Nov 22, 2013 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Prises de son, Sur les portulans |
Après Bangkok et son vacarme, sa chaleur et sa pollution, retour au sud où j’étais déjà allé au mois de mars. Même île, même hôtel, mais pas la même chambre… Koh Pha Ngan est une petite île discrète encore préservée du tourisme de masse. Le sud de l’île est réputé pour ses « full moon parties », raison pour laquelle je m’en suis le plus écarté, et le nord est encore sauvage, avec des routes à peine praticables sinon en scooter (pas tout le temps). Douze jours de repos — plus c’eût été de la gourmandise — en écoutant le chant des oiseaux et les insectes qu’on préfère entendre que voir… La petite plage où je me suis caché et qui était autrefois un repaire de pirates porte le nom étrange de Haad Salad.
Koh Pha Ngan, Haad Salad
Feuille de bananier — Koh Pha Ngan
Thaïlande — août 2013
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Aug 31, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Lorsqu’un auteur est décédé depuis plus d’un siècle et qu’un inédit apparaît sans crier gare sur les étals des librairies, l’excitation est à son comble — toute proportion gardée. Lorsque cet inédit est en plus un roman inachevé et qu’un des plus grands spécialistes de cet auteur propose d’achever le roman en tentant de respecter l’esprit de l’auteur, c’est la curiosité qui pique avant tout. En l’occurrence, c’est l’auteur de l’île au trésor et l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, l’Écossais Robert Louis Stevenson, qui n’a pas terminé cette Malle en Cuir (ou la Société Idéale), qualifié de roman de la bohème par Michel Le Bris. L’histoire de ce livre, c’est avant tout l’histoire d’un catalogue d’enchères dans lequel Le Bris retrouve trace de la vente d’un manuscrit clairement identifié de Stevenson, caché dans les rayons d’une bibliothèque américaine, un nouvelle merveille, mais cette fois-ci il manque tout un pan. Véritable frustration au beau milieu de cette découverte que tout amateur de livres aimerait faire ; l’histoire de cette découverte n’aurait pas déplu à l’auteur…
Plougrescant, Côtes d’Armor, août 2007
Passée la surprise de voir le livre sur l’étal avec son bandeau annonçant un inédit de Stevenson, on se demande quelle légitimité porte Le Bris pour terminer le livre. Il l’annonce dans sa longue préface — de ces préfaces qu’on a envie de lire et de relire, une œuvre à part entière — parfaitement passionnante dans laquelle se dévoile un peu la relation de l’auteur avec Fanny Osbourne, la sauvageonne américaine de dix ans son aînée, et son père Thomas, l’ingénieur calviniste, bâtisseur de phares, comme son grand-père, Robert. Il ne prétend pas venir à la suite de Stevenson, dont il reste un des meilleurs spécialistes, boucler l’histoire, mais proposer une modeste contribution qui aurait sans cela empêché sa publication avec force frustration, dans un style moins enjoué, certes.
Pour apporter un peu de substance à l’histoire, Le Bris a été obligé d’écrire une bonne partie, presque à égalité avec Stevenson. Il m’a semblé à un moment qu’il a dû partir dans une histoire qui nous dévoie de ce qu’a voulu l’auteur, dans des recoins un peu scabreux mais on assiste dans les dernières pages à une dénouement que Stevenson n’aurait pas réfuté, en y faisant intervenir des événements de la vie personnelle de l’Écossais qui finit sa vie dans les îles Samoa, ce qui rend la somme assez cocasse.
Cinq étudiants se complaisant dans une vie médiocre, bohème, sans relief, rencontrent un sixième quidam qui leur suggère de magnifier leur vie en imaginant une société idéale dans une île du Pacifique, partant de rien. Le projet est audacieux, mais ils pourront y arriver avec l’aide du contenu d’une malle pleine de lingots, que le sixième homme, Blackburn, cherche à se procurer auprès d’une vieille châtelaine fortunée. Le décor est dressé. Afin de s’entrainer à cette nouvelle vie qu’ils projettent de vivre, ils décident de partir quelques temps sur une île déserte de la côte est de l’Écosse, au milieu des pierres sèches et de la bruyère et pour toute compagnie un bouc puant…
La suite du roman élaboré par Le Bris est une véritable exercice de style que Stevenson n’aurait pas dédaigné, même si, on est mettrait sa main au feu, il avait certainement autre chose en tête. Quoi ? C’est là le mystère inquiétant qu’il nous a laissé.
Roman de jeunesse, il fait le pont entre le vie européenne de l’auteur et sa future vie aux îles du Navigateur, baptisée par Bougainville et qui deviendra plus tard les Samoa, mais c’est également un texte superbe, plein d’humour et toujours suavement émaillé de descriptions inégalables et de traits de génie…
Il faisait nuit déjà. Les réverbères étaient allumés le long du caniveau, les vitrines des magasins éclairaient les trottoirs, les gens allaient et venaient sous les lumières crues. Une lueur claire encore, si pâle qu’on aurait dit de l’eau, emplissait le ciel à l’occident, et dans les rues tournées vers elles ombres et lumières se livraient comme un combat de spectres. Les maisons découpaient leurs parallélogrammes gris sur les derniers reflets du jour enfui, les lampadaires leurs ovales jaunes, luminescents et sur le pavé rincé par les averses se reflétaient si vivement les splendeurs du ciel gagné par la nuit qu’on aurait cru circuler entre les nuages. Sur les trottoirs mouillés, chaque promeneur marchait en double, qu’accompagnait son ombre, et quand à un carrefour la lumière crue d’un bec de gaz éclairait un visage, ou qu’au détour d’une rue une vitrine se découpait brusquement sur le ciel, quelque chose de sublime et d’infernal s’imposait à l’esprit avec autant de puissance sinon de noblesse que le plus sauvage panorama de montagnes prodigieuses ou d’abyssales vallées.
Par la bouche d’un des étudiants, Le Bris nous emmène sur les chemins de l’imaginaire de Stevenson en nous faisant nous poser cette question de lecteur…
Que deviennent les personnages de papier, une fois le roman achevé ?
Robert Louis Stevenson
La malle en cuir ou la société idéale (The Hair Trunk or The Ideal Commonwealth)
Roman inédit inachevé, fin imaginée par Michel le Bris
Michel Le Bris, Isabelle Chapman (Traducteur)
Gallimard, Du monde entier, 2011
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Aug 30, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Robert Louis Stevenson a fini sa courte vie (il est mort à 44 ans d’une crise d’apoplexie) dans les îles Samoa. Sa santé précaire depuis son plus jeune âge et un emphysème chronique lui rongeant les poumons le forcèrent à quitter le climat humide et froid de son Écosse natale. Il s’était installé non comme un vulgaire occidental dans une hutte pour faire un peu bohème, il était réellement venu ici pour terminer son rêve, sa vie et chemin faisant, prendre fait et cause pour le peuple samoan contre l’impérialisme. Les iliens qu’il côtoya pendant les dernières années de sa vie construisirent une route jusqu’à sa plantation et lui donnèrent le nom respectueux de Tusitala, le raconteur d’histoires.
Pendant ces années d’isolement, loin de Londres et d’Édimbourg, il continua d’écrire mais dans un style beaucoup plus âpre que celui qu’on lui connaissait, plus sauvage, dans un style qu’on pourrait qualifier de style de la maturité. Mort trop jeune, on ne lui connait finalement pas d’autre envergure et il n’eut pas l’occasion de montrer ce nouveau visage. En effet, vivant à l’autre bout du monde, Sidney Colvin, son (soi-disant) ami et « agent littéraire » qui s’occupait de ses écrits fit en sorte que son dernier livre, Ceux de Falesa, ne soit pas publié de son vivant, par un concours de circonstance qui demeure aujourd’hui encore complexe à comprendre.
Photo © Marques Stewart
Encore une préface de Michel Le Bris qui nous explique avec force détails la situation. Colvin fait tout son possible pour ne pas publier ce que lui envoie Stevenson depuis les Samoa, mais Stevenson ne sait pas pourquoi. Il enrage devant les compromissions que lui demande son agent. Il est question dans l’histoire d’un contrat de mariage entre le narrateur et une ilienne dont la date doit être censurée, repoussée, pour ne pas choquer les bonnes âmes chrétiennes ; d’autre part, il est mal venu de faire l’apologie du sauvage de la part d’un grand écrivain au succès énorme de son vivant. Il est également aussi question de langage. Stevenson emploie le bêche-de-mer(1) et systématiquement le langage sera corrigé pour revenir vers un anglais traditionnel. D’autre part, il y a fort à parier que derrière cette volonté de censurer se trouve une forte raison politique. Les Samoa sont à l’époque l’objet de convoitises de territoire et le fait que Stevenson se batte pour l’autonomie du peuples des îles fait mauvais effet.
Stevenson est un écrivain à succès et son style devenu rude, ses sujets sombres risquent de choquer son lectorat et de créer un séisme. Ce sont en tout cas les raisons officieuses qui ont dû pousser l’ami Colvin à censurer celui qui représentait pour lui une manne financière incroyable. Stevenson n’était certainement pas dupe, mais sans lui, il n’avait aucune porte d’entrée vers la publication.
Le texte sera publié en Angleterre, censurée, tronqué, modifié, et de surcroît après la mort de l’écrivain. Pour la première fois, il est restitué ici dans sa version originale, tel que Stevenson l’avait souhaité, et dans l’esprit dans lequel il aurait certainement souhaité voir son œuvre perdurer s’il n’avait succombé à son mauvais état de santé. Stevenson est enterré sur le mont Vaea selon sa volonté et sur sa tombe est inscrite cette épitaphe, un extrait d’un de ses poèmes écrit en 1884 :
Sous le vaste ciel étoilé
Creuse la tombe et laisse moi en paix;
Heureux ai-je vécu et heureux je suis mort
Et me suis couché ici de mon plein gré.
Ceux de Falesa est un texte à caractère ethnographique. Il raconte la vie d’un homme, un Blanc, débarqué dans une île pour y faire commerce. Il établit un contrat de mariage bidon avec une jolie fille de l’île dont il ne sait rien. D’autres Blancs vivent ici et lui parlent de le façon de vivre locale et bien vite il se retrouve “tabou”, incapable de vendre quoi que ce soit sur cette terre, pour une raison qu’il n’arrive pas à détecter. Il s’avère bien vite que ces Blancs utilisent la ruse pour asservir (une vieille histoire) les iliens en les maintenant dans la crainte des ancêtres et des démons. Le narrateur va découvrir le pot-aux-roses…
Une nouvelle d’aventures comme on en voit peu, à l’opposé des autres textes de Stevenson, moins joyeux, moins optimiste, mais manufacturé dans une langue claire et riche, lumineuse.
Bref, ce que je pouvais faire de mieux était de rester bien tranquille, de garder la main sur mon fusil et d’attendre l’explosion. Ce fut un moment d’une solennité écrasante. La noirceur de la nuit était comme palpable ; la seule chose qu’on pût voir était la sale lueur malsaine du bois mort mais elle n’éclairait rien qu’elle-même. Quant aux bruits alentour, j’eus beau tendre l’oreille jusqu’à’ m’imaginer entendre brûler la mèche dans le tunnel, la brousse restait aussi silencieuse qu’un tombeau. De temps en temps se produisaient bien des espèces de craquements, mais quant à dire s’ils étaient proches ou lointains, s’ils provenaient de Case se cognant les orteils contre une branche à quelques pas de moi ou d’un arbre de brisant à des milles de là, j’en étais aussi incapable qu’un enfant à naître.
Et alors, d’un seul coup, le Vésuve explosa. Ça avait été long à venir mais quand ça vint, personne (même si ce n’est pas à moi de le dire) n’aurait pu rêver mieux. D’abord ce fut un énorme chambard et une trombe de feu, et le bois s’éclaira, au point qu’on aurait pu y lire son journal. Puis les ennuis commencèrent. Uma et moi, nous fûmes à demi recouverts d’une charrette de terre et heureux d’en être quitte à bon compte, car un des rochers qui formaient l’entrée du tunnel fut carrément projeté en l’air, et retomba à moins de deux brasses de l’endroit où nous étions, et rebondit par-dessus le sommet de la colline pour s’écraser au fond de la vallée. Ce qui montre que j’avais mal calculé la distance de sécurité, ou un peu trop forcé sur la poudre et la dynamite, à votre préférence.
Robert Louis Stevenson, Ceux de Falesa
traduit de l’anglais par Eric Deschodt
édition établie et présentée par Michel Le Bris,
La Table ronde, 1990
Notes:
(1) Le bichelamar (aussi appelé bichlamar ou — surtout en anglais — bislama) est un pidgin à base lexicale anglaise, parlé au Vanuatu (anciennes Nouvelles-Hébrides). C’est la langue véhiculaire de cet archipel qui compte, par ailleurs, environ 105 langues vernaculaires ; depuis son indépendance en 1980, c’est aussi l’une des trois langues officielles de la République du Vanuatu, à égalité avec le français et l’anglais.
Le mot bichelamar vient du portugais bicho do mar « bêche de mer » qui désignait un animal marin, l’holothurie. En anglais, cet animal est appelé sea-slug ou sea cucumber ; en français, bêche de mer, biche de mer ou concombre de mer. Les holothuries étaient un produit consommé par les Chinois. Leur commerce se fit d’abord avec les Malais, puis il s’étendit au Pacifique-Sud. Au milieu du XIXe siècle, des trafiquants, les beachcombers (« batteurs de grève »), allèrent la ramasser sur les récifs des îles mélanésiennes pour la revendre en Chine. La langue parlée entre ces navigateurs et les populations locales, sorte de sabir à base d’anglais, constitue la toute première forme du futur pidgin qui allait se répandre dans toute la Mélanésie. C’est ainsi que le terme bichelamar a fini par désigner l’une des variantes de ce pidgin. La forme bislama est la prononciation de ce même mot dans le pidgin lui-même. (source Wikipédia)
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Jul 17, 2011 | Histoires de gens, Livres et carnets, Sur les portulans |
Lorsque Joseph Kessel nous emmène à Hong-Kong, il ne nous laisse pas à la gare avec nos valises en nous donnant rendez-vous dans le hall d’un quelconque hôtel de seconde zone, ce n’est pas le genre, il nous emmène là où ceux avec qui il a voyagé l’ont emmené, dans les lieux éloignés des touristes, là où on n’oserait pas mettre les pieds sans avoir contacté au préalable son ambassade.
[audio:plums.xol]
Il nous emmène sur les hauteurs de l’île, vers la tour qui surplombe la ville et attire le regard. On apprend que celui qui a fait construire ces jardins n’est autre que l’inventeur du fameux baume du tigre, Aw Boon Haw, un Birman expatrié en Chine qui avait vite compris que pour vendre, il fallait maîtriser les médias et la publicité. Il acheta donc plusieurs journaux et développa un véritable empire à la Murdoch, largement soutenu par le commerce de l’opium dont il était un des piliers.
La visite des jardins qu’il fit construire démontre que l’homme n’avait pas forcément bon goût.
La tour qui, d’abord, avait fixé mon attention, n’avait en elle-même rien d’extraordinaire. Par contre, ce qui se trouvait aux alentours semblait relever d’un cauchemar burlesque et monstrueux.
C’était une vaste propriété, mais disposée en hauteur, parce qu’elle s’accrochait, comme tout domaine à Hong-Kong, au flanc du roc abrupt. On y accédait par un premier escalier assez raide, qui partait de la route pour aboutir à la terrasse d’une grande et somptueuse maison d’habitation, cernée de fleurs et munie d’une piscine. Après quoi, l’on débouchait sur un terre-plein et aussitôt la folie commençait.
Car de là, dans un fouillis au premier abord inextricable, partaient en toutes directions sentiers et pistes, gradins et degrés, arcades et galeries, allées et rampes qui, grimpant, descendant, tournant en spirales, se mêlant, s’enchevêtrant, revenant au point de départ, composaient un dédale informe, un labyrinthe aplati contre une paroi de falaise. Et derrière chaque pierre, sous chaque arbre, le long de chaque escalier, entre les colonnes, dans les pavillons et les kiosques innombrables, au fond des arcades, au milieu des massifs de fleurs, debout, assis, agenouillés, couchés, tordus, lovés, gesticulant, ricanant, grimaçant, menaçant, peints, sculptés, taillés dans le fer-blanc, la porcelaine, l’os, le bois, la cire, l’argile, le plâtre, le stuc, monochromes, polychromes, isolés en groupes, en masses, en foules, grouillaient, fourmillaient d’une existence frénétique et silencieuse, des personnages humains et bestiaux, des divinités,d es monstres, des démons et des symboles.
Les dragons énormes dressaient leur gueule flamboyante au-dessus de l’herbe qui tapissait une éminence.
Un troupeau d’éléphants, trompes, oreilles, épaules et défenses confondues dans un affrontement immobile, servait de soubassement à une grande galerie ouverte, divisée par des colonnes.
Dans les niches, logeaient des squelettes sur lesquels souriaient des visages extatiques, et des guerriers barbus, et des sorciers à long bonnet en pointe, et des rois couverts de parures, et des hideuses femmes nues, dont le ventre était lourd de fécondités malsaines.
Plus loin, un lapin démesuré en porcelaine blanche semblait sortir de plantes grasses. Sous des arbres s’ébattaient des singes de plâtre aux museaux outranciers. Puis tout à coup, l’on voyait sur une pelouse un vieux monsieur chinois à jaquette verte adresser une sourire de Musée Grévin à une jeune fille en robe de brocart.
Et à mesure que l’on montait, montait sans fin, le long des sentiers qui se croisaient, se nouaient et se dénouaient autour de l’axe du rocher, on découvrait sans cesse de nouveaux asiles, des nouveaux refuges — grottes en rocaille, socles contournés, kiosques d’une préciosité horrible, pavillons posés de guingois pour un peuple de peintures, de statues, de figurines incroyables par leur nombre, leur variété, leur violence, leur laideur, leur obscénité.
Des arbustes, des buissons torturés, des plantes infléchies contre nature, toute une végétation naine, artificiellement plantée et formée, mise au jour comme par supplice, entourait, encadrait ce monde en miniature de monstres, de succubes, d’animaux humains, d’hommes-chiens, oiseaux, serpents, limaces, lézards, cet univers d’êtres innommables.
C’était un chaos, un enfer, un panthéon, un pandémonium, une mythologie de cauchemar. Tout y faisait songer aux fruits de la fièvre, du délire, de la démence.
Aw Boon Haw passe pour avoir été un personnage odieux, un tyran. C’est en tout cas le portrait qu’en fait Harry Ling, le compagnon de route de Kessel.
Au physique : trapu, massif, le cou bref, un masque immobile. Des yeux d’une acuité presque insoutenable. Un mangeur terrifiant.
Au moral : un tyran capricieux, n’ayant que deux passions : les affaires et les femmes. D’une prodigalité sans limites, pour l’ostentation, pour « la face ». D’une monstrueuse avarice pour ceux qui le servaient.
L’œil s’amuse du portrait fait de son épouse, que la photo vient renforcer…
[La photographie] représentait, au milieu de deux compagnes plus jeunes et au sourire charmant, une femme d’âge mûr, très petite et très râblée. Le visage était rond, aplati et le nez camus chevauché de lunettes à montures métallique. Mais il y avait sur tous les traits et, singulièrement, dans le vaste front bombé et dans une bouche ferme et précise, l’expression d’une intelligence profonde et d’une énergie presque dure.
Hong-Kong tel que nous le brosse Kessel, est une ville sombre et bruyante, crasseuse, boueuse et n’a rien avec l’idée qu’on s’en fait aujourd’hui. En 1957, c’est encore une ville puzzle que l’administration britannique a du mal à contenir. Tout y est interdit, la prostitution, l’opium, et même le mah-jong dont le bruit fait par les tuiles plaquées contre les tables envahit les rues, mais en réalité, tout y prospère avec la force d’un tigre, surtout lorsqu’on pose des billets sur les paupières des policiers. Fait étrange, l’ancienne citadelle de Kowloon City est une véritable zone de non-droit qui n’appartient à personne. Tous les truands et assassins s’y rassemblent et lorsque la police y cherche quelqu’un, elle commissionne d’autres assassins pour le rabattre jusqu’aux portes de la ville. En 1987, lorsqu’elle commence à être détruite, sa densité de population est de 1 923 076 habitants au km², ce qui en fait le quartier le plus densément peuplé du monde.
Avant d’arriver au village isolé de Rennie Mills (aujourd’hui Tiu Keng Leng) et son cortège de vieux nationalistes nostalgiques de Tchang Kaï-Chek dont le nom est écrit à la chaux en immenses lettres blanches dans la colline, où les femmes ont encore les pieds compressés dans d’immondes bandelettes, nous arrivons dans les ruelles boueuses d’une ville morte, hantée par les fumeries d’opium — la « boue étrangère », trafic organisé — qui dévore les corps et transforme les villes en refuges d’ombres.
Je montai dans l’une des voiturettes. Georges — très léger — et le fumeur d’opium, dont le corps n’était qu’un sac d’ossements, se tassèrent dans l’autre.
Les rickshaws, d’un bref coup de reins, détachèrent les roues de l’ornière boueuse et prirent leur élan. Ils semblaient avancer sans peine d’une allure régulière, rythmée, aisée. Leurs pieds nus ne faisaient qu’un bruit très faible.
Course irréelle, course de songe… Le clair-obscur des rues… Les misérables maisons blanchâtres… Des ombres humaines allant où et pourquoi ? Des troupes d’enfants tapis contre les murs comme de petits animaux traqués ou perdus… Soudain un marché en plein air, illuminé de quinquets, avec ses vendeurs hâves, haillonneux. Et puis de nouveau la pénombre… des terrains vagues… et encore des bâtisses. Et la nuque ployée du rickshaw… ses bras liés aux brancards, aussi rigides, aussi maigres. Et le son léger, cadencé, des pieds nus…
De cette histoire somme toute une peu sordide, on retiendra l’ambiance passablement irréelle des maisons closes de luxe, où les femmes de toute la Chine viennent vendre leurs charmes, dans un pays qui n’a déjà plus d’yeux que pour ses financiers…
De cette race, le filles les plus belles se trouvaient dans la maison de danse où Harry m’avait amené. Grandes pour la plupart et toutes admirablement faites, harmonieuses dans chaque attitude et des mouvements si souples et déliés, que les os mêmes semblaient participer à la suave mollesse de leur chair, elles avaient des visages d’un modelé à la fois ferme et comme fondant, la fraîcheur lisse des pétales — couleur d’ambre clair — et une chevelure de nuit étincelante. Elles ne portaient pas les jupes ouvertes à mi-cuisse et les vestes multicolores que l’on voyait ailleurs, mais leurs robes étaient si ajustées, et d’étoffes si délicates, qu’elles donnaient, à cause de la lumière sous-marine, l’impression de ruisseler sur ces corps ciselés de sirènes.
Joseph Kessel, Hong-Kong et Macao. 1957
Folio Gallimard, collection voyages.
Toutes les photos sont extraites du magazine LIFE
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Apr 25, 2011 | Passerelle |
Oceandots
Ocean dots est une encyclopédie des îles qui manque peut-être un peu de profondeur, mais qui permet de faire de belles découvertes et surtout de fonctionner en réponse aux systèmes globaux de positionnement et notamment Google Earth ; une idée qui pourrait donner des idées à certains, histoire d’étoffer l’outil…
Codex XCIX est un blog sur les arts visuels à travers les âges. Les articles ne sont pas nombreux, mais de bonne qualité et surtout, diversifiés. Pour les amateurs de belles choses à voir.
Le voyage de Lapérouse
Présenté par le très bon blog Bibliodyssey, on peut trouver le livre et les illustrations d’origine sur le site de l’université de Harvard(et téléchargeable). Un superbe document issu d’une époque où la représentation passait par de véritables artistes souvent également ethnologues ou géographes.
Discover Islamic art
Discover Islamic art est un site de musées sans frontières (MWNF), présentant une immense base de données d’œuvres disséminées aux quatre coins de la planète. On peut y faire des visites virtuelles de musées ou d’expositions, comme de monuments plus ou moins inaccessibles, comme par exemple le palais Qasr al-Khayr al-Gharbi. (Existe aussi en version discover baroque art)
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