Apr 27, 2019 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Ko Pha Ngan stories |
Ban Chalok Lam
Ko Pha Ngan stories #2
Baan Chalok Lam. On dit aussi Chaloklum. Voici le finistère de Koh Pha Ngan, un finistère en forme de croissant de lune s’enfonçant dans une vallée au pied d’un des points culminants, une montagne où les nuages chargés d’eau s’accrochent et finissent par se vider au-dessus du village de pécheurs.
C’est une petite ville avec des routes en terre, deux rues parallèles qui longent une plage sans prétention où quelques bateaux souffreteux déversent leurs poissons et les calamars qui seront séchés sur les tables qu’on peut voir un peut partout en bord de mer.
C’est le genre d’endroit où il ne se passe rien, où les touristes n’arrivent que par hasard au terme d’une route chaotique qui a longtemps été en chantier. Pas de surfeurs, pas de vieux allemands arrivés là on ne sait comment, cradingues et les cheveux entourbillonnés et tressés à la mode rasta, perchés un jour et jamais vraiment totalement revenus.
Quelques restaurants proposant une variété incroyable de poissons aux couleurs chatoyantes et de crustacés cuits en sauces curry, sont la seule réelle attraction de ce petit coin qu’on pourrait croire être un paradis, mais qui n’est qu’un bout de terre tendu vers la mer.
Au détour d’un chemin, derrière une petite plage où une balançoire a été accrochée à un cocotier qui pointe vers le large, deux panneaux indiquent que la plage, orientée au nord, est un lieu où les tsunamis peuvent faire beaucoup de dégâts. Une flèche invite les promeneurs à se diriger vers une route en hauteur pour se protéger en cas de danger. Le paradis ressemble un peu à l’enfer.
C’est un finistère où les vieux regardent la mer comme on discute avec un vieil ami, où les chiens, inquiets de rien et surtout pas des quelques scooters qui passent ici, dorment sur la route décapée par les pluies et le soleil, où les jackfruits poussent à portée de main et s’éclatent de temps à autre sur le béton des cours, pourrissant là comme des animaux morts, où les enfants jouent dans le sable en se demandant à quelle heure on mange.
Moment recueilli le 5 mars 2013. Écrit le 27 avril 2019.
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May 25, 2017 | Archéologie du quotidien |
Peu importe ce qui s’est passé cette après-midi où tu as tout déposé, où tu n’es pas retourné au travail après la matinée de lundi et où tu as pris ta voiture sans prévenir personne pour partir, deux bonnes heures de route, l’asphalte qui brûle sous tes pneus dégonflés, mais c’est comme si un besoin impérieux s’était emparé de toi, impossible à retenir, une envie organique et suave, avec une petite note sauvage sur la langue, un je-ne-sais-quoi d’à la fois sucré et honteux, presque comme si c’était un plaisir qui ne regardait que toi.
Il n’y avait plus rien ni personne, personne pour te dire quoi faire ou quoi penser, rien qui puisse polluer cet instant précieux, rien qui ne fasse signe de l’incroyable hypocrisie que tu détestes tant. Alors voilà, c’est comme ça, tu es parti après ton rendez-vous, tu n’as pas dit au revoir à tes collègues et tu as rejoint ta voiture dans tes vêtements de travail, pantalon léger, veste grise ajustée, un simple teeshirt, des tennis blanches, et te voilà parti sur la route en direction de l’océan, ce n’était même pas prémédité, ce n’est même pas au moment de partir que tu as décidé que ça se ferait comme ça, tu as fait comme d’habitude, tu as improvisé… et cette fois-ci, l’improvisation c’était la mer. Je l’ai entendu, tu écoutais Lazarus de David Bowie (ça fait un peu penser à du Supertramp parfois non ? — crache-moi dessus…) aussi fort que possible, le soleil par la fenêtre, te brûlant la peau du bras et le côté gauche du visage. Oui mais Bowie.…
Et puis ça faisait combien de temps ? Vingt ans ? Tu n’y as pas mis les pieds depuis des années, comme si quelque chose t’en avait empêché, comme si un des pôles d’un aimant t’en empêchait désormais, provoquant presque des hauts-le-cœur. Il s’est passé quelque chose là-bas ? Tu ne sauras pas. Tout ceci est du passé et le passé empêche de vivre et de progresser.
L’avenue de la mer qui donne sur le Grand Hôtel où ta table t’attend encore, il n’est pas l’heure de déjeuner, mais déjà, derrière les vitres du restaurant, tu peux sentir cette odeur particulière de vent marin et de cuisine qu’ont tous ces grands restaurants qui donnent sur la mer, ça te rappelle cet hôtel aussi sur la plage de Boulogne‑s/-Mer, une parenthèse dans ta vie, quelques jours heureux qui ne se reproduiront plus, et dans lesquels finalement, il y a un secret qui se niche. Le bonheur se trouve encapsulé là-dedans, lorsque tu sais que les événements, une fois passés, ne se reproduiront pas, même si tu cours après dans une chevauchée folle ; ça-ne-se-reproduira-pas. Il faut s’y faire.
L’air de la mer, un verre de vin blanc frais, l’odeur d’une cigarette qu’une femme tient du bout des doigts non loin de toi, les lèvres très rouges, fines et entr’ouvertes, lunettes de soleil qui font d’elle une inconnue que tu ne connaîtras jamais… Le vent dans les cheveux, comme dans une chanson d’Elton John, Return to paradise, l’air qui revient, Remember me while we are apart… Quel que soit le temps qu’il fasse, il y a toujours du vent sur cette longue promenade qui porte le nom d’un écrivain que tu n’as jamais vraiment réussi à lire, des pavés roses sous les pieds et une grande arche arrondie dans ton dos, les vitres gaufrées par le temps, la peinture qui s’écaille sur les montants des fenêtres en bois, lorsqu’elles n’ont pas encore été remplacées par du plastique. En d’autres temps, c’était le sable et la neige qui se mélangeaient sur le plage, mais aujourd’hui il fait particulièrement chaud, le sel, la sueur, le soleil, le vent… tout se mélange sur ta peau, des odeurs que tu avais oubliées et que tu oublies à chaque fois, que tu fais mine de redécouvrir à chaque fois, il n’y a pas de sentiments comme ça qui ressemblent à la noblesse décatie des automnes fatigués. Les cris des enfants qui jouent sur la plage ne te parviennent pas, le vent vient de travers, même la mer te fait silence, seuls les nuages ont l’air de bruisser légèrement en glissant sur la toile bleue. Tu regardes encore cette femme qui a jeté sa cigarette, elle te rappelle quelqu’un dont tu tais le souvenir à présent, ce ne sont plus que des instants lointains qui n’appartiennent peut-être déjà plus à tes souvenirs, légers comme du sable qui file entre les doigts, légers mais puissants, altérés par le temps, friables comme des cendres dans le vent. Il est déjà six heures, la plus belle heure du jour tandis que le soleil commence à se fatiguer, It’s paradise here where the sun meets the sea, il faudrait rentrer mais comme toujours, tu ne fais que ce que tu as envie de faire, ce n’est pas plus mal comme ça. Le sable colle sous tes chaussures, les mains dans les poches et le regard un peu fatigué d’avoir trop aimé, heureusement les réserves se régénèrent, ce serait trop triste sinon.
Le soleil chauffe encore ton visage déjà bien bronzé pour la saison, le hâle a pris de l’avance, comme la floraison des fuchsias, le retour s’amorce et tu ne sais même pas quand il terminera, mais ça, ça n’a pas d’importance. Seuls les souvenirs ont de l’importance, le présent ne compte pour rien, car c’est à partir de lui que le passé se construit. Une parenthèse se referme lorsque les odeurs se dissipent, il ne reste que ta peau qui en garde encore les traces…
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Mar 21, 2017 | Livres et carnets, Sur les portulans |
L’humour et la connaissance précise de la marine de Kipling… Un enchantement dont j’arrive encore à me réjouir à chaque instant, surtout avec cette forme d’humour très anglais, très subtil, on en ressort avec le sourire alors que la situation ne s’y prête pas vraiment…
L’Haliotis avait le choix et ce qu’il choisit déclencha le dénouement.
Escomptant son moindre tirant d’eau, il essaya de se tirer dans le nord vers un bas fond propice.
L’obus, qui arriva en traversant la cabine du premier mécanicien, fut un cent-vingt-cinq à charge, non d’éclatement mais de tir.
On avait visé pour qu’il passât en travers de sa route et c’est évidemment pourquoi il était venu flanquer par terre le portrait de la femme – fort jolie fille d’ailleurs – du premier mécanicien.
Il réduisit en bois à allumettes la toilette d’acajou de cet officier, franchit le couloir de la chambre des machines, et, frappant un grillage, tomba juste devant la machine avant, où il éclata, coupa net les boulons reliant la bielle avec la manivelle antérieure. On se doute des conséquences. […]
En bas, on entendait qu’il se passait quelque chose.
Ça ronflait, ça cliquetait, ronronnait, grondait, tocquetait.
Le bruit ne dura guère plus d’une minute.
C’était les machines qui, sous l’inspiration du moment, s’adaptaient aux circonstances.
M. Wardrop, un pied sur le grillage supérieur, se pencha pour prêter l’oreille et laissa échapper un grognement douloureux.
On ne stoppe pas en trois secondes des machines marchant à douze nœuds à l’heure, sans y jeter du désarroi.
Dans un nuage de vapeur, l’Haliotis chassa sur son erre en geignant comme un cheval blessé.
Rien à faire.
L’obus à charge réduite avait réglé la situation.
Rudyard Kipling,
in Un beau dimanche anglais.
Traduit par Albert Savine, 1931,
Albin Michel
Le texte original est disponible sur le projet Gutenberg, sous le titre The Devil and the deep sea, in The day’s work.
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Nov 11, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Mu Ko Ang Thong (อ่างทอง, bol d’or) est un parc national marin, accroché à un chapelet d’îles pour la plupart inhabitées. Situées à mi-chemin entre Ko Phangan et le continent, c’est un petit paradis dans lequel on ne peut se rendre que sur des bateaux de fortune dont le tirant d’eau ne permet même pas de s’approcher suffisamment pour accoster. 42 îles sur une superficie de 102 km2, dont seulement 18 sont des terres. Le reste ce ne sont que rochers affleurant. Seulement 20 habitants. C’est tout ce qu’on peut dire de cet émiettement.
Le taxi qui m’emmène à Thong Sala n’est en réalité qu’un pick-up sans bâche où l’on doit se tenir à des barres de métal pour éviter de se retrouver projeté sur la route. Avant d’arriver au port, il ramasse une américaine d’une cinquantaine d’années, simplement vêtue d’un short de boxe thaï et d’un tee-shirt fluo sur lequel éclatent les mots full moon party. Ça donne tout de suite le ton. Elle a la peau des joues grêlée, une voix nasillarde avec une horrible accent américain et le teint frais de la fêtarde qui ne sait pas s’arrêter. En arrivant au port, le taxi avance jusqu’au bout de la jetée. Il a à peine la place de passer, mais il insiste et repart en marche arrière comme si de rien n’était. Le bateau qui attend là est une coquille de noix constellée d’étoiles blanches peintes à la main, baché de sacs à patates en guise de pare-soleil. On nous sert un café déshydraté trop fort avec des tranches d’ananas et de pastèque et des donuts baignant dans leur huile de friture, de quoi se vider avant le départ en mer. Ne sachant pas réellement ce qui m’attendait ce jour-là, j’espérais simplement que le chemin ne serait pas trop long, car monter sur ce genre de rafiot tient plus du suicide que de la belle excursion en mer.
Il met les gaz et me voilà parti pour une heure et demie de navigation sur une mer un peu agitée, sous un soleil de plomb se réverbérant sur une eau d’un beau bleu uni, me mordant la peau dès les premiers rayons. Le bateau fait un arrêt devant les rochers d’une des îles les plus au nord, Ko Wao Yai, un bout de rocher sans rien autour. Il paraît qu’ici c’est un des plus beaux spots de plongée du coin. J’entends la chaîne couler sur la fonte de l’écubier et se ficher dans la roche marine, à une quinzaine de mètres si je calcule bien. A peine le bateau arrêté, tout le monde plonge du ponton, masque et tuba fiché sur la tête. En ce qui me concerne, je reste un peu circonspect. Le bateau bouge pas mal et les courants semblent fort, mais tous n’hésitent pas à un seul instant à plonger dans l’eau turquoise. Appréciant la nage en mer autant que si j’allais me faire circoncire, je descends doucement dans l’eau qui tient ses promesses, les courants sont forts et m’angoissent déjà. En plongeant sous l’eau, je me rends compte que j’avais raison ; il y a effectivement une quinzaine de mètres d’eau sous mes pieds. C’en est trop pour moi, je remonte à la surface et m’accroche au bateau, pris d’une panique incontrôlable. En bon descendant de Bretons, je préfère amplement me trouver sur l’eau que dedans, a fortiori si les fonds ne sont pas à portée de mes pieds. Je n’ai jamais aimé ça, je me l’étais confirmé en nageant dans les eaux transparentes de la baie de Kekova, dans le sud de la Turquie. Ces conneries ne sont pas pour moi… Je préfère regarder l’horizon qui s’ouvre devant moi. Quelques bateaux de pêcheurs de calamars sont amarrés sur les bas-fonds.
La prochaine étape est une île sur laquelle le bateau fait escale, Ko Mae Ko. On trouve ici une curiosité géographique puisqu’après avoir gravi quelques chemins bien raides pendant une bonne demi-heure, entourés de roches volcaniques coupantes comme des rasoirs, on arrive face à un lac d’eau de mer, d’une couleur d’émeraude étincelante, le Thale Nai. Perché bien au-dessus du niveau de la mer, c’est à n’y rien comprendre. Comment cette eau salée a pu se retrouver encerclée ainsi et surtout à une telle hauteur ? Entourée d’escarpements de calcaire, on ne peut pas y descendre, on ne peut que s’approcher de la surface éclatante de l’eau dans laquelle on peut voir des petits poissons sans couleur s’ébattre. Là encore, le mystère en entier. Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ?… De l’autre côté, on a une vue impressionnante sur l’archipel qui s’étend aux pieds de l’île. En redescendant du lac, je prends le temps de me baigner dans une petite crique à l’eau calme, où je peux voir mes pieds toucher le sol, ce qui est à peu près la seule chose rassurante pour moi… Je me vautre dans cette eau d’une chaleur incroyable où de tout petits poissons viennent s’enquérir de ma présence.
Le bateau repart tranquillement sur une mer d’huile, protégée par la proximité des autres îles. Il s’arrête à bonne distance de la côte et les garçons de bord nous donnent des sacs étanches pour mettre nos affaires… je ne comprends pas trop ce qui se passe et je commence à avoir peur qu’on nous invite à rejoindre l’île à la nage… En réalité, des bateaux à moteur, les fameux long-tail boats (เรือหางยาว, Ruea Hang Yao), viennent nous chercher pour accoster. Le tirant d’eau n’est pas suffisant pour que le gros bateau puisse s’approcher. Le problème, c’est que les long-tail boats n’arrivent pas non plus à s’approcher de la plage, et c’est là que je comprends l’intérêt des sacs étanches. Il faut plonger dans l’eau jusqu’à la tête pour arriver sur l’île… Un peu sportif et surprenant, mais ça ne manque pas de charme. Me voici enfin sur la dernière île, la plus grande, Ko Wua Ta Lap.
Mon genou me fait souffrir et l’invitation à monter au sommet de l’île pour aller admirer l’archipel n’est plus de mise, mais ce que je vais découvrir ici aura largement compensé le spectacle promis. En effet, au pied de la montagne, à quelques mètres au-dessus de moi, vivent des petits singes arboricoles absolument pas farouches. Ce sont des « Dusky leaf monkey » ou Langur (Trachypithecus obscurus, Semnopithèque obscur) qui se déplacent en famille. Je reste à les admirer pendant de longues minutes, m’amusant de leurs cabrioles et facéties, pendus par les pieds, ou mordillant leur queue…
La journée touche à sa fin. Pendant que le reste de la troupe est partie trekker dans les hauteurs, je m’allonge à l’ombre des palmiers, dans un calme originel et je profite pendant de longues minutes d’une plage déserte cachée du soleil, le temps de reposer ma peau de la morsure du soleil et de profiter d’une eau plus chaude que tout ce que j’ai connu jusqu’ici. Le ressac des vagues me donne l’impression d’une Bretagne transplantée sous les cocotiers, sous des franges d’épiphytes sauvages et de fougères ruisselantes d’eau. Ce sont des moments rares, où le temps n’a plus d’importance, où l’on se retrouve seul avec l’impression que le monde est à nos pieds. Ma peau me brûle terriblement mais mon esprit est empli d’une sérénité que seul l’éloignement de tout permet. Il est des bouts du monde qui ne se laissent apprivoiser à moins d’avoir laissé tomber quelque chose en chemin.
Le bateau retourne à pleins gaz vers Ko Phangan, après m’être contorsionné pour remonter sur le long-tail boat, mettant mon genou à rude épreuve. Au début de la course, je m’amuse de voir les vagues traverser le pont et les bordées frappées par les creux que nous prenons de côté. Mais le Golfe de Thaïlande n’a d’idyllique que le nom. C’est en réalité un enfer capricieux qu’il faut traverser avec l’estomac bien accroché. Dans une belle lumière de fin de journée, le bateau laisse entendre des craquements effrayants de bois pourri. En attardant un peu mon regard sur la structure du bastingage, je m’aperçois qu’il y a des fissures partout et c’est finalement la cabine entière qui semble accrochée à un fil au-dessus de nos têtes. La traversée n’en finit pas. Certains sont malades et le parquet de bois brut finit maculé de vomissures. A l’arrière, je me rends compte que deux des garçons de bord ont ouvert la cale où se trouve le moteur et écopent avec une belle ardeur l’eau qui s’infiltre partout. Je manque de tourner de l’œil en me disant que si le moteur finit noyé, nous allons devoir rester là une bonne partie de la nuit avant qu’on vienne nous chercher. Mais dans l’équipage, personne ne semble inquiet.
Je suis finalement rentré entier à Ko Phangan, mais on ne m’y reprendra pas. La mer n’est pas un jeu et embarquer sur un bateau comme celui-ci est tout simplement irraisonnable. J’en ris maintenant, mais je n’ai jamais été aussi angoissé sur la mer. A croire que c’est à prix-là qu’on accède au paradis… ou à l’enfer…
Voir les 66 photos de cette journée sur Flickr.
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Oct 13, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Ko Phangan (Pha Ngan) est une petite île plantée au beau milieu du Golfe de Thaïlande, à deux pas de sa grande sœur Ko Samui, plus connue, plus cossue, moins en retrait. Phangan, c’est un havre de paix qu’une bande d’abrutis a tenté de transformer en terrain de jeu pour fêtards nocturnes, alcoolisés et les neurones bombardés à l’ecstasy, lors de ces immenses fêtes données sur les plages du sud de l’île, les fameuses full moon parties qui ont lieu tous les 28 jours… Alors pourquoi aller se terrer là-bas si c’est pour vivre ça ? L’île est grande et pas forcément très accessible partout. Le sud n’est pas l’île (on pourrait presque dire ça de la France aussi…). Non, Phangan c’est aussi une île qui vit au rythme de la mer, jamais vraiment pressée, toujours un peu lente…
J’ai passé quelques jours dans cette petite anse qui porte le nom étrange de Haad Salad, qui pourrait évoquer un légume vert qui ne pousse pas forcément sous ces latitudes, mais pas du tout, c’est un toponyme comme un autre, un petit bourg au bord d’une route qui fait le tour de l’île et par lequel on accède des deux côtés. On arrive par le village où l’on trouve quelques commerçants, des loueurs de scooters et de petits restaurants qui ne paient pas de mine. De l’autre côté, on arrive par une grande côte que les scooters pourtant bien puissants ont du mal à gravir.
C’est ici que j’ai posé mes valises, dans un petit hôtel dont je ne fais pas la promotion, de peur qu’il soit trop couru par la suite. Des bungalows sont accrochés à la colline dans un jeu d’équilibriste parfois audacieux, tandis qu’un petit immeuble en béton, mais pas suffisamment grand pour être vraiment dérangeant, surplombe la petite baie corallienne de toute sa hauteur et offre une vue à la fois sur la forêt et sur le large. Près de la plage, une grande cahute fait office de restaurant, grande ouverte sur le ciel, les palmiers et parfois même le bruit des vagues ramené par le vent.
La journée, je nage parmi des petits poissons aux noms inconnus, des oursins noirs et des holothuries grosses comme des mollets, et parmi les algues, un poisson énorme qui se cache tant bien que mal, avec une grosse bouche en cœur et une épine sur le dos. Certains de ces petits poissons sont excessivement agressifs ; ils tentent de vous attaquer (toutes proportions gardées) pour vous signifier que le pneu qui gît par cinquante centimètres de fond est en réalité leur habitat et qu’ils y gardent leur progéniture bien à l’abri. Malgré son attitude un peu nerveuse, il recule quand je tends la main vers lui. Le midi, je déjeune d’un pad thaï bien sucré sous un ciel qui se couvre de franges d’un beau gris foncé, connu sous nos latitudes sous le nom de « ciel de merde ».
Lorsque je reviens d’une balade à Baan Thongsala, alors que la nuit est déjà tombée, je m’accroche tant bien que mal à l’arrière du pick up car je le vois éviter les flaques d’eau monumentales qui se sont formées sur la route après l’averse de la journée. Sur le bord de la route, on vent de l’essence dans des bouteilles de whisky bon marché sous des petits étals en bambou éclairés par une ampoule solitaire jusque tard dans la nuit. Souvent même, il n’y a personne pour surveiller. Laissez une pièce dans la boîte et tirez-vous le réservoir plein. Des buffles grassouillets se complaisent dans leurs champs sous la pluie battante.
Intrigué par des petites lumières qui s’allument sur l’horizon, j’apostrophe le chauffeur qui me dit que ce sont des pêcheurs au large qui utilisent la lumière pour faire remonter leurs futures prises à la surface. Il est incapable de me trouver le mot en anglais pour me dire ce qu’ils pêchent mais ce ne sont pas des poissons, il me fait des signes que je ne comprends pas ; d’un commun accord, nous préférons en rester là pour garder la face… Je pense à des crevettes, mais je doute que ce soit ça…
Toutes sortes d’animaux vivent ici en toute tranquillité au beau milieu d’une nature pimpante que personne ne vient révolutionner. Des iguanes, des tout petits lézards fringants, un éléphant, des oiseaux hauts sur pattes avec le cou bien droit qui font de drôles de bruits et que j’imagine être des mainates, une araignée grande comme la main ouverte pendue à un panneau d’affichage, attendant son dîner en me regardant passer, un chien à trois pattes adorable qui cherche les caresses et qui vient me chercher à chaque fois que je descends sur la plage, que je finirai par appeler avec une tonne d’imagination « trois pattes », des petits corniauds ridicules qui se grattent tous les temps avec la patte arrière, des papillons énormes, noirs, blancs, insaisissables…
Tandis que je dîne mollement d’un curry vert, vautré sur les coussins du restaurant, les serveurs tirent les bâches du restaurant pour protéger l’avancée de la galerie d’une éventuelle grosse averse nocturne. J’ai pris l’habitude de ne pas m’inquiéter de la météo ; ici, même une grosse averse signifie qu’elle sera balayée pour le prochain rayon de soleil qui arrive aussi vite que les nuages s’enfuient.
Au petit matin, une douceur humide vient caresser l’ombre de la terrasse ; le paysage est trempé d’une pluie légère, lustrant les collines verdoyantes, vernissant les feuilles dans une ambiance dégoulinante de tropique essorée. La marée est plus haute que d’habitude, lèche à certains endroits les cahutes du bord de la plage et les contreforts de cet ancien repaire de pirates. Des vagues hautes viennent se fracasser contre la barrière de corail qui ferme l’anse dans un bruit ronronnant qui monte jusqu’à mon hamac. Sur la plage, des jeunes garçons dépenaillés, la tête couverte par un large chapeau de paille effilochée ratissent le sable, chassent les feuilles que le vent a fait tomber pendant la nuit.
Parfois le matin, l’eau est troublée par les vagues, retournant le sable avec légèreté, la marée monte de plus en plus haut. Ce n’est pas la Méditerranée ici, on est bel et bien au bord de l’océan malgré la double enclave que construit le Golfe de Thaïlande et la petite anse au nord de l’île… Malgré un temps un peu bousculé, la matinée passe vite à lézarder sur une plage désertée ou dans l’eau que je finis par trouver un peu plus fraîche que ce que j’avais imaginé ; on reste quand-même dans des ordres de grandeur qu’on n’oserait pas imaginer sur une plage du Roussillon…
Un petit chemin remonte à travers le jardin d’un hôtel pour regagner le petit bourg commerçant, un chemin de terre rouge raviné par les averses où s’accumulent des déchets charriés par la dernière pluie. D’ici je prends souvent un taxi choisi au hasard pour regagner Baan Thongsala par les routes inondées.
Un matin, je me réveille tôt, signe que je suis enfin reposé ; il fait chaud et les vagues s’écrasent dans un bruit sourd sur la barrière de rochers et sur la plage à présent. Un soleil humide perce la couche de brume laiteuse. « Trois pattes » a dormi toute la nuit sur mon balcon ; quelques caresses et il s’enfuit pour rejoindre la plage.
En repensant à ce que j’ai vu la veille à Thongsala, je m’inquiète de voir une Thaïlande encore un peu maîtresse d’elle-même se faire vampiriser par une armée de fantômes. Juste de retour des choses, elle leur suce le sang par le petit trou du porte-monnaie. Des Européens envahissent les moindres recoins avec leurs bouteilles de bière et leurs dollars plein les poches, se perdent dans un pays chaleureux qui les pompent ; on ne s’étonne pas vraiment de voir de vieux Allemands ou des Néerlandais errer le regard perdu dans les ruelles sombres et crasseuses à la recherche d’une assiette de pad thaï jetée dans un container. Ils ont pensé pouvoir vivre ici, sous un soleil cuisant, parce qu’ici on peut vivre dehors sans mourir de froid, mais ce qui les tue est bien plus pernicieux, c’est la sensation de toute puissance du colon qui se trouve bien vite ramené à ce qu’il est en réalité… une merde d’éléphant… et encore ! Avec celle-ci, on peut faire du papier…
La veille, les bateaux de pêche avec leurs petits lumignons verts et jaunes sont restés au large toute la journée. Ce sont des pêcheurs de calamars. Cette nuit, les oiseaux ont bavardé jusque tard. Je passe ma matinée dans l’eau, masque et tuba sur le nez, fais la connaissance d’un petit tridacne (bénitier) aux lèvres vertes pulpeuses qui donneraient presque envie de l’embrasser à pleine bouche, mais aussi d’un petit poisson qui nage à reculons pour se cacher dans une coquille ronde ; étrange symbiose naturelle. Sur la plage tandis que le soleil décline, je me fais masser par un Khatoey (กะเทย), en tout bien tout honneur, pour une poignée de bahts, qui a réussi à me dénouer définitivement les muscles du dos… Les chiens eux, se délassent sur le sable qu’ils creusent pour se blottir dans la fraicheur d’une fin de journée harassante où ils se sont mordillés gentiment pour défendre leur bout de plage.
Les grandes fleurs blanches des frangipaniers distillent dans l’air leur parfum suave, m’indiquant que je vais devoir finir par partir en emportant ça avec moi. Le temps ici s’est ralenti, je ne fais que manger, dormir, bouquiner un peu, nager dans une eau turquoise au beau milieu de poissons qui ne songent à rien. Moi qui ne suis pas un être d’eau, je passe le plus clair de mon temps à faire la planche dans une eau aussi chaude que l’air, les yeux tournés vers le ciel. Je ne ramènerai rien d’autre d’ici que des souvenirs tendres, les caresses attendues d’un chien qui a perdu sa patte, les cris des geckos le soir tandis que mon assiette se remplit de mo manao (porc épicé au citron vert), de samoussas tendres au poulet et de jus de mangue fraiche. Et de quelques mojitos…
Poissons fleurs, poissons rayés, poissons plats, poissons farceurs, oursins sur lesquels j’aurais réussi à marcher, me plantant un pic à brochettes sous la plante du pied, poissons ogives, poissons cache-cache… Incapable de mettre un nom sur toute cette faune, j’invente des noms comme le faisaient les anciens, au plus proche de ce que je découvre…
Mister Sim et Mister Sia se sont assis ma table quelques instants pour papoter dans un anglais approximatif qui nous a tout de même permis d’échanger un peu sur leur vie ici. Ils vivent ici à l’année avec femme et enfants qui s’ébrouent dans les arrière-cours de l’hôtel. Quand ils me demandent d’où je viens, ils ne savent pas où se situe la France. Paris ? Ah Paris !!! Le parfum, la Tour Eiffel, l’argent… Oui, mais non… Paris ce n’est pas ça, même si d’ici ça y ressemble. Mieux vaut les laisser avec ces images puisqu’ils n’iront certainement jamais, pour leur plus grand bien…
Quand je partirai d’ici, la fille de la réception tiendra à s’occuper de tout, taxi jusqu’à Thongsala, billets pour le bateau qui me ramène à Samui, et jusqu’au taxi qui me permettra de rejoindre l’aéroport. Je n’aurai rien à faire, sinon à payer…
Haad Salad ne s’efface pas de mon souvenir, la petite anse enserrée entre les collines plongeant dans l’eau chaude et calme reste présente au creux de moi, ses odeurs et ses bruits de cigales, les geckos râlant dans la nuit sous le portrait du roi Rama V, les frangipaniers et les arbres du voyageurs étendant leurs longs bras au-dessus des petites chemins qui regagnent les chambres… Un petit rêve dans lequel on ne se préoccupe de rien, sinon d’être bien, loin de tout, loin du tumulte des grandes villes, loin des avions qu’on n’entend plus.
Haad Salad…
Voir toutes les photos de Haad Salad sur Flickr.
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