Mar 23, 2019 | Archéologie du quotidien |
Nous étions seuls et nus face à l’immensité d’un désert de sable jaune, arasé par la lumière crue d’un mois de février pas tout à fait comme les autres. Il n’y avait rien autour, tout le monde s’était évanoui, et il ne restait plus que nos pauvres âmes esseulées mais remplies de bonheur.
Il ne reste plus grand chose des souvenirs de cette époque, une époque lointaine où la peau de mon visage était encore lisse et tendre, un visage que je ne reconnaîtrais plus dans le miroir tellement les années m’en séparent.
Il n’en reste plus non plus les carnets que j’aurais pu écrire si j’avais été Eugène Fromentin ou Eugène Delacroix. Tout a disparu sous des montagnes de mémoires ensablées comme les corps des sphinx. Peut-être ici une odeur, le goût sucré et âcre du karkadeh, sa teinte rouge sang, sa chaleur bienvenue tandis qu’à Assouan je regardais le soleil se coucher derrière les pentes abruptes au sommet duquel resplendit la lumière blanche du tombeau de l’Aga Khan.
Te souviens-tu de ces jours aux senteurs d’épices, où tout le bonheur possible emplissait chacun des centimètres carrés de nos corps harassés par les heures de marche dans le sable qui s’insinuait dans nos chaussures ajourées ? Te souviens-tu des jours où nous buvions un whisky à température ambiante au comptoir d’un pub au plafond bas et aux poutres imposantes ? Te souviens-tu encore de cette odeur de soupe qui cuisait tandis que tu lisais Raymond Chandler, sans alcool, sans fumée, avec l’air de la mer dans nos cheveux secs, la peau des joues cuite par le vent chargé d’embruns…
Nous pouvions mourir dans la grâce, le sentiment de plénitude et d’éternité entre nos mains.
Il ne reste plus grand chose de l’Égypte, comme si elle avait disparu dans les limbes d’une mémoire qui ressemble à l’Égypte d’aujourd’hui. Les deuxièmes fois sont toujours un peu triste et ne ressemblent jamais à la première, à la joie de la découverte dont il ne reste plus rien quand on y retourne. La magie des lieux s’est évanouie lorsque j’en suis parti et ne reviendra que lors d’une prochaine vie, lorsque tout aura changé. En réalité, ne t’y trompe pas, tout depuis a changé, le passé n’a rien su figer et le présent t’a rattrapé. Garde tes souvenirs bien près de toi car c’est la seule trace qui restera lorsque ce monde aura disparu. D’ailleurs, il est déjà en train de disparaître. Il a peut-être même disparu sans que qui que ce soit ne s’en soit rendu compte.
Demain, tu te retourneras et il ne sera plus là. Quelque chose l’aura remplacé, que tu pourras découvrir à nouveau.
Tu auras beau manger des tranches de pastèque fraîches en écoutant les felouques râper la surface de l’eau, rien n’y fera, il faudra toujours attendre et peut-être même prendre le temps de ne rien faire. Pour l’instant, il faut se contenter d’attendre, de prendre des notes et de continuer à étudier les carnets égyptiens.
Le fait est que seules les impressions accidentelles laissent une empreinte durable sur notre sensibilité ; nous ne les avions pas recherchées — et moins encore, nous n’avions réservé à cette fin une place dans un tour organisé. Comme le disait à peu près E. M. Forster, la mémoire ne retient vraiment que ce que l’on a saisi de biais. Il y aussi des Égypte de l’esprit ; et en fin de compte, c’est peut-être le hasard des lectures et des notes marginales qui permet encore le mieux d’échapper à leur aridité.
Simon Leys, Marginales,
in Le bonheur des petits poissons, Lettres des antipodes
JC Lattès, 2008
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Jan 8, 2016 | Livres et carnets |
Un des plus beaux livres que j’ai lu ces derniers temps, qui a obtenu le prix Nicolas Bouvier 2014, délivré lors du festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Entre nous, les Levantins, par Benny Ziffer.
La collection Khalil est restée en Égypte, et, à long terme, elle a vaincu l’Égypte. Il y a quelque chose de symbolique dans le fait que, quarante ans après la révolution nassérienne, avec la disparition du Chef de l’État, Mohamed Khalil a recouvré sa demeure et son honneur. Ses portraits accrochés à nouveau aux murs de son palais français offrent le témoignage que la volonté de ressembler à l’Occident, aspiration condamnable aux yeux d’aucuns, demeure vivace en Égypte, après des années d’étouffement chauvin.
De la fenêtre du deuxième étage du musée donnant sur le Nil, on aperçoit à travers les plis d’un rideau blanchâtre des bateaux recouverts de bâches bercés par les flots, dans la petite marina d’un club de plaisance. Est-ce un hasard si ce paysage ressemble à s’y méprendre au tableau de Claude Monet exposé dans une salle voisine, Argenteuil, bateaux au long de la berge ?
Benny Ziffer, Entre nous, les Levantins
Actes Sud 2014
Traduti de l’hébreu par Jean-Luc Allouche
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Apr 3, 2015 | Livres et carnets |
Voici de quoi illustrer la désinvolture de ce drôle de bonhomme une peu dandy qu’était Maxime du Camp, parti sur les routes orientales pour flamber ses deniers entre Le Caire et Beyrouth. On disait l’homme fantasque, fortuné, un peu léger, et c’est avec lui que Gustave Flaubert est parti sur les routes. Censé en rapporter des photographies pour une mission confiée par le Ministère de l’Instruction Publique, voici ce que nous apprend Flaubert dans une lettre écrite à sa mère en octobre 1850 :
“Maxime a lâché la photographie à Beyrouth. Il l’a cédée à un amateur frénétique : en échange des appareils, nous avons acquis de quoi nous faire à chacun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie brodée d’or. Je crois que ce sera chic !”
Flaubert et Du Camp en orient, c’est une conjonction à l’origine de la production de trois grandes œuvres. Tout d’abord le Voyage en Orient de Flaubert lui-même, le rassemblement de plusieurs textes qui ne sont que ses correspondances et ses carnets lors de ce long voyage et qu’on trouve aujourd’hui sous ce titre aux éditions Folio Gallimard. En fait de voyage en orient, c’est une excursion avec plus de 600 kg de matériel en Égypte, au Liban et en Palestine, en Turquie et en Grèce.
Du côté de Maxime Du Camp, on trouve plusieurs choses comme par exemple ses Mémoires d’un suicidé dans lequel il raconte son expérience éprouvante du voyage en Égypte, mais également Le Nil : Égypte et Nubie, son journal de voyage, à partir duquel on peut croiser les informations délivrées par Flaubert dans ses correspondances. Et enfin, on en arrive à l’œuvre magistrale : 2 albums et 168 photographies du voyage en Égypte, en Nubie et en Syrie, l’ouvrage qui recense la plupart des photographies prises par Du Camp lors de cette expédition.
On pourra également lire ce très bel article sur Flaubert et les arts visuels, ainsi que le livre dont on sait qu’il inspira Flaubert pour ce voyage : Nouveau manuel complet d’archéologie, ou Traité sur les antiquités grecques, étrusques, romaines, égyptiennes, indiennes, etc. par Karl Otfried Müller.
Maxime du Camp — Haute Egypte, Sortie de la Premiere Cataracte, 1850
Maxime du Camp — village et temple de l’île de Biggeh, Karnak, Egypte, 11 avril 1850
Maxime Du Camp — Statue colossale de Ramses à Abu Simbel
Maxime Du Camp — Le Caire — Tombe du sultan el-Ghoury
Maxime Du Camp — Palestine. Jérusalem. Mosquée d’Omar
Maxime du Camp — Syrie, Baalbek Colonnade du Temple du Soleil, 1850
Maxime du Camp — Hypèthre, Dendereh, Egypt, 28 mai 1850
Maxime Du Camp — Sphinx de Gizeh
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Mar 12, 2015 | Barattages |
Sagesse de Ryckmans…
Le fait est que seules les impressions accidentelles laissent une empreinte durable sur notre sensibilité ; nous ne les avions pas recherchées — et moins encore, nous n’avions réservé à cette fin une place dans un tour organisé. Comme le disait à peu près E. M. Forster, la mémoire ne retient vraiment que ce que l’on a saisi de biais. Il y aussi des Égypte de l’esprit ; et en fin de compte, c’est peut-être le hasard des lectures et des notes marginales qui permet encore le mieux d’échapper à leur aridité.
Simon Leys, Marginales,
in Le bonheur des petits poissons, Lettres des antipodes
JC Lattès, 2008
Image d’en-tête : Colonnes du temple d’Edfu. Lithographie colorisée par Louis Haghe d’après David Roberts, 1846
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Sep 30, 2014 | Arts |
L’aiguière aux oiseaux est un vrai trésor issu des échanges liés à l’histoire méditerranéenne. Elle est mentionnée par le moine bénédictin Dom Michel Félibien dans son Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France, en 1706, mais bien auparavant, on retrouve trace de cet objet déjà aux premiers temps de l’édification de la basilique puisque dans les œuvres-mêmes de l’abbé Suger, on en retrouve mention, dès la fin du XIè siècle. Si on ne sait pas vraiment d’où elle vient, ni dans quelles conditions elle est arrivée en France, on se doute tout de même qu’elle a pu être offerte en cadeau ou plus probablement volée ou sortie d’Egypte lors d’un pillage au milieu du XIè siècle. Ce que nous indique son couvercle en or, faussement de style oriental puisqu’on sait de source sûre qu’il a été fabriqué en Italie, c’est que l’objet a voyagé jusqu’à Saint-Denis en passant par un atelier d’orfèvrerie de haut rang, certainement dans le sud du pays. Orné de filigranes torsadés, de rosettes et de minuscules entrelacs de type « vermicelli », ce couvercle épouse l’ouverture en amande du bec verseur et « christianise » l’objet. (source Qantara)
L’histoire de son arrivée jusqu’à Saint-Denis demeure un mystère.
Aiguière aux oiseaux — Musée du Louvre — cristal de roche (Mr 333)
Ce qui fait de cet objet une rareté, c’est non seulement sa matière, puisqu’il a été réalisé dans du cristal de roche, d’un seul bloc. De dimension modestes, haute de 24cm et à peine large de 13,5cm, le décor réalisé sur son flanc en forme de poire représente des oiseaux stylisés enroulés autour de motifs floraux d’inspiration persane. Même l’anse n’est pas rapportée et fait partie du même bloc. La voir ainsi toujours solidaire du corps principal plus de 1000 ans après sa création en fait une pièce tout-à-fait exceptionnelle, même si la partie supérieure taillée en ronde bosse représentant certainement un oiseau ou un bouquetin, située sur le haut de l’anse a disparu.
Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France — détail
La technique utilisée par les artistes cairotes de la période fatimide est une taille par abrasion par des matériaux permettant une grande précision (sable et diamant) dans une pierre d’une dureté de 7 (le diamant étant à 10). Même si ce n’est pas évident au premier coup d’œil, la pièce de cristal de roche est creusée de l’intérieur, évidée par abrasion, ce qui représente un travail de longue haleine et de précision. A son point le plus fin, l’épaisseur au col n’est que de 3mm et il aura fallu à l’artiste passer un outil dans un goulet de moins de 2cm de large. On remarque aussi que la symétrie de la pièce n’est pas parfaite, certainement parce que l’artiste a été contraint par la forme de la pierre initiale.
La période de fabrication remonte très certainement au dernier quart du Xè siècle et elle porte au col une inscription en coufique signifiant “bénédiction, satisfaction et [mot manquant] à son possesseur”. Source Wikipedia.
On retrouve la mention de la présence de cet objet dans le trésor de Saint-Denis sur cette gravure de Dom Michel Félibien, sous le nom de vase d’Aliénor, mais on reconnaît bien sa forme, l’oiseau et le bec, ainsi que son couvercle en or portant chaînette.
Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France
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