Jun 20, 2020 | Carnet de route en Indonésie, Carnets de route (Osmanlı lale), Ubud stories |
Les subak de Jatiluwih
Ubud stories #13
25 février 2014 : Les superbes rizières en escalier de Jatiluwih
Après la petite déconfiture de la veille, je décide de prendre un peu le temps, de me lever tard et de faire quelques longueurs dans la piscine, histoire de délasser mon esprit, pour de bon.
Après midi, je décide de faire appel à un taxi, un autre, un bien, un fiable — celui d’hier est rayé de la liste de l’hôtel. Je ne parle pas bahasa mais ce que j’entends au téléphone me laisse comprendre qu’un client qui se plaint n’aura pas l’occasion de se plaindre deux fois. C’est un ami de la jeune réceptionniste qui porte le doux nom de Pingki et un grand sourire sincère qui arrive. Un type d’une quarantaine d’année avec les dents de traviole, qui parle tout doucement et à l’air un peu hagard, mais surtout, très gentil. Mon but de la journée, partir sur la route pour aller sur Jatiluwih, un superbe paysage vallonné de rizières en escalier dont la technique de fabrication est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO ; ce sont les fameux subak.
Un subak est un système d’irrigation parfaitement écologique, s’appuyant sur un système hydraulique communautaire, généralement construit en aval d’un temple de l’eau. Le principe est d’une simplicité extrême et repose sur une philosophie typiquement balinaise, le Tri Hita Karana, les trois causes du bien-être (harmonie entre êtres humains, harmonie avec la nature, harmonie avec les divinités). L’eau jaillit là où se trouve le temple, gardé par les prêtres et s’écoule dans les rizières, apportant le substrat nécessaire à la culture du riz, dont le bienfait permet aux hommes de se nourrir.
La route est magnifique, et j’ai largement le temps de regarder puisque nous roulons en moyenne à 30 km/h. Quelques pointes à 80 pour doubler, mais sur Bali on roule doucement en général. Lorsque nous arrivons dans les montagnes, les paysages se transforment et ce sont désormais des lacets qu’il faut enquiller, une succession de lacets et de routes droites au bord desquelles on peut voir les travailleurs des rizières dans leur quotidien. Wayan, mon chauffeur, manque plusieurs fois d’écraser des poules ou des chiens. On sent que la population est pauvre, plus pauvre qu’autour d’Ubud. Il faut environ 1h30 depuis Ubud pour rejoindre Jatiluwih, c’est l’occasion de croiser sur la route des femmes aux alentours des villages, portant leur panier tressé sur la tête.
Nous arrivons sur les hauteurs. Il faut payer 15.000 roupies (1 euro) pour entrer dans le parc. Il laisse la voiture en face d’un warung et m’indique le chemin pour accéder aux rizières. Je croise beaucoup de gens qui travaillent, des visages souriants pour la plupart à qui je m’amuse à lancer des selamat sore auquel on me répond facilement et toujours avec le sourire. Les gens qui n’ont rien à vendre ont le sourire sincère puisque c’est celui qui ne demande rien…
Le chemin des rizières est superbe, on peut y voir les terrasses serpenter avec grâce le long des flancs de la montagne, un riz aux feuilles déjà épaisses masquant l’eau qui baigne à ses pieds.
Le paysage est splendide au pied de la montagne qui elle, a la tête dans les nuages. Il fait un temps doux et humide, agrémenté d’un petit vent agréable qui change des températures parfois accablantes. En sortant des rizières, je dis à Wayan que je souhaite déjeuner quelque chose. Pas de problème, il m’emmène vers une grande terrasse, une usine à touristes pour Chinois, mais je décline et je lui dit que je veux aller déjeuner dans le warung devant lequel il s’est garé où deux jeunes filles semblent s’ennuyer ferme. Il semble de ne pas comprendre, mais moi je me comprends… Je m’assieds et commande un ayam sayur, du poulet dans une soupe de légumes que je partage avec un chien qui n’attend que ça. Je lui donne les os qu’il fait craquer sous la dent.
Comme je suis parti tard, je ne reste finalement pas si longtemps que ça à errer dans les rizières de Jatiluwih, mais suffisamment pour ressentir le calme qui se répand ici comme une onde magique. Le vert, omniprésent, est comme une présence rassurante de la nature au beau milieu de cette île douce, parfois âpre, où la douceur de vivre peut se ressentir partout, même dans les villages les plus reculés et les plus pauvres. Une sorte de langueur semble être la règle, peut-être à cause de la chaleur étouffante de ces lieux humides où flotte une odeur à la fois végétale, source de vie, et mortifère, où les eaux n’ont pas grand-chose à faire que croupir.
En quittant la montagne, la brume se désépaissit, je traverse des villages où chacun semble affairé dans le soir tombant. Le soleil rasant exacerbe les reliefs d’une vie simple au bord de la route, donnant à voir des visages burinés par le soleil et une vie champêtre passée à travailler aux champs. Quelque chose de doux m’enveloppe, d’à la fois satisfaisant et de profondément calme. Je m’endors presque dans le van qui me ramène au village, à la petite vitesse qu’impose ces routes cabossées.
Voir l’ensemble des photos sur Flickr.
Moment récolté le 25 février 2014. Écrit le 20 juin 2020.
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Jan 13, 2018 | Pipes d'opium |
Où il est question d’une insolente en pays fermé, de confessions bretonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur allemand qui s’épanche en larmes.
Première pipe d’opium. Elle s’appelle Élodie Bernard. Née en 1984, elle a ramené dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhassa. Jeunesse insolente, visage frondeur, œil vif et perçant, un air de combattante, Élodie Bernard porte sur elle les stigmates d’une vie de voyageuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’exploit puisqu’elle s’est infiltrée dans le Tibet interdit en pleine période des Jeux Olympiques de Pékin alors qu’elle n’avait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style insolent et riche qui n’est pas sans rappeler la plume acérée de Nicolas Bouvier. Style enlevé, plein d’une rage sourde dans une Lhassa assiégée et muselée, elle emporte le lecteur dans son aventure clandestine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les circuits touristiques. Plus qu’une lecture de voyage, plus qu’un récit engagé qui sonne comme un affront au pouvoir central de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.
Elodie Bernard par Djamilla Cochran
Dans les déserts tibétains comme dans tous les déserts du monde, on pourrait rêver de courir librement à travers les espaces. Mais dans quelle direction aller ? Impuissant face à l’illimité de l’horizon, l’esprit se calme. On ne désire plus atteindre un point prochain, on apprécie le moment présent. On s’harmonise pour un temps avec la nature et on touche au bonheur. Le désir chez un individu conduit à un état de souffrance et d’insatisfaction perpétuelle, précisent les Écritures bouddhiques. L’instant de quiétude effeuillé devient alors une éclaircie, le signe avant-coureur d’un possible changement à venir. En paix avec lui-même, le corps est davantage disposé à l’accueil aux autres, non qu’il s’adapte à l’environnement, mais plutôt qu’il se renforce et se recentre. Je m’abandonne toute entière, saisissant au vol cet écho venu d’un autre horizon.
Elodie Bernard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gallimard, 2010
Deuxième pipe d’opium. C’est bien connu, l’air de la Bretagne invite à la confession. [perfectpullquote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce et à l’industrie, un vaste monastère ou nul bruit du dehors ne pénétrait, où l’on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’autel qui lui est dédié dans la cathédrale de Tréguier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Ernest Renan, natif de la ville, parler de son aspect rude… On le sait aussi depuis que l’on a entendu la cloche de Minihy-Tréguier sonner dans la campagne du soir, dans cette petite église où j’ai entendu un jour une messe chantée par des gens qui n’avaient aucun sens de l’harmonie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’entend plus la Micheline passer au fond du jardin. Sons de la Bretagne, bruissements de voix, rumeurs crapoteuses incertaines… Tout ce qui se dit en breton ou en français n’est pas bon à entendre. D’autant que la distance avec la capitale n’est pas si grande…
Il reste l’estran, l’horizon sans mer, des bateaux couchés sur le flanc au jusant, le souvenir des jours passés au bord de la mer avec les grands-parents, l’enfance lointaine repliée comme un mot d’amour caché dans un portefeuille. Tout le reste n’a aucune importance. L’air de la Bretagne invite à la confession.
L’estran à Plougrescant. Photo prise en 2008 mais depuis, rien n’a vraiment changé.
Troisième pipe d’opium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Découverte en 1991 et explorée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Vietnam, à la frontière avec le Laos, elle a été sculptée pendant des millénaires par les fleuves souterrains qui ont fait de ce lieu gigantesque une merveille qui cache encore des secrets. Faune endémique et forêts souterraines sont autant de miracles qu’on peut observer dans cette grotte qui est en fait un immense labyrinthe de 9 kilomètres de long et dont le point culminant souterrain s’élève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui correspond aux deux tiers de la hauteur de la Tour Eiffel, ou à la hauteur d’un immeuble de 40 étages.
Hang Sơn Đoòng
Quatrième pipe d’opium. Wiewohl mein Herz in Tränen schwimmt pour finir. La passion selon Saint Matthieu (BWV 244) de Johann Sebastian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un récitatif limpide qu’il faut écouter en fermant les yeux.
[audio:BWV0244-18.xol]
Ce sera tout pour aujourd’hui car parler trop n’est en rien une vertu. Allongez-vous ici, fermez les yeux, laissez-vous bercer par l’onde gracieuse, laissez les autres s’empêtrer dans leurs mensonges crasseux, le soleil fait enfin son apparition.
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Oct 22, 2016 | Archéologie du quotidien |
L’automne est bien là, il prend ses quartiers, s’installe tranquillement sans rien demander à personne. Les petits matins se remplissent d’une brume humide masquant l’horizon de marronniers se déplumant comme des poules prêtes à passer au pot ; l’air me scarifie la poitrine, l’été est loin. A mi-chemin déjà entre l’été et l’hiver, le cul entre deux chaises, je n’arrive pas à me réchauffer, à température constante encore dans mon esprit ; du nez je cherche la chaleur. L’esprit comme un cheval au galop, j’essaie de me fixer à un rocher pour ne pas sombrer dans la solitude et les jours sombres, il y a encore un peu de lumière, il faut allumer quelques bougies pour y voir clair, prendre son mal en patience, regarder les jours passer, attendre que le jour se lève, qu’il se couche et se lève à nouveau.
Paris était belle aujourd’hui, sous son voile de nuages grossiers percés par un soleil éclatant, bichonnant les façades des immeubles encrassés, les maquillant le temps d’une photo ou d’un coup d’œil, avant que la pluie n’arrive et ne reparte aussitôt ; un vrai temps du mois de mars. Il aurait fallu voir ces couleurs et ces ombres, pendant que d’énormes gouttes s’écrasaient dans mon cou lorsque que j’attendais que l’averse s’arrête. Dans le petit atelier de réparation des cuivres et des bois, l’odeur de la graisse et de l’encaustique m’a enveloppé comme la bogue d’un marron, les couleurs des instruments, des chiffons propres qui servent à nettoyer cors et saxophones, les outils inconnus… J’ai changé de dimension, arraché au réel encore une fois, mon esprit et mes sens galopant dans ces quelques mètres carrés.
Et puis, comme si tout était très naturel, tu es revenue, te glissant dans cette réalité, simplement.
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Jul 4, 2015 | Livres et carnets |
Paul Morand revient de Tombouctou, dans une France des colonies où l’ouest de l’Afrique n’est plus qu’une annexe française, ravagée par les maladies et la pire d’entre toutes : l’exploitation à tous les niveaux… Qu’il s’en désole ou pas, Morand profite de ces trois mois de voyage souvent inconfortable — on s’habille tout de même tout de blanc pour les soirées chaudes chez les administrateurs des régions françaises —, il revient en passant par la Côte-d’Ivoire aux prémisses de mars et s’émerveille de la végétation, pourtant victime de ce qui ressemble à une catastrophe écologique. Il y a presque cent ans… Témoignage d’un autre temps, tout en prose enlevée :
L’eau et le feu sont ce que j’aime le mieux au monde. Rivières noires, lourdes d’un liquide foncé, couleur de révélateur photographique et, en travers, des cadavres d’arbres noyés. Barrages de jonc, filets d’herbes tressées pour prendre les poissons. Feux. Les indigènes ne défrichent pas à la hache comme nous, ni à la dynamite, comme les Canadiens, mais surtout au feu. Au pied des arbres, ils allument des feux et bientôt la moelle brûle à l’intérieur, et les fromagers, les acajous de vingt mètres se transforment en hauts fourneaux. On voit la fumée sortir par le faîte, comme d’une cheminée. Pour élargir la route, on en a abattu beaucoup. Beaucoup trop. Quelle différence avec les étroites percées de la forêt cambodgienne ! Quels décombres végétaux ! On dirait une catastrophe de chemin de fer, des camions renversés dans un fossé, des crânes de dinosaures, des ruines antiques (car beaucoup de racines étant aériennes, les troncs sont coupés à quatre ou cinq mètres au-dessus du sol). Feuilles brûlées, bananiers calcinés et les feuilles jaunies, retombées autour d’eux comme des robes à volants défraîchis. Arbres égorgés, abattus dans les bras d’autres arbres qui les retiennent, suspendus au-dessus du vide. Parfois avec toutes leurs racines en l’air et une tonne de terre rouge qui pend comme de la chair. On voit dans le sol les grandes cicatrices qu’ils ont laissés, en s’en arrachant.
Paul Morand, in Paris-Tombouctou, 1928.
Robert Laffont, collection Bouquins.
Photo d’en tête © Sebastian Kostrubala
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Jun 28, 2015 | Carnet de route en Indonésie, Carnets de route (Osmanlı lale), Prises de son |
De mes escapades nocturnes sur l’île de Bali, j’ai ramené l’âme de la nuit et de la nature. Si les campagnes sous nos latitudes sont loin d’être silencieuses, les nuits balinaises sont de véritables concerts paradisiaques et inquiétants, où la voix des insectes se mélangent à celle des crapauds en plein ébats amoureux, où l’eau est omniprésente, ruisselante, suintante, dégoulinante, remplissant des vasques servent à alimenter des rizières surchargées. Il suffit de croiser au détour d’un chemin le masque grimaçant d’un dieu sauvage à tête de singe ou de dragon, ou une fontaine représentant Ganesha, le Seigneur des Catégories, au mieux de sa forme, puissant et débonnaire, assis sur une fleur de lotus ruisselante, pour savoir qu’ici la nuit a des vertus hallucinogènes. Un léger coup de fatigue vous tourmentera bien plus que la plus puissante des drogues et vous vous retrouvez bien vite plongé dans le mysticisme de l’hindouisme, en pleine forêt tropicale.
Apprenons à écouter la pluie qui tombe drue, les crapauds qui s’adressent des compliments d’une rizière à l’autre, des coléoptères impossibles à identifier stridulant au point parfois d’incommoder le promeneur nocturne tellement le son est puissant. Écoutons aussi, le temps d’une journée grise et chaude, les conversations des deux chauffeurs de taxi qui ne connaissent leur île qu’approximativement et qui, j’en suis persuadé, se paient votre tête alors que vous vous demandez dans quelle embuscade vous allez encore tomber, lorsque tout à coup, on fait un demi-tour sportif en plein milieu d’une route étroite entourée de ravines pleines d’eau. On s’entend dire dans un anglais approximatif qu’il y a un barrage policier sur la route et qu’on fait un long détour pour vous protéger de la police corrompue, alors qu’en réalité c’est surtout leur peau tannée qu’il essaie de sauver (problème de licence ?).
Il faut savoir qu’Ubud est un village, très étendu, que les distances, si sur la carte ne paraissent pas si éloignées, sont en fait très grandes. Mais pour éviter les routes — personne ne songe vraiment ici à aller d’un point à un autre autrement que motorisé — il existe des petits chemins qui traversent parfois les jardins des hôtels, longent les rizières dans une nuit noire, parfois s’arrêtent puis reprennent. C’est dans ces moments nocturnes (on se couche tôt à Bali, le soleil aussi) que je me suis perdu dans la nuit pour capturer tous ces petits sons qui sont autant de souvenirs bien plus vivants parfois que de simples photos.
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