Vedrò con mio dilet­to (RV 717), l’é­mo­tion vivaldienne

Vedrò con mio dilet­to (RV 717), l’é­mo­tion vivaldienne

Vedrò con mio dilet­to (RV 717) est une des plus belles œuvres de Vival­di, à des années-lumière de ce qu’on a l’ha­bi­tude d’en­tendre de la part du Prêtre roux (il Prete ros­so). Celui qu’on appe­lait il Furio­so était un maître vio­lo­niste habi­tué des envo­lées rapides et sac­ca­dées, mais c’est sur une pièce beau­coup plus lente et sur­tout d’une sen­si­bi­li­té extrême qu’on le découvre ici. L’o­pé­ra Il Gius­ti­no a été com­po­sé pour le Car­na­val de Venise en 1724 et offert au chant au cas­trat Gio­van­ni Ossi. Si Gius­ti­no est un des per­son­nages prin­ci­paux de l’o­pé­ra, c’est en réa­li­té l’empereur byzan­tin Anas­ta­sio le vrai héros de cette his­toire (Anas­tase Ier) dans laquelle il est marié à l’im­pé­ra­trice Ariane, veuve de son pré­dé­ces­seur Zénon. Cette pièce (RV 717), nom­mée Vedrò con mio dilet­to, ce qui veut dire à peu de choses près “je ver­rais cela avec mon bien-aimé” raconte le moment pré­cis où l’empereur Anas­ta­sio part pour le champ de bataille en s’é­loi­gnant de son épouse, cas­sant ain­si le code tra­di­tion­nel qui veut qu’on parte se battre sur un air de bra­voure. C’est au contraire ici une œuvre inti­miste et douce, empreinte de ten­dresse tra­gique, témoi­gnant d’une cer­taine huma­ni­té de la part d’un empe­reur. On découvre une œuvre toute en cordes et notes sac­ca­dées, légè­re­ment en contre­point, chan­tée par un des plus grands contre­té­nors actuels, Phi­lippe Jarouss­ky, dans une ver­sion orches­trée par Jean-Chris­tophe Spi­no­si et jouée par l’en­semble Matheus et qu’on peut retrou­ver sur l’al­bum Heroes, aux édi­tions de Virgin.

[audio:vedro.xol]

 

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Fune­ral sen­tences for death of Queen Mary II Z.860 — March — Hen­ry Purcell

Fune­ral sen­tences for death of Queen Mary II Z.860 — March — Hen­ry Purcell

C’est un mor­ceau d’une com­po­si­tion assez simple, avec un nombre limi­té d’ins­tru­ments et d’une cer­taine len­teur indi­quant bien la fonc­tion qu’il occupe. Hen­ry Pur­cell com­po­sa ce mor­ceau en hom­mage à la reine Mary II d’An­gle­terre qui fit un bref pas­sage dans le pay­sage de la royau­té anglaise puis­qu’elle ne régna que de 1689 à 1694. La grande reine, par la taille, puis­qu’elle mesu­rait 1,80m, suc­com­ba à 32 ans à une épi­dé­mie de variole à la fin du mois de décembre 1694, lors d’un hiver rigou­reux où la Tamise fut prise dans les glaces. Mariée à Guillaume III d’O­range-Nas­sau, celui-ci conti­nua de régner jus­qu’en 1702.

Mar­quée par une sombre puis­sance liée à l’u­ti­li­sa­tion de caisses pro­fondes de deux tona­li­tés dif­fé­rentes et de cuivres (en réa­li­té des flatt trum­pet, ancêtres baroques du trom­bone) jouant une simple et triste mélo­pée, j’ai per­son­nel­le­ment décou­vert ce mor­ceau dans mes années d’en­fance lorsque je me pas­sais en boucle le 33 tours de la bande ori­gi­nale du film A clo­ck­work orange (Orange Méca­nique) de Stan­ley Kubrick. Ambiance recueille­ment et solen­ni­té pour ce qu’on ima­gine par­fai­te­ment être joué en église, avec toute la pompe néces­saire pour ces événements.

Triste his­toire que celle de ce mor­ceau qui fut non seule­ment joué aux funé­railles de la Reine Mary, mais éga­le­ment aux propres funé­railles de Pur­cell qui s’é­tei­gnit à son tour en 1695, un peu moins d’un an après la reine.

[audio:queenmary.xol]

Fune­ral sen­tences for death of Queen Mary II — March
Music for Queen Mary, Sir John Eliot Gar­di­ner, Equale Brass Ensemble, Mon­te­ver­di Choir and Orches­tra (2004)

[audio:queenmary2.xol]

Fune­ral sen­tences for death of Queen Mary II — The man is born
Music for Queen Mary, Sir John Eliot Gar­di­ner, Equale Brass Ensemble, Mon­te­ver­di Choir and Orches­tra (2004)

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L’a­po­théose de Saint Pan­ta­léon de Nico­mé­die et la chute de Fumiani

Si tou­te­fois on cherche la plus grande œuvre sur toile au monde, il ne fau­dra pas regar­der du côté du Louvre, ni même des scuole véni­tiennes, mais dans une église peu visi­tée de la Séré­nis­sime, la petite Chie­sa di San Pan­ta­leone Mar­tire (Eglise de Saint Pan­ta­lon — ou Pan­ta­leon — mar­tyr), coin­cée entre deux façades du Dor­so­du­ro et sur laquelle on peut encore voir les trous de bou­lin sur le pignon.
L’é­glise n’est pas bien grande mais son pla­fond a été magni­fié par un peintre baroque mineur de Venise, Gian Anto­nio Fumia­ni, dont l’his­toire est presque aus­si tra­gique que celle du Saint dont il s’est fait le porte-parole. Entre 1680 et 1704, c’est-à-dire pen­dant 24 ans, il va peindre une toile, ou plu­tôt plu­sieurs toiles jus­qu’à en recou­vrir tota­le­ment le pla­fond ; l’œuvre mesure au total 50mx25m. Un tra­vail colos­sal qui donne à l’é­glise une pers­pec­tive hors du commun.

Gian Antonio Fumiani - Apothéose de Saint Pantaléon - Chiesa di San Pantalon martire - 1680 à 1704 - Venise

Gian Anto­nio Fumia­ni — Apo­théose de Saint Pan­ta­léon — Chie­sa di San Pan­ta­lon mar­tire — 1680 à 1704 — Venise

La par­tie ver­ti­cale du pla­fond sur­plom­bant la colon­nade est rehaus­sée du pla­fond plat sur lequel est peint un trompe‑l’œil don­nant l’im­pres­sion que la sur­face cir­cons­crite au-des­sus des arches est pro­lon­gée vers le ciel d’une par­tie ouverte, don­nant elle-même vers un ciel comme seuls savaient en peindre ces artistes véni­tiens. Les per­son­nage sont peints en contre-plon­gée d’une manière abso­lu­ment écra­sante. La scène au-des­sus du chœur repré­sente le saint des­cen­dant les marches (très escar­pées) d’un palais et le ciel du pla­fond fait appa­raitre les anges des­cen­dus du fir­ma­ment pour accom­pa­gner l’a­po­théose du Saint vers le para­dis dans une mise en scène étourdissante.

Gian Antonio Fumiani - Martyre de Saint Pantaléon - Chiesa di San Pantalon martire - 1680 à 1704 - Venise

Gian Anto­nio Fumia­ni — Mar­tyre de Saint Pan­ta­léon — Chie­sa di San Pan­ta­lon mar­tire — 1680 à 1704 — Venise

Le saint dont il est ques­tion ici, Pan­ta­léon de Nico­mé­die, vécut sous l’empereur romain Maxi­mien dont il fut le méde­cin, et dénon­cé comme étant chré­tien, il fut sup­pli­cié, puis déca­pi­té. C’est de ce per­son­nage que naî­tra l’i­cône peu flat­teuse de Pan­ta­lon qu’on retrouve dans les aven­tures de la Com­me­dia dell’arte.

On peut trou­ver éga­le­ment dans cette église une autre toile, beau­coup plus modeste, mais signée Vero­nese, repré­sen­tant le saint gué­ris­sant un enfant ; une toile datant de 1587–1588.

Paolo Veronese - Conversion de Saint-Pantaléon - Chiesa di San Pantalon martire 1588 - Venise

Pao­lo Vero­nese — Miracle de Saint-Pan­ta­léon — Chie­sa di San Pan­ta­lon mar­tire 1588 — Venise

Fumia­ni, artiste mal­heu­reux, fit une chute du haut de l’é­cha­fau­dage tan­dis qu’il ter­mi­nait sa toile. Il ne la vit jamais ter­mi­née et fut enter­ré dans l’é­glise même.

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Salve Regi­na — HWV 241 (Georg Frie­drich Haendel)

Georg Friedrich Haendel J’a­vais déjà par­lé d’une très belle œuvre d’Haen­del, le Dixit Domi­nus (HWV 232). Voi­ci désor­mais l’œuvre clas­sée HWV 241, plus connue sous le nom de Salve Regi­na, jouée pour la pre­mière fois en 1707 dans la majes­tueuse Basi­lique San­ta Maria in Mon­te­san­to de Rome.
Toute en dou­ceur, en pro­fon­deur, je tenais à faire écou­ter cette ver­sion diri­gée par Marc Min­kows­ki en 2009, inter­pré­tée par Annick Mas­sis, Mag­da­le­na Kozená et Les Musi­ciens du Louvre.
A écou­ter pour la pro­fon­deur de ses basses et la pure­té cris­tal­line de la voix de soprano.

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Nisi domi­nus (RV 608) — Cum dede­rit delec­tis suis som­nun : Largo

Nisi domi­nus (RV 608) — Cum dede­rit delec­tis suis som­nun : Largo

La tur­bine

Le bruit de la nuit

Dans son petit appar­te­ment du centre-ville, les rideaux tirés, volets fer­més, il est presque trois heures du matin lors­qu’elle ouvre un œil, les deux, entre ses pau­pières lourdes du som­meil qu’elle vient de subir. Ses longs che­veux raides épar­pillés sur l’o­reiller, la joue col­lée des­sus et la bouche sèche, elle ne bouge pas, les yeux entr’ou­verts. Quelque chose ronfle. Non, ça ne ronfle pas, ça vrom­bit. Elle cligne des yeux, tou­jours à moi­tié ouverts et regarde dans le vague de son salon qui, tous les soirs, se trans­forme en chambre. Elle ne regarde rien en par­ti­cu­lier, juste l’obs­cu­ri­té envi­ron­nante. Pas un seul bruit en dehors de ce vrom­bis­se­ment. Juste ce vrom­bis­se­ment qu’elle n’ar­rive pas à attra­per, un son de très basse fré­quence, tel­le­ment bas qu’il en est insai­sis­sable, c’est une ligne mono­corde qui semble par­fois s’é­touf­fer et qui dis­pa­raît com­plè­te­ment lors­qu’une voi­ture passe, pour reprendre quelques secondes après que le der­nier son domi­nant ait com­plè­te­ment dis­pa­ru de son champ audi­tif. Elle ne bouge pas, reste dans la posi­tion dans laquelle elle s’est réveillée. Pas un geste, seul le bruit de sa res­pi­ra­tion se mêle avec le son étrange.

Elle ima­gine que c’est peut-être la chau­dière de l’im­meuble. Une machi­ne­rie quel­conque, une pompe de rele­vage, même si elle ne sait pas vrai­ment ce que c’est, elle a enten­du ça l’autre fois quand elle est allée au maga­sin de bri­co­lage, pompe de rele­vage, ça sonne bien, c’est peut-être ça, une pompe de rele­vage, une pompe de rele­vage fait for­cé­ment un bruit qui res­semble à ça quand c’est en train de rele­ver et que ça pompe. Ouais. C’est for­cé­ment un truc comme ça. Bien. Mais en atten­dant, elle ne dort plus, elle reste figée seule dans son lit chaud et ce bruit sourd qui vrom­bit. Elle ne bouge pas d’un poil, referme ses pau­pières et s’i­ma­gine qu’elle va se ren­dor­mir faci­le­ment. Ce qu’elle fait sans rien deman­der à personne.

Elle se réveille avec la radio qui lui susurre à l’o­reille qu’il est lar­ge­ment temps qu’elle se lève pour aller bos­ser. Ce qu’elle fait. Elle se lève en ramas­sant ses beaux che­veux bruns qu’elle entor­tille rapi­de­ment his­toire de ne pas les avoir dans le visage et fonce direc­te­ment dans la cui­sine, ouvre un tiroir, en sort une cap­sule de café qu’elle colle dans sa cafe­tière, une tasse ramas­sée sur le bord de l’é­vier, elle attend que la machine se réveille elle aus­si. En se met­tant en marche, la machine à expres­so fait un bruit de cafe­tière qui se met en marche, méca­nique, sourd et vibrant, qui lui fait ins­tan­ta­né­ment pen­ser à ce bruit qu’elle a enten­du cette nuit, bien qu’il soit très dif­fé­rent. Le café coule et pen­dant ce temps, elle appuie sur le bou­ton qui ouvre tous les stores, plie sa couette, pose l’o­reiller des­sus et emmène le tout dans le pla­card de l’en­trée, suite à quoi elle replie son clic-clac d’un geste expert, méca­nique, simple et effi­cace. La nuit a dis­pa­ru de la sur­face de son appar­te­ment en quelques minutes, comme si la jour­née d’hier n’a­vait pas connu d’aboutissement.

L’é­tude d’ar­chi­tecte dans laquelle elle a com­men­cé à tra­vailler il y a six mois se trouve à dix minutes en voi­ture, un peu en retrait de la ville, dans une zone d’ac­ti­vi­té qui, comme toutes les zones d’ac­ti­vi­té n’a pas beau­coup d’âme, mais l’en­vi­ron­ne­ment est boi­sé et donne sur le ver­sant d’une col­line arbo­rée et les locaux sont modernes et spa­cieux, loin des entre­pôts com­mer­ciaux des envi­rons. C’est un bâti­ment d’ar­chi­tecte, for­cé­ment, avec une cour inté­rieure dans laquelle sont plan­tés des hor­ten­sias autour d’un gigan­tesque magno­lia à grandes fleurs blanches. Son bureau donne direc­te­ment dans la cour, ce qui lui pro­cure une vue repo­sante et sans dis­trac­tion, ce dont elle pense avoir besoin pour tra­vailler serei­ne­ment. Son der­nier pro­jet sur lequel elle tra­vaille avec sa col­lègue est une mai­son en bois, basse consom­ma­tion et inté­gra­le­ment recou­verte d’un bar­dage en bam­bou qui vien­dra mas­quer la tota­li­té de la façade, fenêtres com­prises. Elle est assez fière de ce qu’elle a réus­si à sor­tir sur sa table de dessin.

Après avoir déjeu­né avec Solenn, elle retourne dans son bureau accom­pa­gnée d’une grande tasse de café fort avec une goutte de lait et tan­dis qu’elle déver­rouille son ordi­na­teur, elle per­çoit un son léger. La route est loin de l’é­tude et l’o­rien­ta­tion de son bureau fait qu’elle ne per­çoit pas les bruits de la cir­cu­la­tion. Par­fois une moto qui péta­rade ou un camion qui a du mal à mon­ter la côte, mais en géné­ral, c’est incroya­ble­ment calme. Elle n’au­rait de toute façon pas pu tra­vailler dans un envi­ron­ne­ment bruyant, c’est une constante chez elle. De temps en temps, elle met un peu de musique pour rompre la mono­to­nie des jours plu­vieux qu’elle déteste, mais de manière géné­rale, c’est dans le silence du cocon qu’elle s’est construit qu’elle aime tra­vailler et déve­lop­per ses talents de des­si­na­trice pour les pro­jets qu’elle ima­gine. Le son est de plus en plus pré­sent, le même son qu’elle a per­çu cette nuit et qui l’a extir­pé de son som­meil, le même vrom­bis­se­ment, à peine per­cep­tible, mais bel et bien là, pas de doute pos­sible. Elle reste déci­dée à ne pas se lais­ser dis­traire par cette occur­rence peu oppor­tune et conti­nue à rem­plir le dos­sier qu’elle doit remettre ce soir au ser­vice urba­nisme. Au bout d’un quart d’heure, elle déchausse ses lunettes et les pose sur son cla­vier, elle fait tou­jours ça, et se lève pour aller voir Solenn qu’elle dérange tan­dis qu’elle est en train de lire ses mes­sages sur son téléphone.

- Dis-moi, tu entends ce bruit ?
- Quel bruit ?
- Écoute bien.

Les deux femmes res­tent coites dans un silence assour­dis­sant. Elles n’en­tendent que Caro­line à l’ac­cueil qui parle au télé­phone, mais le son de sa voix par­vient étouf­fé par le dédale de murs qui empêche les sons de se propager.

- Tu entends ? dit-elle.
- Non, répond Solenn, à part Caro­line, je n’en­tends rien du tout. Qu’est-ce que tu entends ? Un once d’im­pa­tience peut se lire sur ses traits.
- Un bruit sourd, comme un moteur. Ce ne serait pas une pompe de rele­vage ?
- Une pompe de rele­vage ? Tu sais à quoi ça sert au moins ?
- Non, c’est un truc qui m’est venu comme ça, dit-elle en sou­riant bête­ment.
- C’est moi qui ait fait les plans du bâti­ment, il n’y a pas de pompe de rele­vage ici, on n’en a pas besoin. C’est dans le cas où l’eau stagne dans un endroit trop bas pour être éva­cuée natu­rel­le­ment…
- OK, je te crois mais tu n’en­tends pas ?, dit-elle en appro­chant le doigt de son oreille, c’est comme s’il y avait un moteur qui tour­nait tout le temps, un son très bas.
Solenn res­ta figée, tout en la fixant.
- Bon, écoute, je n’en­tends rien, ça te dirait de me lais­ser bos­ser un peu ? J’ai un client à rap­pe­ler pour son per­mis de construire.
- Oui, je te laisse, déso­lée. Sur ce, elle retour­na à son bureau et insé­ra un CD de Roland Kirk dans le lec­teur de son PC. Le bureau s’emplit des contor­sions du saxo tout en chas­sant le vrom­bis­se­ment qui la pour­sui­vant depuis son réveil nocturne.

La jour­née de tra­vail pas­sée, elle s’ar­rête à la piz­zé­ria pour com­man­der une piz­za au cho­ri­zo qu’elle est bien déci­dée à man­ger rapi­de­ment avant de bou­qui­ner un peu. Elle a com­men­cé un livre d’El­la Maillart qui l’a embar­quée dès les pre­mières pages et qu’elle a hâte de retrou­ver. Avant ça, elle allume la télé, s’ins­tal­ler sur son cana­pé et engouffre sa piz­za arro­sée d’huile piquante tout en regar­dant la pre­mière chaîne d’in­for­ma­tions conti­nue sur laquelle elle tombe. La pre­mière ministre fin­lan­daise vient de se faire épin­gler pour avoir pas­sé une nuit en boîte de nuit alors que les res­tric­tions sani­taires lui auraient impo­sé de s’i­so­ler tan­dis qu’elle était cas contact. Ce n’est pas tant la bourde de la femme poli­tique qui la révolte, mais qu’une femme de 36 ans puisse être pre­mière ministre, enfin non, elle n’est pas révol­tée, mais bien plu­tôt admi­ra­tive. Bon et puis elle est vrai­ment très jolie. Tout ceci semble irréel vu de son cana­pé, et le reste des infor­ma­tions ne la pas­sionne guère. Elle finit sa piz­za et éteint la télé avant d’ou­vrir un peu la fenêtre pour chas­ser l’o­deur du cho­ri­zo et attrape son livre. Ella Maillart est un per­son­nage qu’elle adore, elle a lu plu­sieurs de ses livres, notam­ment ceux où elle est par­tie en expé­di­tion avec Anne­ma­rie Schwar­zen­bach. Tout ceci aus­si lui semble irréel, deux femmes qui partent seules en Afgha­nis­tan quelques jours avant le début de la deuxième guerre mon­diale, ça lui paraît fou et en même temps tel­le­ment pos­sible parce que l’é­poque où tout ceci se passe était tel­le­ment dif­fé­rente. Elle met ses lunettes et replonge dans sa lec­ture en se lais­sant déli­cieu­se­ment hap­per par les mots de l’é­cri­vaine suisse. Le calme après une longue jour­née de bou­lot dans une vie plu­tôt bien réglée, sans para­sites, sans dis­trac­tion autre que celles qu’elle choi­sit. Elle se dit qu’elle aime bien sa vie sans encombres, confor­table et soli­taire, et entame les pages là où elle s’é­tait arrêtée.

Au bout de quelques minutes, elle entend à nou­veau le vrom­bis­se­ment comme un bour­don qui s’ap­proche d’elle jus­qu’à deve­nir constant. Un vrom­bis­se­ment. Le vrom­bis­se­ment. Le même. Sans l’a­ga­cer vrai­ment, ni l’in­quié­ter, elle pose ses lunettes et se demande d’où ça peut venir. Ou tout au moins ce que c’est. Elle pose son livre, ses lunettes, et ouvre son ordi­na­teur por­table qui se trouve sur la tablette. Mot de passe, moteur de recherche, elle tape “bruit sourd constant” et arrive sur quelques résul­tats. Le pre­mier lui indique une entrée étrange : le “hum”, un son dont on ne connaît pas l’o­ri­gine et dont l’exis­tence, si elle n’est pas niée, n’est pas non plus confir­mée comme étant un fait avé­ré et scien­ti­fi­que­ment expli­qué. Il y est ques­tion éga­le­ment des acou­phènes, mais elle se doute bien que ce n’est pas ça, car sinon elle l’en­ten­drait conti­nuel­le­ment. D’autres hypo­thèses un peu étranges font état d’un bruit tec­to­nique résul­tant de la dérive des conti­nents ou de phé­no­mènes élec­tro­ma­gné­tiques puis­sants mais non avé­rés avec cer­ti­tude. En bref, si elle a la sen­sa­tion d’ap­prendre quelque chose, elle ne semble pas trou­ver de solu­tion tan­gible à ce phé­no­mène. Ce qui ne la ras­sure ni ne l’in­quiète. Elle s’en étonne sim­ple­ment et prend le par­ti de reprendre sa lec­ture. Le vrom­bis­se­ment ne sau­rait déran­ger une lec­ture aus­si pas­sion­nante que les pages d’El­la Maillart.

Elle finit par se cou­cher après avoir lu un quart de son livre. La nuit est tom­bée et plus aucune voi­ture ne passe dans la rue. Rituel immuable, pla­card, couette, oreiller, clic-clac, la chambre est prête. Aupa­ra­vant elle file dans la salle de bain pour se laver les dents et prendre une douche rapide. Une fois cou­chée, volets fer­més et lumière éteinte, elle se met à rêver à la jeu­nesse d’El­la lors­qu’elle navi­guait avec son petit voi­lier sur le lac de Genève, enfant pré­coce et déjà rêveuse, lors­qu’elle entend mon­ter dou­ce­ment le vrom­bis­se­ment, comme cet après-midi, une vibra­tion sourde qui monte et devient constante jus­qu’à ce qu’elle n’en­tende plus que ça. Elle repense à ce qu’elle a lu. Des images de tur­bines sou­ter­raines, de com­pres­seurs élec­triques, de curieux com­plexes indus­triels occa­sion­nant des trem­ble­ments de la terre lui viennent en tête. L’i­ma­gi­na­tion pro­fuse dont elle a tou­jours su faire preuve s’emballe. Ce qu’elle a lu sur les plaintes d’ha­bi­tants du Nou­veau-Mexique notam­ment l’in­ter­pelle, les phé­no­mènes col­lec­tifs étant tou­jours sujets à cau­tion, il y a tout de même géné­ra­le­ment une part de véri­té dans ces étran­ge­tés. Et du coup, sans savoir pour­quoi, elle se sou­vient de cette his­toire de pain mau­dit dans les années 50 à Pont-Saint-Esprit, cité tran­quille du Gard, où des habi­tants furent pris de folie col­lec­tive, ce qui sera plus ou moins expli­ci­té par une intoxi­ca­tion ali­men­taire par l’er­got du seigle, et se dit qu’elle n’a pas fini d’être sur­prise par ce que les évé­ne­ments les plus ano­dins du quo­ti­dien sont en mesure de révéler.

Elle se retourne dans son lit, ferme les yeux, coince sa main déli­cate sous son oreiller et s’en­dort tran­quille­ment en fre­don­nant quelques paroles de Heart of gold de Neil Young. Juste avant de som­brer, elle se dit que ce n’est quand-même pas une tur­bine qui va l’emmerder.

Pho­to by © Dan Meyers on Uns­plash

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