Paul Morand revient de Tom­bouc­tou, dans une France des colo­nies où l’ouest de l’A­frique n’est plus qu’une annexe fran­çaise, rava­gée par les mala­dies et la pire d’entre toutes : l’ex­ploi­ta­tion à tous les niveaux… Qu’il s’en désole ou pas, Morand pro­fite de ces trois mois de voyage sou­vent incon­for­table — on s’ha­bille tout de même tout de blanc pour les soi­rées chaudes chez les admi­nis­tra­teurs des régions fran­çaises —, il revient en pas­sant par la Côte-d’I­voire aux pré­misses de mars et s’é­mer­veille de la végé­ta­tion, pour­tant vic­time de ce qui res­semble à une catas­trophe éco­lo­gique. Il y a presque cent ans… Témoi­gnage d’un autre temps, tout en prose enlevée :

L’eau et le feu sont ce que j’aime le mieux au monde. Rivières noires, lourdes d’un liquide fon­cé, cou­leur de révé­la­teur pho­to­gra­phique et, en tra­vers, des cadavres d’arbres noyés. Bar­rages de jonc, filets d’herbes tres­sées pour prendre les pois­sons. Feux. Les indi­gènes ne défrichent pas à la hache comme nous, ni à la dyna­mite, comme les Cana­diens, mais sur­tout au feu. Au pied des arbres, ils allument des feux et bien­tôt la moelle brûle à l’in­té­rieur, et les fro­ma­gers, les aca­jous de vingt mètres se trans­forment en hauts four­neaux. On voit la fumée sor­tir par le faîte, comme d’une che­mi­née. Pour élar­gir la route, on en a abat­tu beau­coup. Beau­coup trop. Quelle dif­fé­rence avec les étroites per­cées de la forêt cam­bod­gienne ! Quels décombres végé­taux ! On dirait une catas­trophe de che­min de fer, des camions ren­ver­sés dans un fos­sé, des crânes de dino­saures, des ruines antiques (car beau­coup de racines étant aériennes, les troncs sont cou­pés à quatre ou cinq mètres au-des­sus du sol). Feuilles brû­lées, bana­niers cal­ci­nés et les feuilles jau­nies, retom­bées autour d’eux comme des robes à volants défraî­chis. Arbres égor­gés, abat­tus dans les bras d’autres arbres qui les retiennent, sus­pen­dus au-des­sus du vide. Par­fois avec toutes leurs racines en l’air et une tonne de terre rouge qui pend comme de la chair. On voit dans le sol les grandes cica­trices qu’ils ont lais­sés, en s’en arrachant.

Paul Morand, in Paris-Tom­bouc­tou, 1928.
Robert Laf­font, col­lec­tion Bouquins.

Pho­to d’en tête ©

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