Le cahier secret de Tony Lee

Le cahier secret de Tony Lee

De la même manière que Pytha­gore en son temps (au VIè siècle avant J.-C.) avait réus­si à théo­ri­ser la gamme hep­ta­to­nique en uti­li­sant sim­ple­ment des rap­ports de nombres entiers par la simple obser­va­tion mathé­ma­tique de la nature (c’est-à-dire sans uti­li­ser d’ap­pa­reil mesu­rant la fré­quence des notes), et même si le coquin n’a fait somme toute que redé­cou­vrir ce que les Baby­lo­niens avaient révé­lé quatre mille ans avant J.-C., la contrainte ico­no­claste de l’Is­lam a géné­ré un mode de repré­sen­ta­tion empê­chant toute carac­té­ri­sa­tion figu­ra­tive ou sym­bo­liste de la nature (en réa­li­té des êtres vivants).

De fait, cette inter­dic­tion ne concerne que les êtres vivants et l’his­toire, si elle n’est pas claire en soi, peut être com­prise par la des­truc­tion des idoles des poly­théistes de la Ka’­ba, à par­tir de laquelle le peintre et le sculp­teur sont consi­dé­rés comme des cri­mi­nels devant Dieu… On retrouve quelques bribes qui évoquent cette inter­dic­tion dans les hadiths, à défaut d’être pré­sente dans le Coran lui-même. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas de théo­rie à pro­pre­ment par­ler de l’i­mage, que ce soit dans le Coran ou dans les hadiths. Ce ne sont que des inter­pré­ta­tions. On peut sur­tout inter­pré­ter cette inter­dic­tion comme une peur de l’idolâtrie plus que de l’i­mage elle-même :

« Certes, ceux qui font ces des­sins seront châ­tiés au jour de la résur­rec­tion : on leur dira : don­nez la vie à vos créations. »

— Bukhâ­rî, LXX­VII, 89, 2

Il n’est au final pas ques­tion de châ­ti­ment, ni de musique, mais d’un cahier trou­vé au hasard de mes péré­gri­na­tions sur la toile. Tony Lee, ou A.J. Lee (on peut sup­po­ser qu’il s’ap­pelle — ou s’ap­pe­lait — Antho­ny) est un incon­nu, un strict incon­nu décou­vert sur une page web dont la der­nière mise à jour date de 2009, et dont la date de créa­tion doit remon­ter à ce qu’on pou­vait trou­ver au début des années 2000. Bref une page toute bête, sans fio­ri­tures, don­nant quelques infor­ma­tions sur un cahier scan­né, dont la date de concep­tion remonte entre 1964 et 1985, autant dire une anti­qui­té. Et là, c’est une décou­verte fan­tas­tique. Ledit Tony Lee a consi­gné sur un cahier ligné toutes ses obser­va­tions mathé­ma­tiques et ses études sur l’é­toile dans les motifs d’art isla­mique. Une bible de toute beau­té, dif­fi­ci­le­ment déchif­frable et remet­tant à plat toutes les méthodes de construc­tion des motifs arabes. Écri­ture sobre, sans cor­rec­tion, à peine quelques ajouts, traits assu­rés, des­sins par­faits et com­men­tés, dia­grammes, tableaux de valeurs… Un vrai beau cahier d’é­tudes comme on n’en trou­ve­rait plus aujourd’­hui, habi­tués que nous sommes à tout écrire sur ordinateur.

Com­men­cer la lec­ture de ce cahier revient à plon­ger dans un uni­vers lumi­neux dans lequel on se rend compte que les chiffres et les bases de la géo­mé­trie sont en rela­tion directe avec le divin, c’est-à-dire la créa­tion. Si l’homme est capable de don­ner vie à des formes géo­mé­triques qui se croisent et s’en­tre­croisent et qu’il est de plus en capa­ci­té de don­ner à voir ce que l’u­ni­vers a d’har­mo­nieux, de constant et d’or­ga­ni­sé, c’est qu’il est à deux doigts de connaître un des secrets de l’u­ni­vers, sans tou­te­fois pou­voir s’en appro­cher plus que ça. Icare ne risque plus de se brû­ler les ailes en appro­chant le soleil de trop près. Cette forme d’art est en quelque sorte un révé­la­teur de la puis­sance de la connais­sance mais aus­si de sa limite.

Pour télé­char­ger l’in­té­gra­li­té de ce cahier, c’est sur cette page. Le site est en réa­li­té une base de don­nées per­met­tant de recher­cher des motifs selon plu­sieurs cri­tères. A tiling data­base.

Pho­to d’en-tête © Chris­to­pher Rose

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Pipes d’o­pium #9

Pipes d’o­pium #9

Pre­mière pipe d’o­pium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augus­tin d’Hip­pone, le célèbre auteur des Confessions.

Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aus­si des signes […] Par­mi ces signes, cer­tains sont seule­ment des signaux, d’autres sont des marques ou des attri­buts, d’autres encore sont des symboles.

Vit­tore Car­pac­cio dans la cha­pelle San Gior­gio degli Schia­vo­ni, Venise — Saint Augustin

Dans les pre­mières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Gior­gio degli Schia­vo­ni, com­man­dèrent à l’ar­tiste Vit­tore Car­pac­cio une série de scènes illus­trant la vie de saint Jérôme, ce grand éru­dit et lec­teur du IVè siècle. Le der­nier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obs­cure, ne repré­sente pas saint Jérôme mais saint Augus­tin, son contem­po­rain. Une tra­di­tion répan­due au Moyen Âge raconte que, saint Augus­tin s’é­tant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui deman­der son opi­nion sur la ques­tion de la béa­ti­tude éter­nelle, la pièce fut emplie de lumière et Augus­tin enten­dit une voix qui lui annon­çait que l’âme de Jérôme était mon­tée au ciel.

Alber­to Man­guel, in L’or­di­na­teur de saint Augustin
tra­duit de l’an­glais par Chris­tine Le Bœuf, Actes Sud, 1997

Deuxième pipe d’o­pium. Naf­tule Brand­wein. Les ama­teurs de klez­mer connaissent for­cé­ment Naf­tule, Yom lui-même y fait sou­vent réfé­rence comme était le maître de la cla­ri­nette klez­mer. L’homme reste peu connu, peu de docu­ments attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musi­cien très deman­dé notam­ment dans les mariages juifs. Après une courte car­rière dis­co­gra­phique, il finit sa vie dans une misère et un ano­ny­mat par­fait, entou­ré des brumes de l’al­cool qu’il consom­mait en plus grande quan­ti­té que le musique. On sait aus­si de lui qu’il ne connais­sait rien à la musique écrite et qu’il ne par­lait que yid­dish, mais éga­le­ment que cela ne lui posait pas de pro­blème d’é­thique de jouer pour des concerts pri­vés pour Mur­der Inc., la célèbre mafia de la Yid­dish Corporation.

https://www.youtube.com/watch?v=yiBLDT4TTmA

Troi­sième pipe d’o­pium. Anto­nio Cor­ra­di­ni, l’or­fèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réa­li­sa nombre d’œuvres sculp­tu­rales à l’as­pect très aérien, affu­blés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa car­rière, Cor­ra­di­ni sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une sta­tue, œuvre allé­go­rique repré­sen­tant la Pudi­ci­té, pour le tom­beau de Céci­lia Gae­ta­ni à l’in­té­rieur de la cha­pelle San­se­ve­ro de Naples. Évi­dem­ment, la tech­nique de Cor­ra­di­ni consis­tant à rendre pré­sente l’ex­trême légè­re­té d’un tis­su trans­pa­rent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une cer­taine patience pour arri­ver à ce résul­tat si fin. Le résul­tat est épous­tou­flant de beau­té, mais le sujet cen­sé repré­sen­ter la pudi­ci­té, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse devi­ner la forme avan­ta­geuse de sa poi­trine qu’elle porte fiè­re­ment bom­bée en avant. On aurait vou­lu tor­tu­rer un peu plus l’âme cha­grine d’un croyant que le sculp­teur n’au­ra pas pu s’y prendre autre­ment, et c’est cer­tai­ne­ment en cela que réside le génie de Corradini.

Anto­nio Cor­ra­di­ni — la pudi­ci­té (Pudi­ci­zia Vela­ta) 1751 — Cha­pelle San­se­ve­ro — Naples

Qua­trième pipe d’o­pium. Le chris­tia­nisme, reli­gion de l’ou­bli. Le chris­tia­nisme ne sait même pas d’où il vient, il s’i­ma­gine être né à Rome et ne racon­ter qu’une vague his­toire d’hommes cru­ci­fiés sur une col­line dans un monde loin­tain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.

Le chris­tia­nisme est depuis long­temps asso­cié à la Médi­ter­ra­née et à l’Eu­rope occi­den­tale. Cela résulte en par­tie de l’emplacement du gou­ver­ne­ment de l’Église, les prin­ci­pales figures des Églises catho­liques, angli­canes et ortho­doxes se trou­vant res­pec­ti­ve­ment à Rome, Can­ter­bu­ry et Constan­ti­nople (la moderne Istam­bul). Or en réa­li­té, dans tous ses aspect, la pre­mière chré­tien­té fut asia­tique. Son point focal géo­gra­phique était bien sûr Jéru­sa­lem, ain­si que les autres sites liés à la nais­sance, à la vie et à la cru­ci­fixion de Jésus ; sa langue ori­gi­nelle était l’a­ra­méen, l’une des langues sémi­tiques ori­gi­naires du Proche-Orient ; son arrière-plan théo­lo­gique et sa trame spi­ri­tuelle étaient four­nis par le judaïsme, for­mé en Israël puis durant les exils égyp­tien et baby­lo­nien ; ses his­toires étaient mode­lées par des déserts, des crues, des séche­resses et des famines mécon­nues de l’Europe.

Peter Fran­ko­pan, Les routes de la soie, tra­duit de l’an­glais par Guillaume Villeneuve
Edi­tions Nevi­ca­ta, 2015

Cin­quième pipe d’o­pium. 萨顶顶. Sa Ding­ding. Elle est belle comme tout, elle est Chi­noise, née en Mon­go­lie et de culture han et mon­gole et chante en tibé­tain ou en sans­krit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une for­te­resse accul­tu­rée, on peut dire qu’elle a un sacré culot. 

https://www.youtube.com/watch?v=l8Z8gpoF4x8

Sixième pipe d’o­pium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occa­sion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bou­ger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habi­tuels avec les­quels on fait les choses d’or­di­naires, du papier et des sty­los, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pen­dant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le gar­der, se dépos­sé­der de tout ce qui encombre. Fer­mer les yeux et se concen­trer sur un sou­ve­nir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sen­sa­tions agréables. Éva­cuer les sou­ve­nirs dou­lou­reux. Ima­gi­ner toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souf­france à ne sur­tout pas gar­der niché au creux de soi, un poi­son à faire sor­tir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’o­pium pour s’en­dor­mir dans les rêves de dra­gons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran mas­quant les vrais souf­frances qu’il suf­fit de cher­cher à évi­ter, et puis on fini­ra bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gon­flés, les muscles engour­dis et l’ha­leine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a mar­ché trop long­temps et qu’on aurait mieux fait de s’ar­rê­ter pour prendre un peu le temps.

Fumeurs d'opium en 1880

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Pipes d’o­pium #4

Pipes d’o­pium #4

Pre­mière pipe d’o­pium. Cette pho­to-là, une pho­to mythique. Elle repré­sente l’é­cri­vain Nico­las Bou­vier et son ami de tou­jours, Thier­ry Ver­net. Bou­vier est mort en 1998, Ver­net en 1993. La femme pré­sente sur la pho­to, c’est Flo­ris­tel­la Ste­pha­ni, celle qui devien­dra l’é­pouse de Ver­net. Cette pho­to fait par­tie de ma vie, elle repré­sente quelque chose que je ne connais pas et que j’ai du mal à fixer parce que je n’en sais rien. Ni quand elle a été prise, ni dans quel lieu et encore moins dans quelles cir­cons­tances. On pour­rait la croire mise en scène mais quelque chose me dit que non. C’est comme un apar­té dans une moment de vie, un ins­tant volé. Bou­vier avec sa gueule d’ange amai­gri et bar­bu, la moi­tié du visage dans l’ombre d’une lumière qui se love dans son dos, comme s’il refu­sait de s’y plier… Cette pho­to, je la rat­tache au livre Le pois­son-scor­pion, qui raconte sa lente des­cente mor­telle aux enfers lors de son séjour à Galle, au 22, Hos­pi­tal Street, dans une île qui s’ap­pe­lait encore Ceylan.

… Pour­quoi dans toutes nos langues occi­den­tales dit-on «tom­ber amou­reux»? Mon­ter serait plus juste. L’a­mour est ascen­sion­nel comme la prière. Ascen­sion­nel et éperdu.
Nico­las Bou­vier, Le pois­son-scor­pion, 1982

Deuxième pipe d’o­pium. Le Viet­nam et l’ou­bli de Viet Thanh Nguyen. Une simple rap­pel que le Viet­nam d’au­jourd’­hui est encore cri­blé des souf­frances du pas­sé et l’on a du mal à se remé­mo­rer les images men­tales d’un pays tra­ver­sé il y a peu sans avoir pré­sent à l’es­prit les cica­trices qui ont du mal à se refer­mer. Elles finissent par se refer­mer, mais le sang conti­nue de couler.

Lo Manh Hung — Sai­gon — 1968. Pho­to jour­na­liste âgé de 12 ans.

Nous ne pou­vions pas oublier le goût de cara­mel du café gla­cé au sucre gra­nu­lé ; les bols de soupe aux nouilles que l’on man­geait accrou­pi sur le trot­toir ; les notes de gui­tare pin­cées par un ami pen­dant qu’on se balan­çait sur des hamacs, à l’ombre des coco­tiers ; les matchs de foot­ball joués pieds et torse nus dans les ruelles, les squares, les parcs et les prés ; les col­liers de perles de la brume du matin autour des mon­tagnes ; la moi­teur labiale des huîtres ouvertes sur une plage gra­ve­leuse ; le mur­mure d’un amou­reux tran­si pro­non­çant les mots les plus envoû­tants de notre langue, anh oi ; le cris­se­ment du riz que l’on bat­tait ; les tra­vailleurs qui dor­maient sur leurs vélo­taxis dans la rue, réchauf­fés par le seul sou­ve­nir de leurs familles ; les réfu­giés qui dor­maient sur tous les trot­toirs de toutes les villes ; les patients ser­pen­tins à mous­tiques qui se consu­maient len­te­ment ; la sua­vi­té et la fer­me­té d’une mangue à peine cueillie ; les filles qui refu­saient de nous par­ler et dont nous nous lan­guis­sions d’au­tant plus ; les hommes qui étaient morts ou qui avaient dis­pa­ru ; les rues et les mai­sons éven­trées par les bombes ; les ruis­seaux où l’on nageait, tout nus et rigo­lards ; l’en­droit secret où on espion­nait les nymphes en train de se bai­gner et de bar­bo­ter avec l’in­no­cence des oiseaux ; les ombres pro­je­tées par la flamme d’une bou­gie sur les murs des huttes en clayon­nage ; le tin­te­ment ato­nal des clo­chettes des vaches sur les routes boueuses et les che­mins de cam­pagne ; l’a­boie­ment d’un chien famé­lique dans un vil­lage aban­don­né ; la puan­teur appé­tis­sante du durian frais que l’on man­geait en pleu­rant ; le spec­tacle des orphe­lins hur­lant près des cadavres de leur père et mère ; la moi­teur des che­mises l’a­près-midi, la moi­teur des amants après l’a­mour ; les moments dif­fi­ciles ; les coui­ne­ments hys­té­riques des cochons essayant de sau­ver leur peau, pour­sui­vis par les vil­la­geois ; les col­lines embra­sées par le cré­pus­cule ; la tête cou­ron­née de l’au­rore émer­geant des draps de la mer ; la main chaude de notre mère. Bien que cette liste pût s’al­lon­ger indé­fi­ni­ment, l’i­dée était la sui­vante : la seule chose impor­tante qu’on ne pour­rait jamais oublier, c’est qu’on ne pou­vait jamais oublier.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Troi­sième pipe d’o­pium. Hasui Kawase. En plein Shin-han­ga (新版画), renou­veau pic­tu­ral japo­nais du début du XXè siècle, Hasui Kwase en est un des plus fer­vents repré­sen­tants. Il a publié plus de 600 estampes, dont cer­taines ont été détruites pen­dant un trem­ble­ment de terre. Ce qui est éton­nant, c’est que regar­dée de loin, ces estampes res­semblent à de vul­gaires des­sins qu’on pour­rait croire colo­riés au feutre. Ce n’est que lors­qu’on s’en approche qu’on découvre à la fois la sub­ti­li­té du tra­vail exé­cu­té, mais éga­le­ment la patine que le temps a dépo­sé sur ces œuvres. On peut retrou­ver la qua­si-tota­li­té des œuvres de Hasui Kawase sur Ukiyo‑e.org.

Qua­trième pipe d’o­pium. Ala­ba­ma Shakes, Gimme all your love… La voix et la pré­sence de Brit­ta­ny Howard… une chan­teuse comme on n’en fait plus, la force et la douceur…

https://youtu.be/rYMVM1L-fAU

Cin­quième pipe d’o­pium. Cette fois-ci on n’en compte que cinq. C’est comme ça, ça se pré­sente comme ça. C’est comme un poi­son dont on a fina­le­ment réus­si à se défaire, une pol­lu­tion qu’on a fini par jeter à la rivière. Des petits bouts de paroles d’une chan­son, pris sépa­ré­ment, col­lés les uns avec les autres. Aujourd’­hui, le brouillard recouvre la val­lée, on ne voit que les feuilles dorées des bou­leaux sur leur tronc lumi­neux et la rosée gout­ter, tom­ber sur le tapis de feuilles cra­moi­sies, et comme par un effet de balan­cier, j’ai tout effacé…

Endor­mez-vous avant qu’on ne vous endorme…

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เบญจรงค์ (Ben­ja­rong)

เบญจรงค์ (Ben­ja­rong)

C’est une mai­son en bois en plein cœur de la ville, que tous ceux qui sont pas­sés par ici connaissent for­cé­ment. Dif­fi­cile de pas­ser à côté. Le che­min où ne passe aucune voi­ture et qui longe le khlong a peine à don­ner idée de ce que l’on peut trou­ver der­rière les murs humides, ron­gés par une ver­mine d’eau, de la pro­prié­té. On se trouve à quelques mètres de Tha­non Phaya Thai dans le quar­tier de Rat­cha­the­wi. Sur la rive oppo­sée, une petite mos­quée dis­si­mu­lée dans les habi­ta­tions de tôle et de bois, der­rière le linge qui tente de sécher, et l’ar­rêt du Khlong Saen Saep Express Boat, Ban Krua Nua sur la gauche. A droite, l’ar­rêt de Hua Chang Bridge, et au milieu, les remugles vaseux du khlong tour­men­té par les pas­sages fré­quents des bateaux à moteur effi­lés qui n’hé­sitent pas à cou­rir les vagues qui se des­sinent sur le cours d’eau impro­bable dans cette ville ten­ta­cu­laire et qui fina­le­ment la rend un peu plus tran­quille, un peu plus humaine, même si le bruit de fond de la cir­cu­la­tion ne s’é­teint jamais réellement.

Dans une des pièces de cette mai­son de bois, ins­tal­lée sur le bord d’un jar­din clos, un jar­din où la nature a su résis­ter à la ville, se trouve une pièce au par­quet ver­nis fait de larges lames tel­le­ment bien ajus­tées que l’on en aper­çoit à peine les limites, créant une éton­nante illu­sion de miroir végé­tal et sombre. Der­rière les volets en bois ajou­rés, à moi­tié ouverts, l’air à peine à entrer et la cha­leur de la ville s’in­si­nue conti­nuel­le­ment sans vrai­ment dire son nom. C’est ici que se trouve la plus fabu­leuse col­lec­tion de ben­ja­rong qui soit don­née de voir. Ce n’est certes pas la plus riche, ni la plus belle, mais c’est un peu comme si elle avait retrou­vé son élé­ment d’o­ri­gine. Bols à riz, sucriers, pots à cou­vercle sur­mon­té d’un bou­ton de fleur de lotus, petites assiettes, vases, urnes… Le ben­ja­rong est ici repré­sen­té sous toutes ses formes. En thaï, ben­ja­rong signi­fie « cinq cou­leurs ». Pour en retrou­ver sa trace dans l’his­toire, il faut par­tir en Chine, sous le règne de l’empereur Ming Xuan­zong (明宣宗), dans la pro­vince de Zhejiang.

Il était bien évi­dem­ment enten­du que le ben­ja­rong était uni­que­ment des­ti­né à l’empereur de Chine, mais le jour où une prin­cesse chi­noise se maria avec le roi de Siam, elle empor­ta avec elle quelques pièces qui firent sen­sa­tion à la cour, qui depuis ce jour font par­tie des attri­buts royaux du Siam. Pro­duits alors dans cette région du monde, il fut adop­té et dès lors pro­duit en Thaï­lande sous l’im­pul­sion du roi Rama V (Chu­la­long­korn) qui fit venir de Chine des artistes accom­plis afin d’en assu­rer la technique.

Le des­sin du ben­ja­rong est uni­que­ment flo­ral et ne com­porte que cinq cou­leurs, comme son nom l’in­dique. Seuls sont uti­li­sés le blanc, le noir, le jaune (sou­vent tra­duit par une pein­ture dorée), le rouge et le vert. Si l’on y par­fois du bleu, c’est en rem­pla­ce­ment du vert ou du noir, mais on ne trouve jamais que cinq cou­leurs. Cette por­ce­laine n’est uti­li­sée que pen­dant les grandes occa­sions, les mariages, le Nou­vel An, mais ce n’est en aucun cas un objet usuel, rai­son pour laquelle il n’est admis aucune espèce d’im­per­fec­tion, que ce soit dans le des­sin, le résul­tat de la cuis­son, ou même la forme de la pote­rie. Plus le des­sin est fin, plus les formes géo­mé­triques sont déli­cates et imper­cep­tibles à l’œil nu, plus il est précieux.

 

Pho­to d’en-tête © Whis­pers of style

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Mogao, et par­ti­cu­liè­re­ment la grotte 17

Mogao, et par­ti­cu­liè­re­ment la grotte 17

Mogao (莫高窟), grottes d’une hau­teur inéga­lée, Dun­huang (敦煌市) ou Touen-Houang, et tous les noms qui y sont asso­ciés, Niko­laï Mikhaï­lo­vitch Prje­vals­ki, celui qui don­na son nom au che­val des steppes, au rou­ge­queue et à la ligu­laire de Chine, Sir Aurel Stein, Paul Pel­liot, l’ab­bé Wáng Yuánlù, mais aus­si le lac et l’oa­sis du Crois­sant de Lune, Yueya­quan (月牙泉) voi­ci ce qui consti­tue un des uni­vers les plus fas­ci­nants dans l’his­toire de la Chine, ou plu­tôt de cette région du monde aujourd’­hui rat­ta­chée à la Chine, non seule­ment à cause de l’ob­jet lui-même de la décou­verte, mais éga­le­ment de ce qu’on peut appe­ler un pillage en bonne et due forme, du fan­tasme de décou­verte lié à cet endroit hors du com­mun et de l’é­trange silence qui est fait aujourd’­hui sur les manus­crits qui y ont été trouvés.

Oasis du Crois­sant de lune — Yueya­quan. Pho­to © Feel planet

A deux pas du désert de Gobi, dans une oasis aux falaises éle­vées, la pierre est creu­sée de 492 cha­pelles boud­dhistes dans les­quelles sont peintes des fresques somp­tueuses, où l’on trouve des sta­tues colos­sales du Boud­dha, mais bien au-delà de ces tré­sors ines­ti­mables dont l’é­mer­gence se situe entre le IVe et le XIVe siècles, que la séche­resse du désert a pu main­te­nir en très bon état, une des plus superbes décou­vertes de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té y a été faite par un Anglais dont le nom résonne encore comme l’a­po­gée de la traî­trise aux oreilles des Chi­nois, Sir Aurel Stein. Dans une des grottes, il découvre en 1907 une biblio­thèque murée dont le mur de brique finit par être abat­tu ; la décou­verte y est colos­sale. Près de 50000 docu­ments, objets, sta­tues, ban­nières s’y trouvent dépo­sés depuis une date anté­rieure au XIe siècle. Stein, n’ayant que peu de temps devant lui, arrive à mar­chan­der quelques manus­crits, dont le célèbre Soû­tra du dia­mant. Fina­le­ment, entre ses deux expé­di­tions, il pré­lève près de 20000 docu­ments et objets. Après lui, en 1908, le Fran­çais Paul Pel­liot emporte 10000 objets, dont des textes nes­to­riens et des tra­duc­tions en chi­nois de textes d’ins­pi­ra­tion chré­tienne. C’est la décou­verte de cette grotte, com­mu­né­ment appe­lée grotte 17 que nous raconte Peter Hopkirk.

Wáng Yuánlù, gar­dien des grottes de Dunhuang

Stein écri­vit : « Je n’a­vais rien d’autre à faire qu’attendre. »
Pas pour long­temps, ain­si que la suite devait le prou­ver. Pus tard, au cours de cette nuit-là, Chiang entra silen­cieu­se­ment dans la tente de Stein et sor­tit avec exci­ta­tion plu­sieurs manus­crits cachés sous son man­teau. Stein vit du pre­mier coup d’œil que ces textes rou­lés étaient très anciens. Les dis­si­mu­lant à nou­veau sous ses vête­ments — car le prêtre avait insis­té pour que cela se passe dans le plus abso­lu secret — Chiang s’es­qui­va et rejoi­gnit dis­crè­te­ment sa petite cel­lule de moine située au pied d’un gigan­tesque Boud­dha assis taillé dans la paroi de la falaise. Il pas­sa le reste de la nuit absor­bé dans ces manus­crits, s’ef­for­çant d’i­den­ti­fier ces textes et de déter­mi­ner leurs dates. A l’aube, il revint sous la tente de Stein, « son visage expri­mant à la fois le triomphe et la stu­pé­fac­tion ». Trans­por­té de joie, il lui décla­ra que ces tra­duc­tions chi­noises de soû­tra boud­dhistes por­taient des colo­phons qui per­met­taient d’é­ta­blir que ces textes avaient été tra­duits par Hsuan-tsang lui-même d’a­près des manus­crits ori­gi­naux qu’il avait rap­por­té de l’Inde.
Il s’a­gis­sait d’un extra­or­di­naire pré­sage — « signe divin », comme le qua­li­fiait Stein — que même cet homme inquiet qu’é­tait Wang ne pour­rait man­quer de recon­naître. En effet, lorsque le petit prêtre avait pré­le­vé de sa chambre secrète ces manus­crits-là, il ne pou­vait abso­lu­ment pas savoir que ces docu­ments étaient direc­te­ment liés à Hsuan-tsang. Chiang s’empressa de lui annon­cer la nou­velle. Il assu­ra à Wang qu’il ne pou­vait y avoir qu’une expli­ca­tion : au-delà de sa tombe, Hsuan-tsang avait lui-même choi­si ce moment pour révé­ler ces textes boud­dhistes sacrés à Stein, « afin que son admi­ra­teur et dis­ciple de l’Inde loin­taine », puisse les rap­por­ter d’où ils étaient venus. Chiang n’eut pas besoin d’in­sis­ter davan­tage. Le dévot prêtre n’é­tait pas près d’ou­blier ce pré­sage. En quelques heures, le mur qui blo­quait la niche où se trou­vaient les manus­crits était abat­tu, et avant la tom­bée du jour, Stein scru­tait la chambre secrète à la lumière de la rudi­men­taire lampe à huile de Wang. Cette scène en rap­pelle une autre qui s’é­tait dérou­lée quinze ans aupa­ra­vant, lorsque Howard Car­ter contem­pla la tombe de Tou­tân­kha­mon à la lueur vacillante d’une bougie.
En tant qu’ar­chéo­logue, Stein ne pou­vait qu’être bou­le­ver­sé par ce qu’il voyait. « Ce que me révé­la cette petite pièce avait de quoi me faire écar­quiller les yeux, racon­ta-t-il ». Amon­ce­lés en plu­sieurs couches, sans aucun ordre, appa­rurent à la faible lueur de la petite lampe que tenait le prêtre la masse com­pacte que for­maient ces énormes paquets de manus­crits qui s’é­le­vaient jus­qu’à trois mètres de haut et rem­plis­saient, ain­si que des mesures ulté­rieures le prou­vèrent, un espace de près de cent cin­quante mètres cubes. C’é­tait selon les mots de Leo­nard Wool­ley, l’homme qui avait décou­vert Ur, « une pre­mière archéo­lo­gique sans pré­cé­dent ». Le Times Lite­ra­ry Sup­ple­ment décla­ra que « seuls quelques rares archéo­logues ont fait une aus­si extra­or­di­naire découverte ».

Au fur et à mesure que leur tra­vail quo­ti­dien se pour­sui­vait, étaient extraits de la chambre secrète non seule­ment d’in­nom­brables manus­crits en chi­nois, sans­krit, sog­dien, tibé­tain, turc orien­tal, runique, oui­ghour, révé­lant aus­si des langues incon­nues, mais encore une riche mois­son de pein­tures boud­dhiques. A leur extré­mi­té tri­an­gu­laire et à leurs ban­de­roles flot­tantes, Stein recon­nut tout de suite que quelques-unes étaient des ban­nières de temples, et d’autres des pein­tures votives des­ti­nées à être accro­chées au mur. Toutes étaient peintes sur une soie extrê­me­ment fine ou sur du papier. Beau­coup étaient très frois­sés, leur plis sem­blaient « repas­sés » à cer­tains endroits, parce qu’elles étaient res­tées pen­dant neuf siècles sous le tas de manus­crits. Plu­tôt que dans leur qua­li­té, l’im­por­tance de ces pein­tures rési­dait dans leur ancien­ne­té —  et donc dans leur rare­té. Les pein­tures de la dynas­tie T’ang, aux­quelles toutes celles-ci appar­te­naient, sont extrê­me­ment rares, de même que celles pro­ve­nant d’a­te­liers locaux comme ceux des oasis. La plu­part des pein­tures furent détruites au milieu du IXe siècle lors d’une vague d’an­ti­clé­ri­ca­lisme qui eut pour consé­quence la fer­me­ture ou la des­truc­tion de quelque qua­rante mille temples et sanc­tuaires boud­dhiques dans toute la Chine. Par chance, Touen-houang tom­ba aux mains des Tibé­tains en 781 apr. J.-C. et en res­ta en leur pos­ses­sion pen­dant les soixante-sept années sui­vantes. Ses temples et ses sanc­tuaires échap­pèrent ain­si à la des­truc­tion per­pé­trée dans toute la Chine à cette époque.
Cer­taines ban­nières trou­vées par­mi les manus­crits étaient si longues, lors­qu’elles furent dépliées, que des spé­cia­listes pen­sèrent qu’elles avaient été spé­cia­le­ment conçues pour être sus­pen­dues en haut des falaises de Touen-houang. Stein ne put dérou­ler la plu­part des pein­tures sur soie qu’il trou­va, tant le poids écra­sant des manus­crits sous les­quels elles avaient été ense­ve­lies durant des siècles les avaient com­pri­mées et trans­for­mées en petits paquets fra­giles et durs. Plus tard, avec une dex­té­ri­té de chi­rur­giens neu­ro­logues, des spé­cia­listes réus­sirent à les déplier dans les labo­ra­toires du Bri­tish Museum, après les avoir trai­tés chi­mi­que­ment. Cette opé­ra­tion dura sept ans.

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie
Pic­quier poche

Paul Pel­liot dans la grotte 17 à Mogao

Si les décou­vertes de Pel­liot sont aujourd’­hui conser­vées au Louvre et au Musée Gui­met, celles de Stein sont dis­sé­mi­nées entre Londres et New Del­hi. Le Bri­tish Museum, loin de faire hon­neur à un de ses plus extra­or­di­naires décou­vreur n’ex­pose, à part le soû­tra du dia­mant, que quelques manus­crits trou­vés dans la grotte 17. La qua­si inté­gra­li­té de ces docu­ments est actuel­le­ment conser­vées dans des caisses, à l’a­bri de la lumière… et des regards. Etrange hom­mage à une des plus sen­sa­tion­nelles décou­vertes de l’ar­chéo­lo­gie de la Route de la soie.

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