May 8, 2019 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Ko Pha Ngan stories |
Déluge à Chalok Lam
Ko Pha Ngan stories #3
Wat Chalok Lam.
Le mot wat désigne tout naturellement ces temples que les bouddhistes visitent de temps à autre pour honorer la figure de Bouddha et les grands moines qui ont parfois leurs statues en cire criantes de réalisme exposées sous les auvents en bois.
Wat Chalok Lam, c’est le premier petit temple provincial à qui j’ai rendu visite sur l’île. Visiter est un bien grand mot ; il n’y a pas grand-chose à voir ici, à part un tout petit temple dans une clairière carrelée d’un damier, des nagas en pierre finement ciselés montant la garde. Resplendissant d’ors et de mosaïques de miroirs, il étincelle, caché dans un recoin du village. Rien en lui ne respire l’ancien, la pierre patinée, avec sa peinture blanche étincelante, mais j’apprendrai plus tard que conserver l’ancien n’est pas forcément la pratique la plus courante et que chaque temple peut être reconstruit à l’identique avec des matériaux modernes, parfois même juste à côté, l’aspect sacré du monument primant sur la conservation du patrimoine.
Un peu à l’écart de la ville, la pluie commence à se déverser sur la route goudronnée, et le seul refuge que je trouve, c’est la cour du temple, mais tout est aux quatre vents. Seul un espace couvert, quatre piliers et un toit de chaume, permet de s’abriter. Aux poutres traversières sont accrochées des dizaines d’orchidées simplement retenue par quelques fils de fer enchevêtrés. Un homme qui a laissé son scooter un peu plus loin est venu me rejoindre en me faisant comprendre que ce qui tombe du ciel est un vrai déluge, en se marrant de toutes ses dents, des quelques unes qui lui restent… Dans la chaleur humide, la pluie n’arrive pas vraiment à apaiser l’air électrique, se faufilant à travers les lames de chaumes ajourées, créant des filets d’eau qu’il faut éviter.
Quelques mauvais chiens se sont réfugiés sous un auvent en aboyant plus fort les uns que les autres, à côté de trois hommes qui sirotent leur bière en continuant de discuter, pas le moins du monde perturbés par ce qui se passe autour d’eux.
Et tout à coup, une tunique orange, un bhikshu grassouillet enroulé dans son drap de coton safran passe devant moi pour se rendre dans le temple dont il ferme les lourds volets de bois avant de repartir dans l’autre sens, une main dans le dos, l’autre tenant un grand parapluie jaune. Un instant d’éternité séculier.
Le temps s’écoule doucement pendant que la pluie rince le paysage dont de fortes effluves de terre mouillée émanent avec une discrétion toute bouddhiste. Il pleut ainsi pendant un bon quart d’heure qui impose un temps d’éternité dans la cour du petit temple, Wat Chaloklam…
La pluie s’arrête comme elle est arrivée, sans prévenir ; les chiens reprennent leur place en s’allongeant sur la route détrempée, regardant les scooters qui serpentent pour les éviter avec un air débonnaire, presque méprisant, et la vie reprend soudain d’autres couleurs sous le ciel de plomb du petit village de pécheurs.
Moment recueilli le 5 mars 2013. Écrit le 8 mai 2019.
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Apr 27, 2019 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Ko Pha Ngan stories |
Ban Chalok Lam
Ko Pha Ngan stories #2
Baan Chalok Lam. On dit aussi Chaloklum. Voici le finistère de Koh Pha Ngan, un finistère en forme de croissant de lune s’enfonçant dans une vallée au pied d’un des points culminants, une montagne où les nuages chargés d’eau s’accrochent et finissent par se vider au-dessus du village de pécheurs.
C’est une petite ville avec des routes en terre, deux rues parallèles qui longent une plage sans prétention où quelques bateaux souffreteux déversent leurs poissons et les calamars qui seront séchés sur les tables qu’on peut voir un peut partout en bord de mer.
C’est le genre d’endroit où il ne se passe rien, où les touristes n’arrivent que par hasard au terme d’une route chaotique qui a longtemps été en chantier. Pas de surfeurs, pas de vieux allemands arrivés là on ne sait comment, cradingues et les cheveux entourbillonnés et tressés à la mode rasta, perchés un jour et jamais vraiment totalement revenus.
Quelques restaurants proposant une variété incroyable de poissons aux couleurs chatoyantes et de crustacés cuits en sauces curry, sont la seule réelle attraction de ce petit coin qu’on pourrait croire être un paradis, mais qui n’est qu’un bout de terre tendu vers la mer.
Au détour d’un chemin, derrière une petite plage où une balançoire a été accrochée à un cocotier qui pointe vers le large, deux panneaux indiquent que la plage, orientée au nord, est un lieu où les tsunamis peuvent faire beaucoup de dégâts. Une flèche invite les promeneurs à se diriger vers une route en hauteur pour se protéger en cas de danger. Le paradis ressemble un peu à l’enfer.
C’est un finistère où les vieux regardent la mer comme on discute avec un vieil ami, où les chiens, inquiets de rien et surtout pas des quelques scooters qui passent ici, dorment sur la route décapée par les pluies et le soleil, où les jackfruits poussent à portée de main et s’éclatent de temps à autre sur le béton des cours, pourrissant là comme des animaux morts, où les enfants jouent dans le sable en se demandant à quelle heure on mange.
Moment recueilli le 5 mars 2013. Écrit le 27 avril 2019.
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Feb 15, 2019 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Ko Pha Ngan stories |
Baan Thongsala
Ko Pha Ngan stories #1
Me voici arrivé sur la petite île de Pha Ngan, dans le Golfe de Thaïlande. L’île voisine de Samui est beaucoup plus connue, toute envahie qu’elle est par la communauté française. Autant dire ce que c’est exactement tout ce que je ne recherche pas.
A peine arrivé, je me suis installé dans le petit hôtel fiché à flanc de colline sur le bord de la plage qui porte le joli nom de Haad Salad, après un trajet pour le moins épique, sur des routes accidentées qui coulent le long du rivage comme un serpent de mer.
Les premières images qui me viennent, ce sont ce soleil brûlant dans un ciel d’outremer, dont la morsure a fait son effet sur ma peau pendant l’heure et demie de traversée sur le petit bateau qui porte le nom de Haad Rin, cette lumière incroyable au travers des frondaisons immenses des cocotiers dont le nez pointe vers le rivage, la forte odeur d’humidité du bois, le parfum prégnant des fleurs immaculées et toutes en rondeurs des frangipaniers, le vert d’une mer qui tire sur le turquoise, des nuages énormes qui se forment sans même que l’on ait le temps de les voir arriver, le vent continuel chargé d’odeurs de poisson et d’iode…
Et puis il y a Baan Thongsala que je découvre au détour d’un quai.
Une simple bourgade qui vit autour de sa rue principale, bordée de boutiques en tout genre, de son marché de nuit, le Phantip Plaza et ses odeurs de friture et de riz cuit. Et le ciel qui se charge tout à coup de masses sombres dans la touffeur ambiante. Quelque chose arrive, deux gouttes, suivies d’une averse légère qui se transforme en moins de temps qu’il ne faut pour le dire en une avalanche d’eau dont on ne croirait pas le ciel capable…
Les rues charrient des paquets d’eau. Il est impossible de mettre le pied dehors, plus personne ne roule en scooter, la vie s’arrête, tout le monde s’abrite avec ce qu’il peut, on occupe l’auvent d’une boutique, la première qui est prête à accueillir…
Et puis au détour d’un croisement, une rue pleine de restaurant, une ambiance un peu chinoise avec des lampions accrochés en hauteur et la pluie qui cingle sur les auvents en métal. Une rumeur assourdissante.
Moment recueilli le 4 mars 2013. Écrit le 15 février 2019.
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Mar 25, 2016 | Livres et carnets |
Encore un billet sauvé des terres de l’oubli…
Tout a commencé le jour où j’ai ouvert un livre de Jorge Luis Borges, un livre préfacé par l’auteur lui-même, El informe de Brodie. Sans avoir persévéré dans la lecture de ce recueil de nouvelles, je me suis plongé dans la préface (que je n’aime pas lire en règle générale, pour me plonger tout de suite dans la lecture), un texte court et dont la tournure m’a tout de suite interpellé. Voici un extrait de ces mots:
Les derniers contes de Kipling ne sont pas moins labyrinthiques et angoissants que ceux de Kafka ou ceux de James et leur sont, sans aucun doute, supérieurs ; mais en 1885, à Lahore, Kipling avait commencé à écrire une série de récits brefs, d’une langue et d’une forme très simples, qu’il rassemblerait dans un recueil en 1890. Beaucoup d’entre eux – In the House of Suddhoo, Beyond the Pale, The Gate of the Hundred Sorrows – sont des chefs‑d’œuvre laconiques ; je me suis dit un jour que ce qu’avait imaginé et réussi un jeune homme de génie pouvait, sans outrecuidance, être imité par un homme de métier, au seuil de la vieillesse. Le présent volume, que mes lecteurs jugeront, est le fruit de cette réflexion.
Je recommande chaleureusement la lecture de ce livre, et surtout de la préface. C’est une mine d’or dans un salon. Ces mots, je le disais, m’ont interpellé, pour la simple et bonne raison que j’ai lu les contes de Kipling dont Borges parle. Rassemblés en France et de manière très parcellaire dans un volume nommée L’homme qui voulut être roi
(au Royaume-Uni augmenté et nommé Indian tales
), ce recueil fait selon moi partie des plus beaux ouvrages qu’il m’ait été donné de lire. J’en veux pour preuve ce magnifique poème, L’Envoi:
And they were stronger hands than mine
That digged the Ruby from the earth
More cunning brains that made it worth
The large desire of a King;
And bolder hearts that through the brine
Went down the Perfect Pearl to bring.
Lo, I have wrought in common clay
Rude figures of a rough-hewn race;
For Pearls strew not the market-place
In this my town of banishment,
Where with the shifting dust I play
And eat the bread of Discontent.
Yet is there life in that I make,
Oh, Thou who knowest, turn and see.
As Thou hast power over me,
So have I power over these,
Because I wrought them for Thy sake,
And breathe in them mine agonies.
Small mirth was in the making. Now
I lift the cloth that cloaks the clay,
And, wearied, at Thy feet I lay
My wares ere I go forth to sell.
The long bazar will praise but Thou
Heart of my heart, have I done well?
Hôpital déserté de Poveglia à Venise — Photo © Rebecca Bathory
Borges, un visionnaire ayant perdu la vue. J’ai retrouvé sa trace un peu plus loin, dans un livre que j’ai acheté il y a bien longtemps uniquement parce que je trouvais la couverture aussi intrigante que le nom de l’auteur. Il s’agit de L’invention de Morel
d’Adolfo Bioy Casares. Raconter cette histoire sera faire insulte à son auteur, car il s’agit réellement d’un texte exceptionnel. Borges y est encore présent car il est l’auteur de la préface, une autre préface étonnante.
Stevenson, vers 1882, observait que les lecteurs britanniques dédaignaient un peu les péripéties romanesques et pensaient qu’il était plus habile d’écrire un roman sans sujet, ou avec un sujet infime, atrophié. (…) Telle est, sans doute, l’opinion commune en 1882, en 1925 et même en 1940. Quelques écrivains (parmi lesquels il me plaît de compter Adolfo Bioy Casares) croient raisonnable de n’être pas d’accord. (…) En espagnol, les œuvres d’imagination raisonnée sont peu fréquentes et même très rares. Nos classiques pratiquèrent l’allégorie, les exagérations de la satire ou bien, parfois, la pure incohérence verbale ; parmi les œuvres récentes, et je n’en vois pas, sinon tel conte des Forces étranges ou tel autre de Santiago Dabove : tombé dans un injuste oubli. L’invention de Morel (dont le titre fait filialement allusion à un autre inventeur insulaire, à Moreau) acclimate sur nos terres et dans notre langue un genre nouveau.
Quelle audace de sa part quand il finit par:
J’ai discuté avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue : il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite.
A la lecture de l’invention de Morel, on tombe dans un monde étrange, une île moite et solitaire, sur laquelle s’ébat (ou plutôt tente de survivre) un homme en fuite, seul, arpentant des endroits autrefois somptueux mais désormais à l’abandon. J’avoue que suivre le fil de l’aventure ne m’a pas été facile, car l’auteur brouille les cartes du début à la fin.
Je montai l’escalier : c’était le silence, le bruit solitaire de la mer, une immobilité traversée de fuites de mille-pattes. J’eus peur d’une invasion de fantômes, une invasion de policiers étant moins vraisemblable. Je passai des heures, ou peut-être des minutes, derrière les rideaux, affolé à l’idée de la cachette que j’avais choisie (…). Puis, je me risquai à visiter soigneusement la maison, mais mon inquiétude persistait : n’avais-je pas entendu, tout autour de moi, ces pas clairs qui se déplaçaient à différentes hauteurs ?
Le décor est planté, il s’y passe quelque chose de totalement irréel, dans une ambiance terriblement tendue alors qu’un seul personnage évolue dans un décor situé entre Shining et Apocalypse now.
C’est dans ces moments d’extrême angoisse que j’ai imaginé ces explications vaines et injustifiables. L’homme et le coït ne supportent pas de trop longues intensités.
Photo d’en-tête © Massmo Relsig
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