Pipes d’o­pium #9

Pipes d’o­pium #9

Pre­mière pipe d’o­pium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augus­tin d’Hip­pone, le célèbre auteur des Confessions.

Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aus­si des signes […] Par­mi ces signes, cer­tains sont seule­ment des signaux, d’autres sont des marques ou des attri­buts, d’autres encore sont des symboles.

Vit­tore Car­pac­cio dans la cha­pelle San Gior­gio degli Schia­vo­ni, Venise — Saint Augustin

Dans les pre­mières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Gior­gio degli Schia­vo­ni, com­man­dèrent à l’ar­tiste Vit­tore Car­pac­cio une série de scènes illus­trant la vie de saint Jérôme, ce grand éru­dit et lec­teur du IVè siècle. Le der­nier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obs­cure, ne repré­sente pas saint Jérôme mais saint Augus­tin, son contem­po­rain. Une tra­di­tion répan­due au Moyen Âge raconte que, saint Augus­tin s’é­tant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui deman­der son opi­nion sur la ques­tion de la béa­ti­tude éter­nelle, la pièce fut emplie de lumière et Augus­tin enten­dit une voix qui lui annon­çait que l’âme de Jérôme était mon­tée au ciel.

Alber­to Man­guel, in L’or­di­na­teur de saint Augustin
tra­duit de l’an­glais par Chris­tine Le Bœuf, Actes Sud, 1997

Deuxième pipe d’o­pium. Naf­tule Brand­wein. Les ama­teurs de klez­mer connaissent for­cé­ment Naf­tule, Yom lui-même y fait sou­vent réfé­rence comme était le maître de la cla­ri­nette klez­mer. L’homme reste peu connu, peu de docu­ments attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musi­cien très deman­dé notam­ment dans les mariages juifs. Après une courte car­rière dis­co­gra­phique, il finit sa vie dans une misère et un ano­ny­mat par­fait, entou­ré des brumes de l’al­cool qu’il consom­mait en plus grande quan­ti­té que le musique. On sait aus­si de lui qu’il ne connais­sait rien à la musique écrite et qu’il ne par­lait que yid­dish, mais éga­le­ment que cela ne lui posait pas de pro­blème d’é­thique de jouer pour des concerts pri­vés pour Mur­der Inc., la célèbre mafia de la Yid­dish Corporation.

Troi­sième pipe d’o­pium. Anto­nio Cor­ra­di­ni, l’or­fèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réa­li­sa nombre d’œuvres sculp­tu­rales à l’as­pect très aérien, affu­blés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa car­rière, Cor­ra­di­ni sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une sta­tue, œuvre allé­go­rique repré­sen­tant la Pudi­ci­té, pour le tom­beau de Céci­lia Gae­ta­ni à l’in­té­rieur de la cha­pelle San­se­ve­ro de Naples. Évi­dem­ment, la tech­nique de Cor­ra­di­ni consis­tant à rendre pré­sente l’ex­trême légè­re­té d’un tis­su trans­pa­rent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une cer­taine patience pour arri­ver à ce résul­tat si fin. Le résul­tat est épous­tou­flant de beau­té, mais le sujet cen­sé repré­sen­ter la pudi­ci­té, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse devi­ner la forme avan­ta­geuse de sa poi­trine qu’elle porte fiè­re­ment bom­bée en avant. On aurait vou­lu tor­tu­rer un peu plus l’âme cha­grine d’un croyant que le sculp­teur n’au­ra pas pu s’y prendre autre­ment, et c’est cer­tai­ne­ment en cela que réside le génie de Corradini.

Anto­nio Cor­ra­di­ni — la pudi­ci­té (Pudi­ci­zia Vela­ta) 1751 — Cha­pelle San­se­ve­ro — Naples

Qua­trième pipe d’o­pium. Le chris­tia­nisme, reli­gion de l’ou­bli. Le chris­tia­nisme ne sait même pas d’où il vient, il s’i­ma­gine être né à Rome et ne racon­ter qu’une vague his­toire d’hommes cru­ci­fiés sur une col­line dans un monde loin­tain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.

Le chris­tia­nisme est depuis long­temps asso­cié à la Médi­ter­ra­née et à l’Eu­rope occi­den­tale. Cela résulte en par­tie de l’emplacement du gou­ver­ne­ment de l’Église, les prin­ci­pales figures des Églises catho­liques, angli­canes et ortho­doxes se trou­vant res­pec­ti­ve­ment à Rome, Can­ter­bu­ry et Constan­ti­nople (la moderne Istam­bul). Or en réa­li­té, dans tous ses aspect, la pre­mière chré­tien­té fut asia­tique. Son point focal géo­gra­phique était bien sûr Jéru­sa­lem, ain­si que les autres sites liés à la nais­sance, à la vie et à la cru­ci­fixion de Jésus ; sa langue ori­gi­nelle était l’a­ra­méen, l’une des langues sémi­tiques ori­gi­naires du Proche-Orient ; son arrière-plan théo­lo­gique et sa trame spi­ri­tuelle étaient four­nis par le judaïsme, for­mé en Israël puis durant les exils égyp­tien et baby­lo­nien ; ses his­toires étaient mode­lées par des déserts, des crues, des séche­resses et des famines mécon­nues de l’Europe.

Peter Fran­ko­pan, Les routes de la soie, tra­duit de l’an­glais par Guillaume Villeneuve
Edi­tions Nevi­ca­ta, 2015

Cin­quième pipe d’o­pium. 萨顶顶. Sa Ding­ding. Elle est belle comme tout, elle est Chi­noise, née en Mon­go­lie et de culture han et mon­gole et chante en tibé­tain ou en sans­krit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une for­te­resse accul­tu­rée, on peut dire qu’elle a un sacré culot. 

Sixième pipe d’o­pium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occa­sion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bou­ger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habi­tuels avec les­quels on fait les choses d’or­di­naires, du papier et des sty­los, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pen­dant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le gar­der, se dépos­sé­der de tout ce qui encombre. Fer­mer les yeux et se concen­trer sur un sou­ve­nir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sen­sa­tions agréables. Éva­cuer les sou­ve­nirs dou­lou­reux. Ima­gi­ner toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souf­france à ne sur­tout pas gar­der niché au creux de soi, un poi­son à faire sor­tir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’o­pium pour s’en­dor­mir dans les rêves de dra­gons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran mas­quant les vrais souf­frances qu’il suf­fit de cher­cher à évi­ter, et puis on fini­ra bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gon­flés, les muscles engour­dis et l’ha­leine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a mar­ché trop long­temps et qu’on aurait mieux fait de s’ar­rê­ter pour prendre un peu le temps.

Fumeurs d'opium en 1880

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Nic­colò Nic­co­li et le camée de Polyclète

Nic­colò Nic­co­li et le camée de Polyclète

Les petites his­toires font par­fois les grandes et lors­qu’elles arrivent jus­qu’à nos oreilles chastes et cré­dules, elles prennent par­fois la cou­leur des légendes. Nic­colò Nic­co­li, un éru­dit flo­ren­tin qu’on peut dire huma­niste, est connu pour avoir fon­dé une des plus grandes col­lec­tions de livres sous forme de biblio­thèque publique qui a ali­men­té la très célèbre Biblio­thèque Lau­ren­tienne de Flo­rence mais éga­le­ment pour être à l’o­ri­gine de l’é­cri­ture cur­sive répu­tée sous le nom d’« ita­lique de la Can­cel­la­res­ca » ou « ita­lique de la Chan­cel­le­rie ». On trouve dans un livre édi­té en 1859 à Flo­rence (Vite de uomi­ni illus­tri del seco­lo XV, Fio­ren­ti­no Ves­pa­sia­no da Bis­tic­ci) un épi­sode qui revêt une colo­ra­tion toute par­ti­cu­lière, illus­trant la trans­mis­sion du patri­moine à tra­vers les âges.

Repla­çons tout ceci dans le contexte. Rome, au début de la Renais­sance, n’est encore qu’une petite ville pro­vin­ciale mal famée. Comp­tant 1 200 000 habi­tants en 260 après J.-C., on ne trouve plus que 30 000 habi­tants au VIIIè siècle. Sa gran­deur pas­sée n’est plus qu’un songe, qui ne se reflète plus que dans les ruines à demi-enter­rées d’une ville fan­tôme. Les rares habi­ta­tions sont faites à par­tir de pierres de rem­ploi, de celles qui jadis fai­saient la majes­té de ses rues pavées et de ses mai­sons cos­sues. Des bustes antiques affleurent sous quelques cen­ti­mètres de terre, des cha­pi­teaux de colonnes et des rin­ceaux gisent au milieu des métopes et des tym­pans bri­sés ; toute une ville attend qu’on la découvre et les gamins jouent dans un vaste ter­rain vague, autre­fois capi­tale d’un empire s’é­ten­dant de l’Écosse aux cata­ractes du Nil et des contre­forts du Por­tu­gal au Golfe Persique…

Ami du grand huma­niste Le Pogge qui fut à l’o­ri­gine de la redé­cou­verte du long poème de Lucrèce, de rerum natu­ra, Nic­colò Nic­co­li est décrit en pleine chasse au tré­sor bien involontaire :

« Un jour, alors que Nic­colò sor­tait de chez lui, il vit un gar­çon qui por­tait autour du cou une cal­cé­doine dans laquelle était gra­vé un por­trait de la main de Poly­clète. Une œuvre remar­quable. Il s’en­quit du nom du père du gar­çon et, l’ayant appris, envoya quel­qu’un lui deman­der s’il accep­te­rait de lui vendre la pierre : le père y consen­tit volon­tiers, comme s’il ne savait pas ce que c’é­tait et n’y était pas atta­ché. Nic­colò lui fit por­ter cinq flo­rins en échange, et le bon­homme esti­ma qu’il en avait reti­ré le double de sa valeur. » Dans ce cas, au moins, la dépense se révé­la un très bon inves­tis­se­ment. « Du temps du pape Eugène vivait à Flo­rence un cer­tain Maes­tro Lui­gi le Patriarche, qui s’in­té­res­sait beau­coup à ce genre d’ob­jet, et il deman­da à Nic­colò la per­mis­sion de voir la cal­cé­doine. Ce der­nier la lui fit par­ve­nir, et elle lui plut tant qu’il la gar­da, et envoya à Nic­colò deux cents ducats d’or. Il insis­ta tel­le­ment que Nic­colò, n’é­tant pas un homme riche, la lui céda. Après la mort de ce patriarche, la pierre pas­sa au pape Paul, puis à Laurent de Médicis. »

Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to
Flam­ma­rion, 2013
Note pp.345–346

Et voi­là comme une petite pièce réus­sit à tra­ver­ser les âges, grâce au bon goût d’un petit gar­çon et de son père, qui, un peu igno­rant, ne se dou­tait pas qu’il était assis sur un bon tas d’or…

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L’art du Gand­ha­ra, ren­contre gréco-bouddhique

L’art du Gand­ha­ra, ren­contre gréco-bouddhique

Deux femmes de haut-rang - Pakistan - Art du Gandhara - Los Angeles County Museum of Art

Deux femmes de haut-rang — Pakis­tan — Art du Gand­ha­ra — Los Angeles Coun­ty Museum of Art

On doit au Musée Gui­met d’a­voir, il y a quelques années de cela, popu­la­ri­sé la connais­sance que nous avons aujourd’­hui en France de l’art du Gand­ha­ra. Cette antique région fait figure d’ac­ci­dent artis­tique ins­crit dans une épo­pée his­to­rique dont on ne connait sou­vent que le nom et peu les faits ; la conquête de l’A­sie cen­trale par Alexandre le Grand. Située sur les contre­forts de la passe de Khy­ber et au pied de la ville aujourd’­hui pakis­ta­naise de Pesha­war et de Mar­dan, cette civi­li­sa­tion s’est répan­due dans une aire rela­ti­ve­ment res­treinte. Entre le pre­mier siècle avant notre ère et le IXème siècle, le Gand­ha­ra s’est bâti sur les fon­da­tions de l’empire kou­chan, lui-même né d’un peuple trou­vant ses ori­gines dans les plaines chi­noises et c’est du contact avec les troupes d’A­lexandre le Grand venu jusque là pour sou­mettre le monde à son désir qu’est né un art qu’on qua­li­fie de gréco-bouddhique.

The Big Pot Tea Man of Peshawar

Pesha­war d’au­jourd’­hui. Ven­deur de thé dans le bazar de Pesha­war. Pho­to © Zere­ga

Ame­nant avec lui les influences grecques de sa Macé­doine natale, c’est tout natu­rel­le­ment que les deux mou­vances artis­tiques se sont mêlées pour géné­rer une sta­tuaire, notam­ment, à l’ex­pres­sion tout à fait étrange. On trouve ain­si des boud­dhas ou des bod­hi­satt­vas mous­ta­chus dra­pés de toges mani­fes­te­ment grecques. C’est ici un rac­cour­ci de cir­cons­tances puisque la syn­thèse des arts est plus pro­fonde et plus com­plexe que cela. Les influences de cet art aux contours peu pré­cis sont aus­si bien hel­lé­nis­tiques que romaines ou perses et l’i­co­no­gra­phie ou l’art archi­tec­tu­ral contient un pro­gramme stric­te­ment boud­dhique avec une forte conno­ta­tion indienne. Ceux qui auront un jour l’oc­ca­sion de venir à Paris voir les fan­tas­tiques col­lec­tions du Musée Gui­met seront trou­blés par toute une série de sculp­tures pro­ve­nant de cette région, mais aus­si d’Af­gha­nis­tan, dans lequel on est sai­si par la res­sem­blance entre le pro­gramme ico­no­gra­phique racon­tant les heures de Boud­dha avec une sta­tuaire que j’o­se­rais presque qua­li­fier de paléo­chré­tienne tant on a l’im­pres­sion que ces ves­tiges pour­raient pro­ve­nir des murs d’un antique église orien­tale. Cet art est trou­blant pour toutes ces rai­sons, car il témoigne d’une impro­bable syn­thèse fan­tas­tique qui s’est répan­due jus­qu’aux portes de la Chine à une époque où les voyages de Mar­co Polo n’é­tait qu’une hypo­thèse futu­riste, et qui, en secret, flatte nos égos d’Eu­ro­péens en nous susur­rant à l’o­reille que tout ceci est plus de notre culture que de l’Asie…

Ce qui est sur­pre­nant, c’est que cet art a sur­vé­cu à la Grèce long­temps après que celle-ci fut enfoui sous les décombres de l’his­toire et de voir à quel point l’ar­chi­tec­ture par­ti­cu­lière a frap­pé les esprits qui se sont aven­tu­rés jusque dans ces confins.

C’est à cette période de l’his­toire que l’on doit éga­le­ment les superbes décou­vertes éphé­mères d’Aurel Stein dont j’ai déjà rap­por­té ici la des­crip­tion qu’en a faite Colin Thu­bron.

Bodhisattva debout - monastère de Shahbaz-Garhi, (Gandhara). Musée Guimet, Paris

Bod­hi­satt­va debout — monas­tère de Shah­baz-Garhi, (Gand­ha­ra). Musée Gui­met, Paris

C’é­tait une vision extra­or­di­naire. Il y avait là, par­fai­te­ment pré­ser­vées au milieu de nulle part, à des kilo­mètres de la grande route la plus proche, les ruines d’un beau monas­tère dont l’ar­chi­tec­ture n’au­rait pas dépa­ré Athènes, Rome ou Constan­ti­nople ; les por­tiques et les fron­tons de la façade étaient sou­te­nus par des colonnes à cha­pi­teaux corin­thiens. Les grandes salles, la cha­pelle, les stu­pa —tout était construit dans un style grec clas­sique immé­dia­te­ment iden­ti­fiable. Cepen­dant, il s’a­gis­sait de bâti­ments boud­dhistes, situés à quelques kilo­mètres de la fron­tière afghane, et qui dataient des pre­miers siècles de l’ère chré­tienne, long­temps après la fin de la civi­li­sa­tion antique. Je me tenais en haut du plus grand stu­pa. Un crois­sant de lune venait de se lever, bien qu’il ne fit pas encore noir, et les cigales chan­taient. Des fumées de feux de brousse mon­taient des vil­lages, dans la val­lée. Je par­cou­rais le pay­sage des yeux, stu­pé­fait par ce que je voyais ; ce ne fut que plus tard, dans les biblio­thèques de mon pays, que je pus en sai­sir toute la signi­fi­ca­tion. Il semble que l’o­ri­gine de ces extra­or­di­naires bâti­ments remonte à l’é­té 327 av. J.-C., quand Alexandre le Grand péné­tra dans les hautes terres du Swat, à la tête de son armée macé­do­nienne vic­to­rieuse. Dans l’in­ten­tion de conqué­rir même les pro­vinces les plus loin­taines de l’an­cien empire perse, Alexandre était venu jusque dans l’Hin­du Kush ; et là, sur les hau­teurs du pla­teau afghan, il avaient enten­du par­ler, pour la pre­mière fois, des richesses légen­daires du sous-conti­nent indien — de son or, que l’on disait enter­ré par de gigan­tesques four­mis et gar­dé par des grif­fons ; de ses hommes qui vivaient deux cents ans, et de ses femmes qui fai­saient l’a­mour au vu de tous ; des scia­podes, qui aimaient s’a­bri­ter à l’ombre de leur unique et énorme pied ; des par­fums et de la soie qui, disaient les Afghans aux Grecs, pous­saient sur les arbres et même dans les car­rés de choux de l’Inde ; des licornes et des Pyg­mées ; des élé­phants et des fau­cons ; des pierres pré­cieuses qui par­se­maient le sol comme des gra­villons ; et d’un genre d’a­cier unique qui pou­vait détour­ner l’o­rage. […] Le Gand­ha­ra a sur­vé­cu durant mille ans, long­temps après que la civi­li­sa­tion grecque eut dis­pa­ru en Europe ; et quand, au VIIè siècle, ce royaume fut détruit par une autre vague d’en­va­his­seurs venus d’A­sie Cen­trale, il lais­sa der­rière lui des monas­tères d’une fort belle archi­tec­ture — dans les plaines autour de Pesha­war. Fa-Xian, un voya­geur chi­nois du début du Vè siècle, n’en comp­ta pas moins de deux mille quatre cents —et un semis de cités clas­siques, des acro­po­li, des stu­pa, et de superbes sculp­tures. La plu­part s’ins­pirent des écri­tures boud­dhistes, mais pour ce faire, uti­lisent les motifs et les tech­niques de l’art gré­co-romain, avec ses volutes de plantes et ses ché­ru­bins, ses tri­tons et ses cen­taures. Les ruines de la civi­li­sa­tion qui émer­gea de cet extra­or­di­naire choc des cultures qui jonchent encore la plus grande par­tie du nord du Pakistan.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

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La nati­vi­té et l’an­nonce aux ber­gers de Gio­van­ni Pisano

Sur la célèbre chaire du non moins célèbre bap­tis­tère de Pise (Bat­tis­te­ro di San Gio­van­ni) se trouve un pan­neau en par­ti­cu­lier dont l’exis­tence est un véri­table palier dans l’his­toire de la sculp­ture et de l’art en géné­ral. A trois bons mètres du sol sur cet édi­fice hexa­go­nal posé sur sept colonnes cha­cune ter­mi­née par une des ver­tus théo­lo­gales (sauf la colonne cen­trale) se trouve une scène conden­sée où l’on peut voir regrou­pées sur le même pan­neau la nati­vi­té du Christ à Beth­léem et l’an­nonce faite aux ber­gers. La nati­vi­té est concen­trée sur le bas du pan­neau, où deux femmes sont en train de laver l’en­fant tan­dis que Joseph, l’homme sans des­cen­dance, regarde atten­ti­ve­ment l’en­fant avec dans les yeux la ten­dresse d’un père aimant. Remar­quez le mou­ve­ment dyna­mique des deux femmes entou­rant la vasque, elles sont comme figée dans un mou­ve­ment très réa­liste. Sur le haut du tableau, on voit la cohorte des anges allant de gauche à droite pour annon­cer aux ber­gers endor­mis la nou­velle de la nais­sance. Selon la légende, le Sau­veur de l’hu­ma­ni­té est né dans une grotte, ce qui est bien repré­sen­té par la forme convexe au-des­sus de Marie. Pen­dant ce temps, les ber­gers arrivent là où se trouvent l’en­fant avec sa mère, soit… dans une étable, rai­son pour laquelle on voit un âne et un bœuf émer­ger du fond de la scène. Marie, per­son­nage cen­tral est repré­sen­tée dans une posi­tion iden­tique à celle d’une déesse antique ; l’ins­pi­ra­tion en est clai­re­ment grecque ou romaine. Elle est d’ailleurs vêtue dans un robe à revers et d’un fou­lard bor­dé, des attri­buts qui ne sont pas les siens d’or­di­naire. La com­po­si­tion est d’une intel­li­gence exem­plaire, pre­nant une forme d’arbre dont le tronc pren­drait son essor entre le dos de la ser­vante et les mou­tons qui pour le coup sont dos à dos et dont la forme entière est sou­te­nue par l’arche de la grotte. Le dra­pé de Marie est d’une finesse et d’une déli­ca­tesse qui portent l’en­semble avec grâce et en font une œuvre magnifique.
La grande ori­gi­na­li­té de ce pan­neau, c’est qu’il est d’une nou­veau­té totale pour l’é­poque où il a été exé­cu­té, car il a été réa­li­sé entre 1302 et 1311, époque à laquelle le seule modèle uti­li­sé est le modèle byzan­tin. Ici, clai­re­ment, l’ins­pi­ra­tion n’est plus byzan­tine, mais fran­çaise, on est ici en pré­sence de l’art sta­tuaire et sculp­tu­ral des cathé­drales fran­çaises et de celui qu’on trouve éga­le­ment sur les parois des sar­co­phages romains. Voi­ci cer­tai­ne­ment le pre­mier ouvrage stric­te­ment renais­sant en matière de sculpture.

Note de bas de page : pour contre­car­rer toutes les bêtises que j’ai pu lire sur inter­net, ce pan­neau n’a pas été sculp­té par Nico­la Pisa­no, mais par Gio­van­ni, son fils. La père, lui, a sculp­té les autres panneaux.

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Aurel Stein, les sta­tues de pous­sière de l’oa­sis de Hotan et les cher­cheurs de Jade

Ruines des grottes aux mille Boud­dhas de Bezeklik

Aurel Stein est un per­son­nage tout à fait fas­ci­nant, qui n’au­ra eu de cesse d’ar­pen­ter le monde sur les traces de Mar­co Polo et de la Route de la soie ; il n’y a qu’à lire son éton­nant par­cours pour voir à quel point cela res­tait chez lui une idée fixe. Archéo­logue hon­grois de nais­sance, natu­ra­li­sé bri­tan­nique, il part en 1900 sur les routes de sables et obtien­dra au soir de sa vie le sésame dont il avait tou­jours rêvé : avoir enfin l’au­to­ri­sa­tion de se rendre en Afgha­nis­tan, le bout de la route et sur­tout l’ex­tré­mi­té orien­tale de l’empire d’Alexandre le Grand. Pas­sé Pesha­war puis arri­vé à Kaboul, il s’é­teint brus­que­ment une semaine plus tard.

Arri­vé à l’oa­sis de Hotan (ou Kho­tan) en 1901, dans cette petite oasis chi­noise ouï­ghoure (petite oasis de 116 000 habi­tants tout de même) bor­dant le sud du désert du Tak­la­ma­kan, il découvre de bien étranges sta­tues dans un pays sans pierre. C’est ce que nous raconte Colin Thu­bron dans L’ombre de la route de la soie avec une cer­taine émo­tion. (more…)

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