La tur­bine

Le bruit de la nuit

Dans son petit appar­te­ment du centre-ville, les rideaux tirés, volets fer­més, il est presque trois heures du matin lors­qu’elle ouvre un œil, les deux, entre ses pau­pières lourdes du som­meil qu’elle vient de subir. Ses longs che­veux raides épar­pillés sur l’o­reiller, la joue col­lée des­sus et la bouche sèche, elle ne bouge pas, les yeux entr’ou­verts. Quelque chose ronfle. Non, ça ne ronfle pas, ça vrom­bit. Elle cligne des yeux, tou­jours à moi­tié ouverts et regarde dans le vague de son salon qui, tous les soirs, se trans­forme en chambre. Elle ne regarde rien en par­ti­cu­lier, juste l’obs­cu­ri­té envi­ron­nante. Pas un seul bruit en dehors de ce vrom­bis­se­ment. Juste ce vrom­bis­se­ment qu’elle n’ar­rive pas à attra­per, un son de très basse fré­quence, tel­le­ment bas qu’il en est insai­sis­sable, c’est une ligne mono­corde qui semble par­fois s’é­touf­fer et qui dis­pa­raît com­plè­te­ment lors­qu’une voi­ture passe, pour reprendre quelques secondes après que le der­nier son domi­nant ait com­plè­te­ment dis­pa­ru de son champ audi­tif. Elle ne bouge pas, reste dans la posi­tion dans laquelle elle s’est réveillée. Pas un geste, seul le bruit de sa res­pi­ra­tion se mêle avec le son étrange.

Elle ima­gine que c’est peut-être la chau­dière de l’im­meuble. Une machi­ne­rie quel­conque, une pompe de rele­vage, même si elle ne sait pas vrai­ment ce que c’est, elle a enten­du ça l’autre fois quand elle est allée au maga­sin de bri­co­lage, pompe de rele­vage, ça sonne bien, c’est peut-être ça, une pompe de rele­vage, une pompe de rele­vage fait for­cé­ment un bruit qui res­semble à ça quand c’est en train de rele­ver et que ça pompe. Ouais. C’est for­cé­ment un truc comme ça. Bien. Mais en atten­dant, elle ne dort plus, elle reste figée seule dans son lit chaud et ce bruit sourd qui vrom­bit. Elle ne bouge pas d’un poil, referme ses pau­pières et s’i­ma­gine qu’elle va se ren­dor­mir faci­le­ment. Ce qu’elle fait sans rien deman­der à personne.

Elle se réveille avec la radio qui lui susurre à l’o­reille qu’il est lar­ge­ment temps qu’elle se lève pour aller bos­ser. Ce qu’elle fait. Elle se lève en ramas­sant ses beaux che­veux bruns qu’elle entor­tille rapi­de­ment his­toire de ne pas les avoir dans le visage et fonce direc­te­ment dans la cui­sine, ouvre un tiroir, en sort une cap­sule de café qu’elle colle dans sa cafe­tière, une tasse ramas­sée sur le bord de l’é­vier, elle attend que la machine se réveille elle aus­si. En se met­tant en marche, la machine à expres­so fait un bruit de cafe­tière qui se met en marche, méca­nique, sourd et vibrant, qui lui fait ins­tan­ta­né­ment pen­ser à ce bruit qu’elle a enten­du cette nuit, bien qu’il soit très dif­fé­rent. Le café coule et pen­dant ce temps, elle appuie sur le bou­ton qui ouvre tous les stores, plie sa couette, pose l’o­reiller des­sus et emmène le tout dans le pla­card de l’en­trée, suite à quoi elle replie son clic-clac d’un geste expert, méca­nique, simple et effi­cace. La nuit a dis­pa­ru de la sur­face de son appar­te­ment en quelques minutes, comme si la jour­née d’hier n’a­vait pas connu d’aboutissement.

L’é­tude d’ar­chi­tecte dans laquelle elle a com­men­cé à tra­vailler il y a six mois se trouve à dix minutes en voi­ture, un peu en retrait de la ville, dans une zone d’ac­ti­vi­té qui, comme toutes les zones d’ac­ti­vi­té n’a pas beau­coup d’âme, mais l’en­vi­ron­ne­ment est boi­sé et donne sur le ver­sant d’une col­line arbo­rée et les locaux sont modernes et spa­cieux, loin des entre­pôts com­mer­ciaux des envi­rons. C’est un bâti­ment d’ar­chi­tecte, for­cé­ment, avec une cour inté­rieure dans laquelle sont plan­tés des hor­ten­sias autour d’un gigan­tesque magno­lia à grandes fleurs blanches. Son bureau donne direc­te­ment dans la cour, ce qui lui pro­cure une vue repo­sante et sans dis­trac­tion, ce dont elle pense avoir besoin pour tra­vailler serei­ne­ment. Son der­nier pro­jet sur lequel elle tra­vaille avec sa col­lègue est une mai­son en bois, basse consom­ma­tion et inté­gra­le­ment recou­verte d’un bar­dage en bam­bou qui vien­dra mas­quer la tota­li­té de la façade, fenêtres com­prises. Elle est assez fière de ce qu’elle a réus­si à sor­tir sur sa table de dessin.

Après avoir déjeu­né avec Solenn, elle retourne dans son bureau accom­pa­gnée d’une grande tasse de café fort avec une goutte de lait et tan­dis qu’elle déver­rouille son ordi­na­teur, elle per­çoit un son léger. La route est loin de l’é­tude et l’o­rien­ta­tion de son bureau fait qu’elle ne per­çoit pas les bruits de la cir­cu­la­tion. Par­fois une moto qui péta­rade ou un camion qui a du mal à mon­ter la côte, mais en géné­ral, c’est incroya­ble­ment calme. Elle n’au­rait de toute façon pas pu tra­vailler dans un envi­ron­ne­ment bruyant, c’est une constante chez elle. De temps en temps, elle met un peu de musique pour rompre la mono­to­nie des jours plu­vieux qu’elle déteste, mais de manière géné­rale, c’est dans le silence du cocon qu’elle s’est construit qu’elle aime tra­vailler et déve­lop­per ses talents de des­si­na­trice pour les pro­jets qu’elle ima­gine. Le son est de plus en plus pré­sent, le même son qu’elle a per­çu cette nuit et qui l’a extir­pé de son som­meil, le même vrom­bis­se­ment, à peine per­cep­tible, mais bel et bien là, pas de doute pos­sible. Elle reste déci­dée à ne pas se lais­ser dis­traire par cette occur­rence peu oppor­tune et conti­nue à rem­plir le dos­sier qu’elle doit remettre ce soir au ser­vice urba­nisme. Au bout d’un quart d’heure, elle déchausse ses lunettes et les pose sur son cla­vier, elle fait tou­jours ça, et se lève pour aller voir Solenn qu’elle dérange tan­dis qu’elle est en train de lire ses mes­sages sur son téléphone.

- Dis-moi, tu entends ce bruit ?
- Quel bruit ?
- Écoute bien.

Les deux femmes res­tent coites dans un silence assour­dis­sant. Elles n’en­tendent que Caro­line à l’ac­cueil qui parle au télé­phone, mais le son de sa voix par­vient étouf­fé par le dédale de murs qui empêche les sons de se propager.

- Tu entends ? dit-elle.
- Non, répond Solenn, à part Caro­line, je n’en­tends rien du tout. Qu’est-ce que tu entends ? Un once d’im­pa­tience peut se lire sur ses traits.
- Un bruit sourd, comme un moteur. Ce ne serait pas une pompe de rele­vage ?
- Une pompe de rele­vage ? Tu sais à quoi ça sert au moins ?
- Non, c’est un truc qui m’est venu comme ça, dit-elle en sou­riant bête­ment.
- C’est moi qui ait fait les plans du bâti­ment, il n’y a pas de pompe de rele­vage ici, on n’en a pas besoin. C’est dans le cas où l’eau stagne dans un endroit trop bas pour être éva­cuée natu­rel­le­ment…
- OK, je te crois mais tu n’en­tends pas ?, dit-elle en appro­chant le doigt de son oreille, c’est comme s’il y avait un moteur qui tour­nait tout le temps, un son très bas.
Solenn res­ta figée, tout en la fixant.
- Bon, écoute, je n’en­tends rien, ça te dirait de me lais­ser bos­ser un peu ? J’ai un client à rap­pe­ler pour son per­mis de construire.
- Oui, je te laisse, déso­lée. Sur ce, elle retour­na à son bureau et insé­ra un CD de Roland Kirk dans le lec­teur de son PC. Le bureau s’emplit des contor­sions du saxo tout en chas­sant le vrom­bis­se­ment qui la pour­sui­vant depuis son réveil nocturne.

La jour­née de tra­vail pas­sée, elle s’ar­rête à la piz­zé­ria pour com­man­der une piz­za au cho­ri­zo qu’elle est bien déci­dée à man­ger rapi­de­ment avant de bou­qui­ner un peu. Elle a com­men­cé un livre d’El­la Maillart qui l’a embar­quée dès les pre­mières pages et qu’elle a hâte de retrou­ver. Avant ça, elle allume la télé, s’ins­tal­ler sur son cana­pé et engouffre sa piz­za arro­sée d’huile piquante tout en regar­dant la pre­mière chaîne d’in­for­ma­tions conti­nue sur laquelle elle tombe. La pre­mière ministre fin­lan­daise vient de se faire épin­gler pour avoir pas­sé une nuit en boîte de nuit alors que les res­tric­tions sani­taires lui auraient impo­sé de s’i­so­ler tan­dis qu’elle était cas contact. Ce n’est pas tant la bourde de la femme poli­tique qui la révolte, mais qu’une femme de 36 ans puisse être pre­mière ministre, enfin non, elle n’est pas révol­tée, mais bien plu­tôt admi­ra­tive. Bon et puis elle est vrai­ment très jolie. Tout ceci semble irréel vu de son cana­pé, et le reste des infor­ma­tions ne la pas­sionne guère. Elle finit sa piz­za et éteint la télé avant d’ou­vrir un peu la fenêtre pour chas­ser l’o­deur du cho­ri­zo et attrape son livre. Ella Maillart est un per­son­nage qu’elle adore, elle a lu plu­sieurs de ses livres, notam­ment ceux où elle est par­tie en expé­di­tion avec Anne­ma­rie Schwar­zen­bach. Tout ceci aus­si lui semble irréel, deux femmes qui partent seules en Afgha­nis­tan quelques jours avant le début de la deuxième guerre mon­diale, ça lui paraît fou et en même temps tel­le­ment pos­sible parce que l’é­poque où tout ceci se passe était tel­le­ment dif­fé­rente. Elle met ses lunettes et replonge dans sa lec­ture en se lais­sant déli­cieu­se­ment hap­per par les mots de l’é­cri­vaine suisse. Le calme après une longue jour­née de bou­lot dans une vie plu­tôt bien réglée, sans para­sites, sans dis­trac­tion autre que celles qu’elle choi­sit. Elle se dit qu’elle aime bien sa vie sans encombres, confor­table et soli­taire, et entame les pages là où elle s’é­tait arrêtée.

Au bout de quelques minutes, elle entend à nou­veau le vrom­bis­se­ment comme un bour­don qui s’ap­proche d’elle jus­qu’à deve­nir constant. Un vrom­bis­se­ment. Le vrom­bis­se­ment. Le même. Sans l’a­ga­cer vrai­ment, ni l’in­quié­ter, elle pose ses lunettes et se demande d’où ça peut venir. Ou tout au moins ce que c’est. Elle pose son livre, ses lunettes, et ouvre son ordi­na­teur por­table qui se trouve sur la tablette. Mot de passe, moteur de recherche, elle tape “bruit sourd constant” et arrive sur quelques résul­tats. Le pre­mier lui indique une entrée étrange : le “hum”, un son dont on ne connaît pas l’o­ri­gine et dont l’exis­tence, si elle n’est pas niée, n’est pas non plus confir­mée comme étant un fait avé­ré et scien­ti­fi­que­ment expli­qué. Il y est ques­tion éga­le­ment des acou­phènes, mais elle se doute bien que ce n’est pas ça, car sinon elle l’en­ten­drait conti­nuel­le­ment. D’autres hypo­thèses un peu étranges font état d’un bruit tec­to­nique résul­tant de la dérive des conti­nents ou de phé­no­mènes élec­tro­ma­gné­tiques puis­sants mais non avé­rés avec cer­ti­tude. En bref, si elle a la sen­sa­tion d’ap­prendre quelque chose, elle ne semble pas trou­ver de solu­tion tan­gible à ce phé­no­mène. Ce qui ne la ras­sure ni ne l’in­quiète. Elle s’en étonne sim­ple­ment et prend le par­ti de reprendre sa lec­ture. Le vrom­bis­se­ment ne sau­rait déran­ger une lec­ture aus­si pas­sion­nante que les pages d’El­la Maillart.

Elle finit par se cou­cher après avoir lu un quart de son livre. La nuit est tom­bée et plus aucune voi­ture ne passe dans la rue. Rituel immuable, pla­card, couette, oreiller, clic-clac, la chambre est prête. Aupa­ra­vant elle file dans la salle de bain pour se laver les dents et prendre une douche rapide. Une fois cou­chée, volets fer­més et lumière éteinte, elle se met à rêver à la jeu­nesse d’El­la lors­qu’elle navi­guait avec son petit voi­lier sur le lac de Genève, enfant pré­coce et déjà rêveuse, lors­qu’elle entend mon­ter dou­ce­ment le vrom­bis­se­ment, comme cet après-midi, une vibra­tion sourde qui monte et devient constante jus­qu’à ce qu’elle n’en­tende plus que ça. Elle repense à ce qu’elle a lu. Des images de tur­bines sou­ter­raines, de com­pres­seurs élec­triques, de curieux com­plexes indus­triels occa­sion­nant des trem­ble­ments de la terre lui viennent en tête. L’i­ma­gi­na­tion pro­fuse dont elle a tou­jours su faire preuve s’emballe. Ce qu’elle a lu sur les plaintes d’ha­bi­tants du Nou­veau-Mexique notam­ment l’in­ter­pelle, les phé­no­mènes col­lec­tifs étant tou­jours sujets à cau­tion, il y a tout de même géné­ra­le­ment une part de véri­té dans ces étran­ge­tés. Et du coup, sans savoir pour­quoi, elle se sou­vient de cette his­toire de pain mau­dit dans les années 50 à Pont-Saint-Esprit, cité tran­quille du Gard, où des habi­tants furent pris de folie col­lec­tive, ce qui sera plus ou moins expli­ci­té par une intoxi­ca­tion ali­men­taire par l’er­got du seigle, et se dit qu’elle n’a pas fini d’être sur­prise par ce que les évé­ne­ments les plus ano­dins du quo­ti­dien sont en mesure de révéler.

Elle se retourne dans son lit, ferme les yeux, coince sa main déli­cate sous son oreiller et s’en­dort tran­quille­ment en fre­don­nant quelques paroles de Heart of gold de Neil Young. Juste avant de som­brer, elle se dit que ce n’est quand-même pas une tur­bine qui va l’emmerder.

Pho­to by © Dan Meyers on Uns­plash

2 Com­ments

  1. David - LeJapon.fr

    Hel­lo Romuald,

    Ca fait long­temps… Je vois que tu n’as pas per­du ta plume… ce qui est pré­fé­rable quand on est un oiseau d’Internet 😉

    Tu m’a­vais pous­sé il y a bien­tôt 20 ans (je prends de l’a­vance car c’est plu­tôt 17 ans…) à trans­for­mer mon site sur le Japon en blog… je ne t’en remer­cie­rais jamais assez ! Ca a don­né des ailes, et pas qu’à ce dernier…
    De lieu de vacances à pays d’a­dop­tion, le Japon c’est main­te­nant chez moi depuis 15 ans ! Et du blog on est pas­sé à un maga­zine depuis 2 ans… GOKAN (“5 sens” en japonais).

    Au plai­sir de se recroi­ser un jour du vir­tuel au réel : D

    Belle semaine à toi !

    David

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  2. Romuald Le Peru

    Bon­jour David,

    Mer­ci pour tes com­pli­ments, c’est tou­jours un plai­sir de te voir roder dans les parages. Je suis heu­reux que tu aies pu trou­ver ta voix grâce au blog (que je suis tou­jours d’ailleurs :))
    Si un jour je passe par la Japon, je ne man­que­rai pas de pro­vo­quer cette ren­contre de vieux briscards !
    A bientôt !

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