מחברות ירושלים — Les carnets de Jérusalem
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Les carnets de Jérusalem
Les carnets de Jérusalem
Sale habitude chez ces cartographes que de dessiner les plans de pays qui n’existent que dans leurs rêves… On aurait pu les croire sur parole, leur attribuer le mérite de l’invention de nouvelles terres, on aurait même pu les suivre les yeux fermés en se disant que de nouveaux mondes étaient à portée de vue… mais voilà qu’ils nous servent des cartes dessinant le contour des déserts, à la lisière d’étendues de sables dont l’échelle nous laisse supposer qu’il n’y a que la mort au bout de la route. Le sable, la poussière, les vestiges des âmes perdues sur les routes commerçantes, les oasis dévastées, les maisons de torchis protégeant encore à demi-mots les derniers ustensiles de la vie quotidienne.
Tourfan fait partie de ces vestiges du passé, dont il ne reste plus rien aujourd’hui. L’âme de Tourfan, en tout cas, a disparu. Tourfan, un nom qui sonne bien peu chinois (Turpan, تۇرپان en ouïghour), et qui pourtant est une des principales préfectures de l’immense région autonome du Xinjiang, coincée entre la Mongolie et le Kazakhstan. En réalité, Tourfan n’a jamais eu un grand intérêt en soi. En revanche, les alentours sont truffés de vestiges encore visibles aujourd’hui, comme la grotte des mille bouddhas de Bezeklik, ou les vestiges de la culture gushi à Gaochang (قاراغوجا, Qara-Hoja), à deux pas des Monts Flamboyants, ces immenses falaises de grès rouges qui réfléchissent une chaleur incroyable. Voilà. Nous sommes au cœur de la Chine que l’on nommait autrefois Turkestan Chinois, où les températures dans ces plaines et ces montagnes désertiques peuvent facilement monter à plus de 40°C.
Albert von Le Coq, archéologue un peu replet et portant fièrement son nom français qui trahit des origines huguenotes, parcourt les anciennes routes commerciales. Avec son adjoint Bartus, ils prélèveront des fresques à la scie directement dans les grottes de Bezeklik, remplissant ainsi près de 300 caisses de bois remplies de bourre de coton et de feutre d’antiquités et de fresques fragiles, qui rentreront en Allemagne et qui seront allègrement détruites pendant les bombardements de la Seconde Guerre Mondiale… Tragique histoire que ce pillage systématique justifié par une soi-disant instabilité politique de la région à cette période. C’est lui qui ramènera notamment cette superbe fresque représentant Bouddha ainsi qu’un moine aux cheveux roux et aux yeux bleus, certainement un tokharien, le tout peint dans un style aux drapés qui ne sont pas sans rappeler les influences de la statuaire grecque, et les couleurs de l’art byzantin. Curieux syncrétisme témoin d’une époque où l’art voyageait plus vite que les hommes…
La ville de Tourfan se trouve à deux cent quarante kilomètres au nord du point ultra-secret, situé près de Lou-lan, où la Chine a testé ses premières armes nucléaires. Cette verte et fertile oasis consiste en une très vaste dépression naturelle d’environ sept cent soixante dix mille kilomètres carrés, que les géographes considèrent comme l’une des plus profondes à la surface du globe. Autour de la ville s’élèvent des collines portant des traces de tremblements de terre, et dépourvues de toute vie, ainsi que d’autres déserts tout aussi stériles. Au nord se dresse la cime enneigée du Bogdo-Ola (la « montagne de Dieu »), plus hautes que tous les sommets d’Europe, et qui forme l’éperon oriental du grand T’ien Shan. Le paysage grandiose et austère de cette région rappelait au voyageur britannique Sir Eric Teichman, qui traversa cette partie du Turkestan au cours de l’hiver 1935, le Grand Canyon du Colorado. Il faisait si froid que les membres de son groupe devaient chaque matin allumer des feux sous les moteurs pour les faire démarrer, « procédé très dangereux », souligna-t-il, mais considéré comme très courant dans cette partie du monde. Au contraire, en été, la chaleur était si intense que le mercure montait en flèche jusqu’à cinquante-cinq degrés, contraignant même les habitants de la région à se réfugier dans des caves spécialement creusées à cet effet. Cependant, quelques uns des villages-oasis les plus fertiles du Turkestan chinois y vivent, disséminés à travers ce paysage aride et desséché. Au moment de l’apogée de la Route de la Soie, les vins, les melons et les raisins frais de ces oasis approvisionnaient la cour impériale de C’hang-an. Le secret de cette étonnante luxuriance réside dans un ingénieux système d’irrigation originairement emprunté à la Perse, et qui, grâce à de profonds canaux souterrains, apporte l’eau des neiges, provenant des montagnes du Nord, à ces communautés, qui, sans cela, n’aurait pu survivre.
Les deux Allemands poursuivirent leur voyage vers Tourfan, située à deux cents soixante kilomètres à l’intérieur du Turkestan chinois, où ils firent très vite connaissance avec la vie répugnante des insectes. Outre les moustiques, les mouches, les simulies, les scorpions et les poux, il existait deux types d’araignées particulièrement déplaisantes. La première appartenait à une espèce capable de sauter ; son corps avait la taille d’un œuf de pigeon, ses mâchoires émettaient une sorte de crissement de dents, et elle avait la réputation d’être venimeuse. La seconde était plus petite, noire et poilue, et vivait dans les trous creusés dans le sol. Sa piqûre était particulièrement redoutée, car si elle n’était pas mortelle elle pouvait être très dangereuse. C’était cependant les cafards de Tourfan qui dégoûtaient le plus les Allemands. A. von Le Coq, écrivait « Un homme qui se réveillait le matin avec une telle créature assise sur son nez, ses grands yeux en train de le fixer et ses antennes qui tentaient d’attaquer les yeux de sa victime, tombait irrémédiablement malade. On avait l’habitude de saisir l’insecte, non sans éprouver un horrible dégoût, et de l’écraser ; il se dégageait alors une odeur extrêmement désagréable. »
Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie
Picquier poche
Carte disponible sur Gallica.
Read moreLa plupart de ceux qui y ont mis les pieds n’en sont jamais ressortis pour en parler. On les avait pourtant prévenus ; Taklamakan (ەكلىماكان قۇملۇقى en ouïghour) aurait plusieurs sens : lieu de ruines, endroit abandonné, on dit même que le mot lui-même signifie « entre, mais ne sort jamais »… Ce désert dont la majeure partie se trouve aujourd’hui dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang (Chine) est un des déserts les plus redoutables du monde. Certains de ceux qui s’y sont aventurés sont à ce jour en train de voir blanchir leur os sous la caresse d’un soleil redoutable, si toutefois ils n’ont pas déjà été absorbés par les sables.
Dans ce désert de mort souffle des vents catabatiques, c’est-à-dire gravitationnels, produits par la descente brusque d’une masse d’air froid le long d’une pente ; en l’occurrence, le désert est bordé au nord par la chaîne du Tian Shan, à l’ouest par le Pamir et au sud par la cordillère du Kun Lun, des chaînes de montagnes dont l’altitude culmine pour chacune à plus de 7500 mètres. On pourrait se dire que la seule porte à peu près praticable reste l’est, mais on n’y trouve que le désert de Lop et le Gobi… Autant dire que les environs ne sont pas les régions les plus hospitalières du monde…
Chez les Ouïghours qui sont les résidents historiques de cette région, rôde une légende selon laquelle les lieux seraient infestés d’esprits malins, mais selon les témoignages littéraires qu’on retrouve, il faudrait plutôt aller chercher du côté du Kara-Buran, cet ouragan noir maléfique que certains ont si bien décrits.
Sven Hedin, l’explorateur suédois, écrit ces quelques lignes lors de sa première expédition dans le désert (textes rassemblés dans l’ouvrage Dans les sables du Taklamakan aux éditions Nicolas Chaudun, 2011) :
Brusquement le soleil se voila et disparut dans une obscurité profonde.
… Une sensation de cataclysme imminent nous enveloppe. Au loin on entend un crépitement ; de minute en minute il se rapproche… Un coup de vent, puis une rafale terrible. Les arbres tordus par l’ouragan se brisent avec des craquements épouvantables. Pendant quelques instants c’est un fracas terrible. En même temps, des tourbillons de poussière nous aveuglent nous étouffent. Fouetté par le souffle irrésistible de la tourmente, le sable fuit sous nos pas ; on a comme une impression d’engloutissement.
La tempête ne dure que quelques heures ; le lendemain le ciel était cependant encore tellement chargé de poussière, que tout vue était masquée dans un faible rayon.
J’ai également retrouvé la trace de cette orgueilleuse bourrasque dans le magnifique livre de Peter Hopkirk, Foreign devils on the silk road (le titre français étant plus connoté autour de la question des vols d’antiquité, l’auteur ne l’a jamais validé). On reconnaît dans le mot kara-buran, la racine turque kara qui signifie “noir”. Le mot Buran (Бура́н), lui, désigne en russe la tempête de neige.
Dans son livre intitulé Trésors ensevelis du Turkestan chinois (Buried Treasures of Chinese Turkestan), Albert von Le Coq décrit le kara-buran, l’ouragan noir, terreur des caravanes : « Tout à coup, le ciel noircit… Peu après, la tempête éclate avec une effroyable violence et s’abat sur la caravane. D’énormes masses de sable mêlées de cailloux sont happées avec une force extraordinaire, tourbillonnent et se ruent sur l’homme et l’animal, l’obscurité s’accroît, et d’étranges bruits d’objets qui s’entrechoquent se confondent avec le mugissement et le hurlement de la tempête… Tout cela ressemble à une vision d’enfer… Tout voyageur pris dans une telle tempête doit, malgré la chaleur, s’envelopper entièrement de feutre pour éviter d’être blessé par les pierres qui s’abattent avec une force folle tout autour de lui. Les hommes et les cheveux doivent se coucher par terre et subir la violence de l’ouragan qui fait rage pendant plusieurs heures d’affilée. »
Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980
L’interprétation que le voyageur Xuanzang (玄奘) en fait dans ses récits de voyage est beaucoup moins factuelle et s’en tient à l’existence, avérée ou non et relayée par les voyageurs ouïghours, d’esprits maléfiques.
Hsuan-tsang, le grand voyageur chinois qui, au VIIè siècle, traversa le Taklamakan pour se rendre en Inde, décrit ces démons : « Lorsque ces vents se lèvent, hommes et bêtes perdent l’esprit et restent plantés là, totalement impuissants. On entend alors par moments des notes tristes et plaintives, des cris pitoyables, de telle sorte qu’entre les visions et les bruits du désert les hommes se sentent perdus et ne savent plus où aller. D’où le fait que tant de gens périssent au cours du voyage. Mais tout cela est l’œuvre des démons et des mauvais esprits. »
Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980
Photo d’en-tête © Mike Locke
Read moreS’il est bien un peuple qui condense tous les fantasmes, c’est bien le peuple targui, qui se nomme lui-même Kel Tamashaq. Nomade par définition et obligation, rebelle car rétif à l’assimilation et l’acculturation, c’est un peuple fier et indomptable, dont la société est réglée sur un modèle défiant les traditions musulmanes et dont la langue, le tifinagh, un dérivé du berbère, a fait l’objet d’un immense et magnifique dictionnaire en quatre tomes par le père Charles de Foucauld.
Dernier arrêt sur images avec Paul Bowles qui nous parle de l’âme et du désert.
Ici, ce sont les hommes qui sont voilés nuit et jour. Le voile est de fine gaze noire et se porte, comme ils l’expliquent, pour protéger l’âme. Mais, comme pour eux l’âme et le souffle sont identiques, il n’est guère difficile de trouver une raison physique, s’il en faut une. La sécheresse excessive de l’atmosphère cause souvent des troubles dans les voies nasales. Le voile conserve au souffle son humidité : il est une sorte de petite plante qui conditionne l’air et permet d’éloigner les mauvais esprits qui, autrement, manifesteraient leur présence en faisant saigner les narines, ce qui arrive souvent dans cette partie du monde.
Il n’est pas très juste de parler de ces gens fiers comme de Touareg. Le mot est un terme d’opprobre signifiant « âmes perdues », qui leur avait été donné par leurs ennemis traditionnels, les Arabes, et qui leur est resté à l’extérieur. Il s’appellent imochagh, les hommes libres.
Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures
Photo d’en-tête © Mvongrue
Read moreRetour dans le désert avec Paul Bowles. Nombreux sont les écrivains qui ont parlé du désert, mais peu l’ont vraiment expérimenté. Lieu de privation, d’extrême dénuement, de la plus singulière désolation, Bowles parle des premiers instants, lorsqu’on arrive dans le désert, dans le Sahara en particulier. Le silence et l’absence, la possibilité de devenir fou de par l’absence de tout et le silence que l’on fait avec soi-même. Il en parle comme personne, raison pour laquelle il a si bien su en parler également dans The sheltering sky, qu’il faut, je le répète, lire avant de mourir.
Lorsque vous arrivez au Sahara, pour la première ou la dixième fois, vous remarquez immédiatement la paix qui y règne. Un silence absolu, incroyable, prédomine à l’extérieur des villes. Et à l’intérieur, même dans des lieux agités comme les marchés, l’air a quelque chose d’assourdi, comme si le calme était une force consciente qui, refusant l’intrusion du bruit, le réduit et le dissipe aussitôt. Et puis, il y a le ciel, à côté duquel tous les autres ciels ne sont que de pâles essais. Solide, et lumineux, il est toujours le point central du paysage. Au couchant, l’ombre incurvée, précise, de la terre, monte rapidement de l’horizon, y découpant une zone claire et une zone sombre. Quand toute la clarté du jour a disparu, et que l’espace est rempli d’étoiles, le ciel est toujours d’un bleu brûlant, intense, très foncé au zénith, et plus clair en direction de la terre, si bien que la nuit ne devient jamais vraiment noire.
Vous franchissez la porte du fort ou de la ville, vous dépassez les chameaux couchés à l’extérieur, et vous montez dans les dunes, ou bien vous vous éloignez vers la plaine dure, pierreuse, et vous restez un moment, seul. Bientôt, soit vous frissonnez et retournez en tout hâte à l’intérieur des murs, soit vous restez là et vous vous laissez gagner par quelque chose de très particulier, que ceux qui vivent dans cette région connaissent, et que les Français appellent le « baptême de la solitude ». C’est une sensation unique, qui n’a rien à voir avec le sentiment d’être seul, car il présuppose une mémoire. Ici, dans ce paysage entièrement minéral, éclairé par les étoiles comme par des feux, même la mémoire disparaît ; il ne reste que votre respiration et les battements de votre cœur. Un processus de réintégration de soi étrange, qui n’a rien d’agréable, commence en vous, et vous avez le choix entre le combattre et tenir à rester la personne que vous avez toujours été, ou bien lui laisser libre cours. Car personne, après un certain temps au Sahara, n’est plus tout à fait le même.
Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures
Photo d’en-tête © John Fowler
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