Le plus long de tous les étés. Journal du confinement IV
Le plus long de tous les étés
Journal du confinement IV
Ma vie est toujours un savant équilibre entre ce dont je me satisfais dans un pur exercice de dénuement et la recherche de tout ce dont je pourrais avoir envie et dont je cherche à satisfaire le manque.
Avec le beau temps de ces derniers jours, j’ai passé mon temps au jardin ; j’ai installé sur ma petite table dans le jardin arrière mon ordinateur, mes cahiers et mes stylos à plume. J’ai travaillé consciencieusement, parfois plus que nécessaire, jusqu’à l’épuisement, ne prenant pas le temps de faire de pause. Ma peau s’est vite cuivrée comme si nous étions déjà au début de l’été. Sur mon temps libre, j’ai passé beaucoup de temps à nettoyer les massifs, à tailler les plantes qui repartent de plus belle malgré la terre argileuse qui craquèle au soleil vif, finissant mes journées harassé, le corps fourbu et las comme après l’amour. Mes petits chats se prélassent sur l’herbe tendre, tantôt en plein soleil, tantôt à l’ombre, selon l’heure de la journée.
Il ne se passe pas grand-chose, les journées et les semaines finissent par s’égrener comme un chapelet dont on aurait arrêté de compter les prières. Les avions passent beaucoup moins nombreux. J’ai tout loisir de regarder leur panse ventrue décorées aux calicots des compagnies habituelles. Il m’avait semblé entendre que le Qatar et les Emirats Arabes Unis suspendaient tous leurs vols pour l’Europe ; ce sont pour pourtant bien des avions de leurs compagnies que je vois arriver, des Boeing 777 et des Airbus A380, mais chargés de quoi ? De qui ? Des hommes et des femmes qui travaillent ? Hier, un avion en provenance de Sao Paulo a enquillé le couloir aérien dans le mauvais sens et a fait demi-tour au-dessus de chez moi. Puis je l’ai vu disparaître de mon radar… Un avion d’Iran Air a atterri à CDG, un autre vient de N’Djamena, un autre encore de Nairobi. Tous les jours, quelques Rafale sillonnent le couloir aérien. Et surtout, il y a ces avions que mon radar détecte sous le nom de French Air Force, dont certains n’apparaissent pas du tout sur les plans de vol. Étrange ambiance.
Les matins sont calmes. Je n’entends plus le bruit incessant des voitures dans les rues avoisinantes. Il ne reste que le chant des oiseaux, le pépiement des mésanges à tête noire et le jacassement des pies qui se font de plus en plus rares. Le soir venu, on entend à nouveau les chouettes ululer dans les grands arbres du parc du château. Et la vie passe doucement, comme au soir d’une éternité qui s’éteint.
Je ne sors presque plus ; c’est le but du confinement. Le soleil caresse mes pieds nus sur l’herbe pendant que je lis les dernières pages du livre de Xavier Brau de Saint-Pol Lias sur Phnom Penh ; l’homme n’était assurément pas un écrivain, un simple rapporteur d’une période qui a sombré depuis bien longtemps dans l’oubli.
Alors… Je me mets à rêver au plus long de tous les étés… Celui qui adviendra. Celui dont personne n’a encore idée du temps qu’il durera.
Photo by Alexander on Unsplash
Le soir, Phnom Pehn est très animée, mais d’une animation joyeuse, tout à fait rassurante. J’en parcours toutes les rues à la tombée de la nuit, au milieu des détonations continuelles et de nuages de fumée. Mais ces détonations sont celles des pétards chinois, toujours ! et cette fumée vient des morceaux de papiers dorés qu’on brûle aux ancêtres, sur le seuil des maisons, pour leur offrir les vêtements, les ustensiles, les meubles et même les pièces de monnaie dont ces papiers portent l’image. Tous les Chinois et Annamites que je rencontre ont un air de fête, dans leurs beaux vêtements de soie aux couleurs vives, sous l’illumination des grandes lanternes de papiers enluminés, qui éclairent tous les soirs le devant des maisons, mais que l’on a multipliées à l’occasion du Têt. C’est une population gaie, à l’air affable, de l’aspect le plus pacifique. Partout, l’autel des ancêtres, que l’on aperçoit de la rue dans l’intérieur des maisons, est paré, éclairé. De somptueux repas composés de riz, de poulets, de canards, de pâtisseries variées et d’une multitude de petits bols contenant les mets de la cuisine chinoise, s’étalent sur les devantures, hérissés de petits cierges qui brûlent ou qui fument, en l’honneur des aïeux : les trottoirs même sur la rue en sont bordés, et les pétards éclatent de toute part, soulevant la poussière rouge qui remplace ici la pavé.
Nous pouvons dormir tranquilles.
— Xavier Brau de Saint-Pol Lias, Phnom Penh
2013, Magellan & Cie
Mes nuits sont douces, la fenêtre ouverte, pour sentir l’air du dehors entrer dans la chambre comme si chaque matin était le premier du monde. Blotti sous ma couette, j’écoute au matin les oiseaux enchanter l’air silencieux.
Mes nuits sont pleines de rêves étranges, de rêves de lointains au soleil caressant ma peau, des rêves érotiques parfois où le plaisir des corps se mêlent à des histoires improbables. Elles sont aussi pleines de caractères chinois (汉字) que je viens d’apprendre. La seule chose un peu originale que j’aurais fait pendant ces semaines aura été de suivre un cours à distance de chinois dispensé par Langues O et dans lequel je me suis lancé à corps perdu. Le soir, je me badigeonne d’un onguent aux plantes et au camphre dont je ne connais pas le nom ; tout y est inscrit en thaï et en chinois. J’aime la sensation de fraîcheur qu’il me procure et l’odeur à la fois médicinale et fleurie que l’on peut sentir dans les pharmacies chinoises de l’avenue Chakkraphet, entre le quartier chinois et le quartier sikh de Bangkok. Je ne sais même plus où je l’ai acheté. Peut-être à Chiang Mai.
Voilà que j’ai commencé mon voyage durant le plus long de tous les étés. Les voyages passés me servent de substrat à tout nouveau voyage. Les souvenirs accumulés, dont je n’ai pas encore démêlé tout l’écheveau me rappellent à quel point je suis parti loin de chez moi et combien j’y étais bien. Rien ne me manquait, ni le confort de mon habitat, ni la nourriture de mon pays, et encore moins le climat revêche et encore empreint des saisons de Paris. Je rêve à présent à de nouvelles destinations, d’un long été où le soleil ne finirait jamais de briller, mis à part peut-être durant une grosse averse tropicale qui ne laisserait derrière que des flaques et l’odeur âcre de la terre. Trois mois loin de chez moi, lorsque j’aurais accumulé suffisamment pour ce qui sera certainement le voyage de ma vie. Quitte à partir, autant partir longtemps.
Le plus long de tous les étés sera asiatique, à n’en pas douter. Seule l’Asie porte en elle tous les charmes qui constituent l’essence de mes rêves. Ce continent commence sur la rive orientale d’Istanbul, au débarcadère d’Üsküdar où arrivent les vapurs provenant d’Eminönü, qui se trouve en Europe. Il se termine sous l’équateur, au large de la mer des Célèbes (Sulawesi), en Indonésie, et peut-être encore plus loin, à l’est, jusqu’à la mer des Salomon et peut-être aussi jusqu’à l’extrémité nord de l’île de Sapporo. Aujourd’hui, je ne sais pas encore à quoi ressemblera ma géographie de l’Asie au moment du plus long de tous les étés.
Rien ne vient bousculer ma tranquillité, tout est incroyablement calme. Les souvenirs me reviennent, je tente de recoller les morceaux, chaque instant de latence m’est doucement rempli de ces lieux qui ont fait ma joie. Il est peut-être temps pour moi de retrouver toutes ces photos éparpillées, tous ces carnets que j’ai remplis de mon écriture en lettres capitales et sur lesquels j’ai fixé pour l’éternité des ambiances et des rencontres sublimes. Tandis que je somnolais dans mon lit à la tombée de la nuit, hier soir, je tentais de goûter à nouveau l’air d’Ayutthaya, dans ce petit hôtel tranquille du quartier musulman, à deux pas de la Chao Phraya parcourue par les bateaux qui charrient des tonnes de sable, empestant l’air de leur diesel souffreteux et de leur longue litanie de moteur rouillé.
Je me rends compte à quel point je n’ai plus rien écrit sur mes derniers voyages. J’ai finalement assez peu écrit sur mon dernier voyage en Turquie à l’orée des derniers événements de Gezi, mais aussi sur mes différents voyages en Thaïlande, à Ayutthaya, à Sukhothaï, à Petchaburi, à Chiang Mai, dans les petites rues de Bangkok où l’on ne croise que des vieux qui me regardaient passer avec circonspection, parce que disons-le clairement, je n’avais rien à foutre là…
Peut-être me suis-je beaucoup laissé porté par le fait de juste sentir, humer l’air, sentir l’ambiance des quartiers où personne ne va, cherchant par tous les moyens les endroits qui n’ont aucun attrait touristique, les petits marchés étouffants où les cafards courent partout sur le sol, où les odeurs d’épices côtoient celles, beaucoup moins agréables, du poisson à la fraîcheur douteuse et des étals de viscères de porc dont je me demande encore ce qu’on peut bien cuisiner avec. Et plutôt que de noter scrupuleusement tous les endroits où je suis passé, où je me suis arrêté pour rien, juste pour regarder ce qui se passait, je me suis laissé porter par l’air du temps, un temps sans montre, sans contrainte. C’est peut-être ça le voyage. Sortir les lieux où l’on croise que des touristes, où rien n’est extraordinaire, pas de temples grandioses, pas de vieilles pierres dont on ne peut décrypter le sens et l’histoire que grâce aux notices des guides. Traquer le petit restaurant familial où les enfants dorment sur les banquettes lorsqu’ils ne jouent pas à la Playstation installée sur la télé accrochée au mur. On y cuisine à la demande, les produits frais sont achetés au marché du coin, voire à l’épicerie d’à côté lorsque les clients ont passé commande. Je me souviendrai toujours ce petit vieux chez qui j’ai mangé une çoban salata sur une petite place de Kaş et qui une fois qu’il avait reçu ma commande m’a laissé seul à la table de son restaurant en plein air pour aller chercher tomates et concombre au primeur de l’autre côté de la rue.
Peut-être ai-je tout simplement vécu mes vacances en me laissant désarmer plutôt qu’à tenter d’être un touriste comme les autres. Prendre un taxi à la journée, un de ces tuk-tuk qu’on appelle skylab à Ayutthaya, demander au chauffeur de m’emmener au marché pour acheter un balai, lui demander de s’arrêter pour acheter des fraises au piment sur un étal (absolument insipides), de lui proposer de partager des brochettes de poulet et un bol de nouilles à la même table (incompréhensible pour lui), d’aller voir ce temple en dehors de la ville (où personne n’a jamais dû lui souffler l’idée qu’on pourrait s’y intéresser), de s’arrêter pour acheter sur le bord de la route des ustensiles de cuisine (des couteaux mais aussi des cuillers en bois, en bambou), lui demander de me ramener au temple (hein ?) parce qu’en face il y a un petit restaurant (un boui-boui sans touristes) de nouilles au poulet et au concombre amer que je connais et je ne mangerai nulle part ailleurs (hein ?), voir dans ses yeux l’étonnement, la surprise, la satisfaction et l’ébahissement, et finir par retourner à l’hôtel après avoir mangé un Roti Sai Mai au sucre filé sur le bord de la route (un énième arrêt)… Nous nous sommes quittés sur le parking de l’hôtel et il me semble, peut-être me trompé-je, qu’en plus d’avoir illuminé ma journée, j’ai bien dû rendre la sienne un peu plus originale que les autres. Son regard et son sourire, lorsqu’il a fait demi-tour et qu’il m’a fait signe de la main, ne m’ont laissé que cette impression. Je crois qu’il a dû me prendre pour un fou, un illuminé, mais au final, ce petit homme édenté aux vêtements déchirés a dû me trouver bien sympathique. Un peu fou, mais sympathique. Car je suis un peu fou. Mais sympathique. Mais un peu fou.
Je suis un peu fou. Et j’étais un peu moins fier quand à Istanbul, au pied du bazar égyptien, je me suis fait suivre par une troupe de gitans allumés à je ne sais quelle drogue, à la peau brune et aux yeux blancs dans le soir tombant, et que j’ai réussi à semer en prenant mes jambes à mon cou.
Un peu de nostalgie, oui, mais comment faire autrement que d’être nostalgique après avoir vécu, il me semble, plus d’une vie en une seule, chaque voyage comptant pour une vie à part entière, chaque personnne rencontrée étant aussi pleine de vie que des centaines d’êtres humains, tout est décuplé, transformé, magnifié. Un Chinois, sur les bords d’une piscine sans âme de l’hôtel Trang de Bangkok, tandis que son ami était quasiment en train de se noyer, me demandait comment c’était de vivre en France. Il venait de Shanghaï, travaillait dans les assurances et se faisait appeler Mickaël… C’est le seul à avoir pris de mes nouvelles par mail tandis que des tarés étaient en train de terrasser de pauves innocents le soir du massacre du Bataclan. Etrange, non ? Un couple de Chinois, lui, musclé, façon nouveau riche, les cheveux noirs de jais lustrés, elle, apprêtée comme pour un soir de bal, robe ajustée et chapeau penché sur la tête, ils se sont perdus sur la rive droite de Bangkok, au pied du Wat Arun qui vient de fermer, pas certain qu’il y ait encore des vedettes qui retournent vers le sud de la Chao Phraya ; il parle un anglais approximatif et me demande à quelle heure passe la prochaine navette… Je n’en sais rien et je m’en fous, il y a toujours un moyen de retrouver son chemin. Pendant ce temps, une grosse averse nous rince, et le seul abri possible est une petite guérite sous laquelle nous nous abritons. Sa femme, très certainement récemment mariée, ne pipe pas un mot d’anglais et sent bon le jasmin. Pas un seul instant elle n’ose porter le regard sur moi. Tant pis. Elle sent bon quand-même. Une peau diaphane, des cheveux lisses, des yeux évanescents qui ne se fixent sur rien d’autre que son mari qu’elle semble aimer comme rien d’autre. Aucun intérêt. J’ai fini par lui indiquer la bonne navette à prendre, en lui donnant le nombre d’arrêts pour qu’il puisse se rendre là où il voulait aller. Je suis devenu son meilleur ami l’espace d’un instant ; je le rassurai et le sauvai, lui et sa femme, de la perdition assurée. Comme je le disais, on peut toujours trouver facilement trouver son chemin à Bangkok et à défaut, un taxi saura forcément vous dépanner, si tant est qu’il veuille bien enclencher le meter avant de commencer la course. Il ne savait plus comment me remercier tandis que le Chao Phraya Express accostait au ponton. Tout ce qui m’intéressait était de sentir l’air saturé d’humidité ; j’aurais bien fini par rentrer. Ce soir là, je suis retourné à l’hôtel en passant par Saphan Taksin ; j’ai bien dû attendre la navette fluviale pendant vingt-cinq minutes sur le quai, à moitié endormi, avant de retrouver la terrasse du restaurant de l’hôtel où je me suis saoulé d’œufs centenaires, de gambas grillées, de Chardonnay et de Maï Taï (on fait ce qu’on peut…).
Une photo volée. Sur la navette fluviale. Une belle femme japonaise au visage acéré, un chapeau de paille vissé sur ses cheveux raides et noirs comme le charbon, des yeux perçants qui fuient mon regard tandis qu’elle s’éloigne sur le ponton de Saphan Taksin ; je ne la reverrai plus jamais. Son visage restera imprimé sur la pellicule.
Les moustiques sont légions et me picorent à l’envi alors que la nuit est tombée depuis longtemps et que la fraîcheur des ténèbres d’une fin de mois d’avril ne permet plus de laisser les fenêtres ouvertes si tard. Les huiles Siang m’apportent réconfort, comme aux soirs sur les bords de la rivière Yom à Sukhothaï où même les plus redoutables remèdes pour contrer les pîqûres ne pouvaient rien contre ces redoutables bêtes qui sucent le sang jusqu’à satiété, à tel point qu’aux dernières heures de la journée, il était presque impossible de profiter de la terrasse de la chambre pour y boire une Singha.
Nous sommes le 26 avril. Je suis sur ma terrasse, plein soleil du matin, un soleil encore un peu timide, le café presque tiède et il n’y a que les oiseaux qui accompagnent ma tranquillité. Deux moineaux se répondent de leurs trilles à travers quelques jardins, tandis que les pigeons roucoulent pour se séduire dans le grand marronnier et les mésanges picorent les graines comme des voleuses. L’air sent bon la rosée, la terre encore fraiche et les fleurs de lilas qui n’arrêtent pas de fleurir.
Il est temps pour moi de reprendre l’écriture de ces beaux voyages, sans quoi le plus long de tous les étés risque d’arriver avant même que je n’ai eu le temps de rouvrir un carnet.