toit de la maison. Avant de le porter au bûcher, on fait faire au mort trois fois le tour de sa demeure en courant, afin qu’il n’y revienne pas. La religion interdit de brûler de suite les gens décédés rapidement, de mort violente ou d’épidémie. Les corps doivent reposer en terre pendant quelques jours ; mais les fossoyeurs enterrent à fleur de sol et les chient se joignent aux vautours pour déterrer les cadavres. Les abords du cimetière sont ainsi jonchés de têtes et d’ossements à demi rongés. Faire dévorer son corps par les vautours est une sépulture noble qui procure des grâces insignes ; leur abandonner un membre est un acte méritoire. Bouddha a ordonné, en signe d’expiation, que les corps des condamnés fussent entièrement dévorés. Les corps sont brûlés en totalité ou en partie, et les gens de distinction et de foi raffinée ne manquent pas de réserver une part quelconque d’eux-mêmes aux corbeaux, aux chiens, aux porcs ou aux vautours ; aussi tous ces répugnants animaux sont-ils légion dans le charnier, sans préjudice de la ville, où ils se répandent. Le corps, quelquefois plus ou moins corrompu, est découpé sur des pierres ad hoc placées à terre. Les entrailles sont réservées à tels animaux, une cuisse aux porcs, un bras aux chiens ou aux corbeaux, et le reste est disposé sur un bûcher assez maigre dont on agite les débris pour obtenir une meilleure combustion. Ailleurs, le sapareu (croquemort), après avoir pris dans la bouche du mort, où elle a été placée, la pièce de monnaie qui constitue son salaire, lui ouvre le ventre et lui entaille les membres, puis s’écarte pour faire place aux oiseaux de proie. Les vautours rassemblés qui guettent sur les arbres, sur les toitures ou sur le sol, s’abattent sur le cadavre, et on ne distingue plus pendant quelques instants qu’un monceau d’ailes sombres qui battent frénétiquement. Lorsque les os sont déjà presque à nu, le sapareu écarte les oiseaux avec un grand bâton , retourne le corps et entaille profondément le dos. Le nuage noir s’abat de nouveau et, quelques instants après, il ne reste qu’un squelette dont le bûcher a bientôt raison. Vautours, corbeaux, chiens, porcs aux ventres traînants ont eu la part désignée, les rites sont accomplis et de nombreux mérites sont acquis au défunt.
Ces scènes effroyables se passent à l’ombre d’arbres charmants ; les grils funéraires jonchent la verte pelouse, et des fleurs s’épanouissent en multitude autour des petits pavillons aériens, aux toits relevés en hautes pointes, qui constituent les édicules de dépècement.
Ici, des bières béantes disent que la dépouille de leur propriétaire a reçu sa destination terrestre ; là, deux corps achèvent de se consumer, et plus loin, dans les salas ouverts, se reposent les parents et les amis qui assistent à la cérémonie et ont dû apporter chacun un morceau de bois au bûcher. Quand nous nous sauvons, confondus de ces scènes d’horreur que Dante n’eût osé rêver, les immondes repus font la sieste ; une vieille femme très macabre nous poursuit tenant en main un os maxillaire à demi édenté qu’elle veut placer sur nos figures, et un vieux sapareu offre en ricanant à notre admiration pour nous la faire acheter, une tête de mort dont il fait jouer la mâchoire. Comme, en revenant, nous flânons aux boutiques, nous arrivons devant une maison en fête, dans laquelle on nous invite à entrer. Tout le monde est paré et a l’air riant ; on voit partout des fleurs et des ornements ; il y a évidemment un mort dans la maison. Il semble que les Siamois aient à se réjouir de voir leurs parents et leurs amis quitter cette vallée de larmes. Ils considèrent que leur pleurs seraient une offense au mort, et pourraient le retarder et l’entraver sur la voie des diverses incarnations par lesquelles il doit passer. Nous sommes dans une sorte de large boutique sans devanture, un guéridon est au milieu sur lequel on s’empresse de nous apporter un plateau chargé de minuscules tasses de thé. A notre droite s’élève une pyramide d’étagères bien garnies, et au sommet se trouve le grand coffre dans lequel la morte est enfermée. Des parfums délicieux nous entourent et de spongieuses goyaves sont placées à profusion près du corps, pour absorber les miasmes qui s’en échappent. Toutes les femmes de la maison sont habillées de blanc, c’est la couleur du deuil, et les proches parents ont la tête rasée. Après l’arrière-boutique, où les femmes sont réunies, se trouve une cour pleine de fleurs et d’arbustes placés dans des caisses ou des faïences. Le Siamois, comme le Chinois ou le Japonais, trouve les arbustes d’autant plus beaux qu’à force de les tailler il est parvenu à faire venir plus directement les pousses fraîches sur le vieux bois. Tout est propre en ce jour de réception, nous sommes chez de riches commerçants. Un grand escalier accède à la salle supérieure. Des friandises, des sucreries, des tasses, des services de toutes sortes se rencontrent partout. Nous devons, sous peine de ne pas être polis, accepter, de nouveau, thé ou soda water et bonbons variés qui remplissent une quantité de petites assiettes. La table en est couverte, la gaité et le sourire de ces gens qui viennent de perdre un des leurs est vraiment une étrange chose. Ils ont le culte de leurs morts, leur joie n’est qu’une forme de politesse, c’est aussi selon leurs idées une dernière marque d’affection qu’ils témoignent au défunt. Sur un mur, on voit les photographies des chapelles ardentes, de la mère de la défunte et de quelques parents, devenus de précieux souvenirs pour les survivants. Mon compagnon, qui avait beaucoup étudié les Siamois et circulé dans l’intérieur du pays, prétendait que leurs sentiments de famille sont très vifs. Il me disait avoir rencontré, dans une de ses étapes, une maison dans laquelle l’odeur pénétrante des goyaves et tous les parfums de l’Asie ne parvenaient pas à masquer l’intensité de celle qu’exhalait le cadavre. Par devoir, un vieillard couchait depuis un an au pied du cercueil de sa femme, qui, pour une cause quelconque, attendait encore d’être brûlée. Selon les lois de l’hospitalité, mon compagnon avait été invité à coucher dans cette chambre funèbre, honneur qu’il s’était d’ailleurs empressé de décliner, pour passer la nuit dans son bateau, amarré à la berge ; mais les exhalaisons de la maison allèrent jusqu’à lui, si bien qu’il en fut malade.
Isabelle Massieu, Thaïlande
Magellan & Cie, collection Heureux qui comme… , numéro 87 , (mars 2014)
Liens (attention, certaines images peuvent heurter la sensibilité des lecteurs):
Photo d’en-tête © Claude Dopagne
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Nov 4, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
« Je ne suis pas aventurier ou mercenaire. Je suis l’homme d’un rêve, et on ne change pas de rêve pas plus qu’on ne change de peau »
Si toutefois un jour vous croisez la route de cet homme, au hasard de vos lectures, dites-vous que vous êtes face à un des plus étranges personnages qui soit. Vous en trouverez un portrait échevelé, longue moustache portée comme des oripeaux de guerrier barbare, col de fourrure épaisse, gants blancs et sabre effilé dans Corto Maltese en Sibérie, mais vous le trouverez aussi au cœur d’un roman ténébreux de Joseph Kessel, Les temps sauvages, en ombre chinoise, tapi dans l’obscurité au côté de Semenov et de Koltchak. Celui qui parle de Nikolai Robert Maximilian von Ungern-Sternberg avec le plus de majesté et qui en brosse un portrait d’illuminé sauvage, de chef de guerre impitoyable et sanguinaire, c’est le géologue Ferdynand Ossendowski, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois sur ce blog, au travers de son livre monumental Bêtes, Hommes et Dieux, et s’il en parle avec autant de véracité, c’est que contrairement aux autres, lui l’a rencontré dans son antre. Les deux hommes mus par un but commun, échapper aux Bolchéviks, se sont serrés les coudes jusqu’à temps que le baron fou connaisse le destin funeste que lui avait prédit un chaman mongol.
Roman von Ungern-Sternberg
en uniforme de général de l’armée impériale en 1917
Comme je passais le seuil, un homme vêtu d’une tunique mongole en soie rouge se précipita sur moi comme un tigre, me serra la main d’un air pressé, puis se laissa tomber sur le lit qui se trouvait d’un côté de la tente.
— Dites-moi qui vous êtes. Nous sommes entourés par les espions et les agitateurs, s’écria-t-il d’un voix criarde où perçait la nervosité.
L’homme ne me quittait pas du regard. Il ne me fallut qu’un instant pour le dévisager et cerner son caractère : une petite tête et de larges épaules ; des cheveux blonds en désordre ; une moustache rousse en brosse, un visage émacié comme celui des vieilles icônes byzantines. Dans cette physionomie, un détail occultait tous les autres : un grand front avancé qui surmontait des yeux d’acier, perçants, fixés sur moi comme ceux d’un animal au fond d’une caverne. Aussi brève qu’ait été mon observation, elle m’avait suffit pour comprendre que j’avais devant moi un homme dangereux, prêt à commettre sans tergiverser l’irréparable. Bien que le danger fut évident, je n’en oubliais pas son attitude insultante.
Issu d’une vieille famille noble de la Baltique remontant au XVème siècle et toujours représentée, le baron fou (ou baron sanglant, ou baron noir) est un personnage que la folie a pris tandis qu’il menait les Armées Blanches avec le Général (tout aussi fou, mais beaucoup moins excentrique) Grigori Mikhaïlovitch Semenov et lorsqu’il prit la décision de la rupture avec son supérieur, l’Amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak. Ungern-Sternberg conduira un corps indigène composé de Mongols, Bouriates, Kalmouks, Kazakhs, Bachkirs et de Japonais qu’il tiendra d’une main de fer, il se convertit au bouddhisme tibétain et tentera même de remettre sur son trône l’empereur mongol Bogdo Khan. Se rêvant l’exterminateur des Bolchéviks en Russie, il se voyait la réincarnation de Gengis Khan et arborait fièrement une posture panmongoliste. Pourchassé par les Rouges qui en avaient une peur bleue, le baron blanc finit exécuté au terme d’une parodie de procès… Ne reste que le souvenir d’un fou dans les chants des Mongols des steppes…
Roman von Ungern-Sternberg aux alentours de 1919
en uniforme mongol tandis qu’il est à la tête
de la terrifiante « Division sauvage »
Les prophéties se sont réalisées. Environ cent trente jours après notre séparation, le baron fut capturé par les bolcheviks, à la suite de la trahison de ses officiers. Il fut exécuté à la fin du mois de septembre.
Baron Ungern von Sternberg… Comme un orage sanguinaire du Karma vengeur, il passa sur l’Asie centrale. Qu’a-t-il laissé derrière lui ? L’ordre du jour sévère qu’il adressa à ses soldats et qui se terminait par les paroles de la révélation de saint Jean :
— Que personne n’arrête la vengeance qui doit frapper le corrupteur et le meurtrier de l’âme russe. La révolution doit être arrachée du monde. Contre elle, la révélation de saint Jean nous a prévenus en ces termes : « Et la femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle avait à la main une coupe d’or pleine des abominations et de la souillure de ses impudicités. Et sur son front était écrit ce nom mystérieux : la grande Babylone, la mère des débauches et des abominations de la terre. Je vis cette femme enivré du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. »
C’est un vrai témoignage humain qu’il laissait là, un témoignage de la tragédie russe, une témoignage peut-être de la tragédie mondiale.
Mais il restait une autre trace, plus importante encore.
Dans les yourtas mongoles, près des feux des bergers, Bouriates, Mongols, Dzongars, Kirghiz, Kalmouks et Thibétains racontent la légende née de ce fils de croisés et de corsaires : « Du Nord est venu un guerrier blanc qui appela les Mongols, les conviant à briser leurs chaînes d’esclavage, qui tombèrent sur notre sol délivré. Ce guerrier blanc était Gengis Khan réincarné ; il a prédit la venue du plus grand de tous les Mongols, qui répandra la belle foi de Bouddha, la gloire et la puissance des descendants de Gengis, d’Ugadaï et de Kublaï Khan. Et ce temps viendra ! »
L’Asie s’est réveillée et ses fils prononcent d’audacieuses paroles.
Il serait bon, pour la paix du monde, qu’ils se montrassent les disciples des sages créatures. Qu’ils suivent Ugadaï et le sultan Baber plutôt que de se ranger sous les auspices des mauvais démons de Tamerlan le Destructeur.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
A lire, ce très bon article sur Libération, Le baron perché.
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Oct 14, 2013 | Livres et carnets, Sur les portulans |
On peut commencer à lire Joseph Kessel en passant par la grande porte, avec Le Lion et les livres qui ont été portés à l’écran et que l’on connaît plus pour leur succès propre que par le nom de celui qui en a écrit l’histoire, comme La passante du sans-souci ou L’armée des ombres. Ou alors on peut entrer par la petite porte avec ses romans de jeunesse ou tardifs, ou ses reportages magnifiques. Il y a de toute façon beaucoup de matière, beaucoup à lire, et c’est ce que j’ai commencé à faire, sans trop crier gare. Une réédition récente de La vallée des rubis m’a permis de découvrir un texte passionnant sur un des lieux les plus étranges de ce monde ; Mogok. Mogok est une ville birmane située dans la région de l’ancienne capitale royale Mandalay. Réputée pour ses mines de pierres précieuses et semi-précieuses, les étrangers ne peuvent s’y rendre qu’avec un permis spécial et à condition qu’ils bénéficient d’une licence leur permettant d’exploiter le commerce des pierres. On sait aussi que les ouvriers des mines sont souvent drogués afin de supporter les conditions de travail abominables dans lesquelles sont extraites les gemmes, et que les autorités font tout pour que cela ne soit pas connu. Pas assez apparemment, mais cela n’empêche pas l’exploitation de continuer.
L’histoire de Kessel se déroule depuis Paris jusqu’à Mogok, où le narrateur et son ami Jean se rendent pour retrouver les traces d’un trésor de rubis « sang-de-pigeon » perdu de manière mystérieuse. Avant d’arriver sur les terres birmanes, ils passent par Bombay, ce qui sera pour eux une expérience glaçante… Je livre ici deux pages de ce grand livre, à lire avec précautions. Âmes sensibles… s’abstenir… (more…)
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Sep 4, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Jacques Chessex est très certainement trop peu connu. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; celui qui fut Prix Goncourt en 1973 pour L’ogre est Suisse (comme ça c’est dit, histoire d’éviter l’appropriation). Il est d’ailleurs le seul Suisse à avoir obtenu ce prix, ainsi que le Prix Goncourt de la poésie en 2004. Décédé en 2009, il a bénéficié d”un regain de popularité après sa disparition, c’est en tout cas ce qui me l’a fait connaître et je découvre Chessex avec ce petit livre au nom qui sonne comme un coup de tocsin dans l’hiver des hauts plateaux neigeux, Le vampire de Ropraz.
Tout commence par la mort d’une jeune fille, une fleur sur la boue, qui sitôt enterrée verra sa tombe profanée, son corps atrocement mutilé, dévoré, par un fou dangereux qu’on aura tôt fait de surnommer le vampire. La psychose s’empare d’un petit village du plateau du Haut-Jorat vaudois, au nord du Léman, d’autant que le fou multiplie ses horreurs et s’en prend à deux autres jeunes filles, toutes aussi mortes… Les dénonciations calomnieuses commencent à courir, on s’en prend aux marginaux, aux étrangers, et la folie s’empare aussi de la petite campagne dans laquelle se répand la vilénie comme une traînée de poudre, exacerbant les instincts les plus bas d’une communauté repliée sur elle-même… on finit par trouver un coupable qu’on envoie aux fers, puis un temps sauvé par la psychiatrie fait un faux pas et se retrouve à nouveau sous la vindicte populaire… Le jeune homme s’enfuit, on perd sa trace…
Le roman de Chessex décrit avec une énergie simple mais d’une efficacité redoutable la fascination exercée par cet odieux personnage, dont rien ne nous dit s’il est le coupable ou non, mais ce qui est le plus fascinant, c’est la bassesse des gens, leur mesquinerie, les grandes peurs qui par magie se transmuent en petites cochonneries. Dans une langue limpide, directe et somptueusement pesée, Chessex livre un bijou terrifiant, basé sur des faits réels, qui n’a rien à envier aux maîtres de la littérature d’horreur.
Février 1903. Le début de l’année a été très froid, la neige tient sur Ropraz, qui paraît encore plus tassé, et oublié, sur son plateau battu des vents. Depuis le 1er février la neige tombe sans discontinuer. Une neige lourde, mouillée, sur le ciel sombre, et le village n’a pas été épargné depuis quelques temps. Routes coupées, les fièvres, plusieurs vaches ont mal vêlé, et le 17, un mardi, la jeune Rosa, grande fleur fraîche, vingt ans, la peau claire, de grands yeux, de longs cheveux châtains, est morte de la méningite dans la ferme de son père, M. Emile Gilliéron, juge de paix et député au Grand Conseil. C’est un homme considérable, sévère, avisé, généreux. Il a du bien, beaucoup de terre à la ronde, et la souple beauté de sa fille a fait des troubles puissants. De plus elle est bonne chanteuse, dévouée aux malades, active paroissienne à l’église mère de Mézières… Des gens rares, comme on voit. Et qui étonnent devant la laideur, le vice, la ladrerie ambiante.
La fin que Chessex nous réserve peut paraître fantasque, mais ce n’est que pour mieux pointer du doigt le fait qu’une société qui engendre des monstres est tout aussi capable de les vénérer…
Photo © Olivier Londe
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Sep 3, 2013 | Sur les portulans |
La zone, c’est cette partie du monde, trop bien connue, bientôt rejointe par celle de Fukushima, qui dans un rayon de trente kilomètres autour de la centrale de Tchernobyl est censée être inhabitée, un no man’s land terrifiant, composé de plusieurs villes fantômes, dont Pripyat fondée en 1970, cinquante mille habitants évacués, population aujourd’hui : zéro. La réalité est un peu plus controversée, car cette zone est encore habitée par un millier d’ouvriers, officiellement, trois ou quatre fois plus en réalité. Les enfants mineurs et les femmes enceintes ou en âge de procréer n’y sont pas autorisés. Là aussi, les règles sont souples. Quoi qu’il en soit, ceux qui n’ont pas voulu quitter la zone peuvent y vivre, les autorités les jugent de toute façon foutus.
La zone est un webdocumentaire troublant, en immersion dans la vie de ces délaissés, Russes devenus Ukrainiens mais toujours autant contaminés, dans une région où l’on cueille des champignons, où l’on pille les appartements pour en récupérer le bois et où l’on brûle les livres pour faire du feu… Où l’on se rend compte que la catastrophe nucléaire a non seulement tué des dizaines de milliers d’âmes, mais également l’espoir.
L’histoire de Palieska, c’est l’histoire d’une ville contaminée, moins connue que Pripyat, mais qu’on a cherché à dissimuler en retirant la terre sur cinq mètres, en changeant les toitures et le bitume des routes… et en évacuant sa population dix ans après…
Récemment, le président ukrainien a demandé à l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique la possibilité de pouvoir exploiter à nouveau les terres contaminées. Pour l’instant, la réponse est toujours non.
Pripyat est devenu aujourd’hui un des hauts lieux d’une nouvelle forme de tourisme, le tourisme nucléaire…
Localisation de Pripyat sur Google Maps.
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