Moka au bar au Bar Bam­boo Metropole

Moka au bar au Bar Bam­boo Metropole

Moka au bar

au Bar Bam­boo Metropole

Indo­chine

L’Indochine n’existe pas. Elle n’existe plus que dans les manuels d’his­toire et dans les romans de Mar­gue­rite Duras, dans les récits de Fran­çois Bizot et les mémoires de guerre de Jon Swain. L’i­dée de l’In­do­chine, c’est une image sur­an­née de teintes pas­telles, empruntes de colo­nia­lisme et d’une cer­taine nos­tal­gie de ce temps où l’on buvait un verre de Suze ou de Cam­pa­ri à la ter­rasse du Metro­pole ou de l’O­rient à Hanoï, du Majes­tic ou du Conti­nen­tal à Saï­gon, à l’ombre des banians sous une cha­leur écra­sante. Une cer­taine idée de la dou­ceur de vivre pour des mil­liers d’é­tran­gers, des Fran­çais sur­tout, des Bri­tan­niques, des Amé­ri­cains, qui venaient ici pour échap­per à la gri­saille de l’hi­ver, pro­fi­ter de la cha­leur dans leur cos­tume trois-pièces et sous leur pana­ma vis­sé sur le crâne, trans­pi­rant gen­ti­ment et avec digni­té dans leur che­mise en crêpe de coton.

Une carte pos­tale jau­nie au timbre rouge à qui il manque des dents, avec une jonque en arrière plan et une pas­tille dans laquelle trônent avec arro­gance les lettres RF, juste au-des­sus de “Postes-Indo­chine”, de belles jeunes femmes, aux che­veux noirs de jais lis­sés et à la sil­houette lon­gi­ligne qui se mouvent avec grâce dans leur ao dai ajus­té et imma­cu­lé, même après avoir par­cou­ru les rues pous­sié­reuses de Saï­gon à bicy­clette… Une monde par­fait, entre exo­tisme léché et pau­vre­té crasse qu’on ne côtoie même pas.

Pho­to © Manh­hai

Conti­nen­tal Palace Hotel, Saï­gon, 1968 (before the falling…)

Sài Gòn

Saï­gon n’existe pas. Saï­gon n’existe plus. Hồ Chí Minh-Ville… Lorsque j’é­tais enfant, le nom de Saï­gon me don­nait des envies de voyage, avait la saveur de l’exo­tisme véhi­cu­lée par des années d’ha­bi­tudes ser­viles, l’In­do­chine était fran­çaise. Je ne savais même pas dans quel pays ça se trou­vait… Je suis né alors que la ville n’é­tait pas encore tom­bée. The fal­ling… 1975. Dans les années 80, j’a­vais enten­du par­ler des boat people sans savoir ce que c’é­tait. Je me sou­viens de mon grand-père par­lant avec une cer­taine hargne d’un de ses voi­sins qui s’é­tait enga­gé dans l’ar­mée pour aller com­battre pen­dant la guerre d’In­do­chine. A côté de ça, d’autres noms ; Java, Suma­tra, Bor­néo, Sin­ga­pour… ça sen­tait bon l’exo­tisme de carte pos­tale, un ima­gi­naire mys­té­rieux, la grande Asie secrète, avec des lam­pions en papier rouge, des odeurs d’en­cens dont les volutes bleu­tées s’é­le­vait vers les pales du ven­ti­la­teur d’un tri­pot fré­quen­té par des hommes por­tant che­mise à col mon­tant en soie noire, une fine natte dans le dos et une mous­tache aus­si fine qu’un trait de crayon, l’air vrai­ment très très mystérieux…

On est un peu idiot quand on est jeune. L’im­por­tant c’est que ça ne se dif­fuse pas trop dans le temps.

Je ne suis jamais allé à Saï­gon, ni à Hồ Chí Minh-Ville, et je n’i­rai peut-être jamais. La nos­tal­gie des jours heu­reux n’est pas pour moi. Cher­cher les traces d’un pas­sé glo­rieux qui n’é­tait glo­rieux que pour ceux qui en pro­fi­taient, dont les grands hôtels avec pignon sur rue sont les témoins muets et silen­cieux, ce n’est pas pour moi.

Khách sạn Metro­pole Hà Nội 

Grand hôtel sur une large ave­nue décou­pée à la Hauss­mann qui por­tait autre­fois le nom d’Hen­ri Rivière, héros de la conquête du « Ton­kin » ; ana­chro­nisme, ou plu­tôt dys­to­pie… Le Métro­pole a vu pas­ser, comme dans tous les hôtels des grandes villes, de grands noms, comme Aga­tha Chris­tie au Péra Hotel d’Is­tan­bul ou comme de nom­breuses per­son­na­li­tés à l’Hô­tel Conti­nen­tal de Saï­gon, rue Cati­nat, point de ren­dez-vous des cor­res­pon­dants et des jour­na­listes pen­dant la Guerre du Viet­nam.  Les maga­zines amé­ri­cains News­week et Time avaient cha­cun leur bureau de Saï­gon au deuxième étage de l’hô­tel. Le Metro­pole, lui, accueillit Somer­set Mau­gham, Char­lie Cha­plin et Pau­lette Godard qui y ont pas­sé leur nuit de noces, et même Gra­ham Greene, alors qu’il écri­vait… Un Amé­ri­cain bien tran­quille… ça fait un peu cli­ché, non ?

Havre de paix, point de chute des repor­ters de guerre, dont cer­tains ne revien­dront jamais, ces hôtels étaient des refuges luxueux au milieu de la tour­mente de la guerre, à tel point que dans l’es­prit de ceux qui y vivaient à demeure, c’é­tait un peu le temps béni des dieux, une paren­thèse tem­po­relle de laquelle ils sont sou­vent nos­tal­giques, comme le raconte très bien Jon Swain dans River of time, un livre gran­diose sur la guerre au Viet­nam et au Cam­bodge, deux guerres qu’il a couvertes :

Le front était proche de Phnom Penh ; si proche qu’à trente minutes de voi­ture, dans n’im­porte quelle direc­tion, un vaste pano­ra­ma de la guerre s’of­frait à nous. Les jour­na­listes pou­vaient prendre leur voi­ture, s’emplir les narines de la vilaine odeur de cor­dite et être de retour au Royal pour déjeu­ner au bord de la pis­cine. En fait, il fal­lait moins de temps pour rejoindre la ligne de front qu’il n’en fal­lait à un Lon­do­nien pour aller au bou­lot en voi­ture aux heures de pointe.
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

Nul autre que lui n’a eu la modes­tie et l’hon­nê­te­té de dire les hor­reurs de cette guerre, lui qui a été un des der­niers repor­ters à assis­ter à la prise de pou­voir au Cam­bodge par Pol Pot et les Khmers rouges, enfer­mé dans l’en­ceinte de l’am­bas­sade de France, avec Fran­çois Bizot qui en rap­por­te­ra le ter­rible témoi­gnage, Le por­tail, fai­sant réfé­rence au por­tail de l’am­bas­sade, der­nier rem­part avant la bar­ba­rie. Son récit est poi­gnant et ces lignes, que je trouve ter­ri­fiantes et qui font allu­sion à ce qu’en disait déjà Hen­ri Mou­hot aux alen­tours de 1860, cassent tota­le­ment le mythe des sages petits hommes jaunes du Sud-est asia­tique, que l’on s’i­ma­gine débon­naires et paisibles…

Très vite, le fleuve m’a sub­mer­gé. A ses côtés, j’ai appris des choses sur la vie et la mort que je n’au­rais jamais pu per­ce­voir en Europe. J’ai appris l’ex­ci­ta­tion de l’a­mour, tein­té de mélan­co­lie, si carac­té­ris­tique de ce coin d’A­sie. j’ai appris aus­si que le Mékong n’est pas aus­si inno­cent qu’il y paraît par­fois. Il est vrai qu’il est source de vie pour les terres d’In­do­chine, mais il a un autre visage qui, le moment venu, se dévoile : celui de la vio­lence et de la cor­rup­tion des pays qui le bordent.
Les terres d’In­do­chine n’ont jamais été ce coin pai­sible et recu­lé d’A­sie, peu­plé de pay­sans dociles et sou­riants que l’on dépeint com­mu­né­ment. Au contraire, c’est une terre de des­po­tisme, de sau­va­ge­rie pri­mi­tive et de souf­france. L’His­toire montre que la vio­lence autant que le plai­sir des sens sont inhé­rents au carac­tère indo­chi­nois, et par­ti­cu­liè­re­ment à celui des Cam­bod­giens. La vio­lence est ins­crite dans leur ADN. Les Cam­bod­giens “semblent seule­ment savoir com­ment détruire, pour ne jamais recons­truire ” a écrire Hen­ri Mou­hot, illustre explo­ra­teur fran­çais, mort du palu­disme en remon­tant le fleuve en 1861. A pro­pos du Mékong, il pour­sui­vait : “La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la ren­contre d’un ami ; c’est que j’ai long­temps bu ses eaux ; c’est une vieille connais­sance ; il m’a long­temps ber­cé et tour­men­té. Aujourd’­hui, il coule majes­tueux, à pleins bords, entre de hautes mon­tagnes dont il a ron­gé la base pour creu­ser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jau­nâtres comme l’Ar­no à Flo­rence, mais rapides comme un tor­rent ; c’est un spec­tacle vrai­ment gran­diose.“
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

L’In­do­chine n’a jamais existé…

Rue Cati­nat à Saï­gon en 1922, un petit air de rue pari­sienne… Pho­to © Mann­hai
Read more
Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois,
il est ques­tion de Dieu

Par­fois non…

Le hasard n’existe pas, m’a-t-on déjà dit plu­sieurs fois. Il n’existe pas, n’existent que des cor­res­pon­dances. Le monde entier ne peut être que le fait du hasard, d’un chaos sans ordre régi par des lois pré-éta­blies, pas plus qu’il ne peut être fait d’une déter­mi­na­tion ori­gi­nelle qui pré­ten­drait que tout est pré­vu, orga­ni­sé, et donc se pré­vau­drait d’un com­men­ce­ment et d’une fin qui sont déter­mi­nables par avance, mêmes si les cri­tères qui le consti­tuent sont émi­nem­ment complexes.

Seule­ment des cor­res­pon­dances. C’est ain­si qu’au fil de mes lec­tures, je récolte les fils d’une seule et même bobine, et même si par­fois je suis le seul à éta­blir des rap­ports, le prin­ci­pal c’est que, pour moi, cela garde sa cohérence.

Pho­to © Fusion of horizons

Eglise de la Theo­to­kos Pam­ma­ka­ris­tos (Θεοτόκος ἡ Παμμακάριστος, — Très sainte mère de Dieu, en turc : Fethiye Camii – mos­quée de la conquête)

Ευλογήσατε τον Κυρίον

by Greek Byzan­tine Choir | Mathi­ma­ta Mais­to­ros Koukouzele

Par­mi toutes les célé­bri­tés que le Pera Palas peut s’e­nor­gueillir d’a­voir héber­gées, deux figurent émergent, par leur renom­mée autant que par la marque qu’elles ont lais­sées à l’hô­tel, cha­cune nim­bée de mys­tère. La pre­mière est bien sûr Mus­ta­fa Kemal Atatürk, fon­da­teur de la Tur­quie moderne. Il avait ses habi­tudes à la chambre 101, lorsque, avant la guerre d’in­dé­pen­dance, au moment où la Tur­quie était occu­pée, il se sen­tait plus pro­té­gé dans la foule d’un hôtel que chez lui. Sa chambre, aujourd’­hui bap­ti­sée « Musée Atatürk », est ouverte aux visi­teurs et per­met d’ad­mi­rer trente-sept de ses objets per­son­nels, par­mi les­quels du linge, des lunettes de soleil, des pan­toufles et un tapis de prière en soie bro­dé de fil d’or, d’o­ri­gine indienne, offert par un maha­rad­jah de pas­sage. A la mort d’A­tatürk, le tapis atti­ra toutes les atten­tions, non seule­ment parce qu’il consti­tuait un objet de qua­li­té, mais parce que sa com­po­si­tion appa­rais­sait comme une pré­dic­tion. Sur le tapis est tis­sée une montre, dont l’heure indique neuf heures sept. Or, le 10 novembre 1938, au palais Dol­ma­bah­çe, Atatürk est mort à neuf heures cinq. Il y a plus : le tapis repré­sente dix chry­san­thèmes. Et voi­là que deux autres indices appa­raissent. « Chry­san­thème », en turc, se dit kasım­patı , et kasım veut dire « novembre »… Il y en avait dix… et Atatürk est mort le 10 novembre. A neuf heures cinq plu­tôt que neuf heures sept. Com­ment expli­quer ce mys­tère ? A mon sens, (il ne s’a­git là que de simples hypo­thèses), de deux choses l’une : soit le tout consti­tue un extra­or­di­naire ensemble de coïn­ci­dences, ce qui peut arri­ver, soit le maha­rad­jah aurait dû com­man­der son tapis en Suisse (ou dans le Jura fran­çais, soyons ouverts) et l’heure aurait été exacte.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

J’ai cette sale habi­tude de tou­jours lire plu­sieurs livres en même temps, de lire tout ce qui me passe sous la main, de sur­jouer mon propre uni­vers, et dans cet autre livre que je suis en train de lire, Pour­quoi Byzance ?, du grand médié­viste fran­çais, spé­cia­liste du monde byzan­tin, Michel Kaplan, je trouve ce texte qui fait appel à l’ac­tua­li­té avec une force frap­pante (le livre a été publié en 2016). Je n’ai gar­dé qu’une petite par­tie de cette longue démons­tra­tion qui démontre que l’his­toire de la Rus­sie est émaillée de l’é­mer­gence d’au­to­crates, qui, tous autant qu’ils sont, que ce soit Ivan IV le Ter­rible, Pierre le Grand, Nico­las II, ou même Pou­tine, repré­sentent tous les héri­tiers d’un pou­voir byzan­tin qui a lais­sé des traces aus­si bien dans les manières de s’im­po­ser et de gou­ver­ner que dans cette pos­ture en tant que repré­sen­tant de Dieu sur terre. Le mot Tsar, ou Czar, celui qui est lieu­te­nant de Dieu sur terre, vient direc­te­ment du latin par l’in­ter­mé­diaire du grec, du mot César, qui a éga­le­ment don­né le terme alle­mand Kai­ser. Sa démons­tra­tion est édi­fiante, mais cette révé­la­tion l’est encore plus et sonne aujourd’­hui pré­ci­sé­ment comme un revers de l’his­toire qui devrait… rendre à César…

Au début du XIè siècle, les rela­tions poli­tiques et com­mer­ciales se dis­tendent entre Constan­ti­nople et Kiev, car le com­merce de Constan­ti­nople se tourne de plus en plus vers l’Oc­ci­dent. Mais les rela­tions intel­lec­tuelles et sur­tout reli­gieuses res­tent intenses entre Kiev et Constan­ti­nople. Jus­qu’au milieu du XIè siècle, les titu­laires de la métro­pole de Kiev, créée peu après le bap­tême col­lec­tif, sont envoyés de Constan­ti­nople ; par la suite, ils sont de plus en plus sou­vent russes, mais l’Em­pe­reur byzan­tin gar­dait la pos­si­bi­li­té de pour­voir le poste. La Rus­sie est donc née à Kiev et fai­sait alors non pas par­tie de l’Em­pire byzan­tin, qui ne pré­ten­dait pas contrô­ler la prin­ci­pau­té, mais de l’oikou­mène byzan­tin, cette com­mu­nau­té à voca­tion uni­ver­selle qui était l’un des fon­de­ments idéo­lo­giques de la puis­sance byzan­tine. La cathé­drale de Kiev, dont la déno­mi­na­tion de Sainte-Sophie ne doit évi­dem­ment rien au hasard, fut construite à par­tir de 1037 sur un plan byzan­tin amé­na­gé (cinq nefs et treize cou­poles) ; elle est déco­rée de mosaïques byzan­tines, fabri­quées à Constan­ti­nople et mon­tées sur place. Elle échap­pa de peu à la des­truc­tion que lui pro­met­tait Sta­line, qui céda à l’ins­tante demande de Romain Rol­land de conser­ver ce chef‑d’œuvre, témoi­gnage de la pre­mière splen­deur russe. […]
Quant aux rela­tions de l’Église russe actuelle avec Vla­di­mir Vla­di­mi­ro­vitch Pou­tine, cha­cun juge­ra et l’His­toire ensuite ; mais il semble bien que la même idéo­lo­gie de l’au­to­cra­tie soit à l’œuvre. En matière d’ab­so­lu­tisme et d’ar­bi­traire, Basile II appa­raît en com­pa­rai­son comme un amateur.

Michel Kaplan, Pour­quoi Byzance ?
Gal­li­mard, 2016

Et pour en ter­mi­ner avec Dieu (tiens, ça me rap­pelle quelque chose), je viens de lire cet article de Télé­ra­ma sur un repor­ter de guerre dont j’aime le style, Omar Ouah­mane, qu’on entend fré­quem­ment sur les radios de Radio France :

Je suis 100% athée ! Une fois qu’on a réglé la ques­tion de Dieu, on peut se concen­trer sur les hommes. J’ai vu trop de guerre, trop de sang. Com­ment croire que Dieu existe ? Il est par­ti en RTT ? Moi, je ne fais pas le même pari que Pas­cal. Ça doit être mon côté prise de risque.

Télé­ra­ma n°3772 du 27 avril 2022

Read more
Celui qui les mit tous à genoux : Võ Nguyên Giáp

Celui qui les mit tous à genoux : Võ Nguyên Giáp

Võ Nguyên Giáp

CElui qui les mit tous à genoux

Il est né en 1911 dans la cam­pagne de la pro­vince de Quảng Bình, dans ce qui était autre­fois l’An­nam, la forme viet­na­mienne du nom chi­nois Annan, qui signi­fie Sud paci­fié, dimi­nu­tif du nom offi­ciel du pro­tec­to­rat, qui est « Pro­tec­to­rat Géné­ral pour Paci­fier le Sud » (An Nam đô hộ phủ), ins­ti­tué par la dynas­tie Tang entre le VIIè et le Xè siècle et qui per­du­re­ra pen­dant la colo­ni­sa­tion fran­çaise, dési­gnant le centre de l’ac­tuel Vietnam.

Le géné­ral Võ Nguyên Giáp (pro­non­cia­tion approxi­ma­tive : Vo Nuin Zap) avait 43 ans lors­qu’il mena la bataille de Điện Biên Phủ, qu’il rem­por­ta haut la main face aux forces fran­çaises et dont la vic­toire fut l’acte fon­da­teur des accords de Genève, qui menèrent la France à quit­ter défi­ni­ti­ve­ment l’In­do­chine fran­çaise et qui plon­gea aus­si le Sud-est asia­tique dans l’hor­reur avec la Guerre du Viet­nam et par rico­chet la chute de Phnom Penh…

L’homme est répu­té dis­cret, le visage lisse et plu­tôt ouvert, même s’il est peu enclin au sou­rire. On le consi­dère comme le bras armé de Hồ Chí Minh, qui sera son men­tor et ami.

Giáp a la répu­ta­tion de n’a­voir jamais per­du une seule bataille, ce qui n’est pas com­plè­te­ment vrai, mais ce qui le carac­té­rise avant tout, c’est qu’il a mené l’Ar­mée popu­laire viet­na­mienne (Quân đội Nhân dân Việt Nam) à la vic­toire totale sur la France sans avoir jamais étu­dié dans une quel­conque aca­dé­mie mili­taire, puisque pas­sé par l’é­cole Quốc Học à Huế, où il étu­dia avant tout l’his­toire, le droit et l’économie.

Le géné­ral fut ministre des armées pen­dant la guerre du Viet­nam face aux Amé­ri­cains, puis Vice-pre­mier ministre à la fin de la guerre. Il est éga­le­ment connu pour avoir été le seul mili­taire à avoir défait l’ar­mée fran­çaise, l’ar­mée amé­ri­caine, l’ar­mée chi­noise et l’ar­mée Khmère rouge.

Son pres­tige inter­na­tio­nal fit de lui un homme hau­te­ment res­pec­té jus­qu’à sa mort en 2013 à l’âge de 102 ans, bien au-delà des fron­tières de son pays puisque les géné­raux Salan (France) et West­mor­land (États-Unis) lui ren­dirent hom­mage comme étant un grand com­bat­tant. Ce qui ne doit tout de même pas faire oublier que ses vic­toires se firent au prix de la perte de cen­taines de mil­liers d’hommes.

Il était temps de mettre un visage sur un nom…

Read more
Pipes d’o­pium #4

Pipes d’o­pium #4

Pre­mière pipe d’o­pium. Cette pho­to-là, une pho­to mythique. Elle repré­sente l’é­cri­vain Nico­las Bou­vier et son ami de tou­jours, Thier­ry Ver­net. Bou­vier est mort en 1998, Ver­net en 1993. La femme pré­sente sur la pho­to, c’est Flo­ris­tel­la Ste­pha­ni, celle qui devien­dra l’é­pouse de Ver­net. Cette pho­to fait par­tie de ma vie, elle repré­sente quelque chose que je ne connais pas et que j’ai du mal à fixer parce que je n’en sais rien. Ni quand elle a été prise, ni dans quel lieu et encore moins dans quelles cir­cons­tances. On pour­rait la croire mise en scène mais quelque chose me dit que non. C’est comme un apar­té dans une moment de vie, un ins­tant volé. Bou­vier avec sa gueule d’ange amai­gri et bar­bu, la moi­tié du visage dans l’ombre d’une lumière qui se love dans son dos, comme s’il refu­sait de s’y plier… Cette pho­to, je la rat­tache au livre Le pois­son-scor­pion, qui raconte sa lente des­cente mor­telle aux enfers lors de son séjour à Galle, au 22, Hos­pi­tal Street, dans une île qui s’ap­pe­lait encore Ceylan.

… Pour­quoi dans toutes nos langues occi­den­tales dit-on «tom­ber amou­reux»? Mon­ter serait plus juste. L’a­mour est ascen­sion­nel comme la prière. Ascen­sion­nel et éperdu.
Nico­las Bou­vier, Le pois­son-scor­pion, 1982

Deuxième pipe d’o­pium. Le Viet­nam et l’ou­bli de Viet Thanh Nguyen. Une simple rap­pel que le Viet­nam d’au­jourd’­hui est encore cri­blé des souf­frances du pas­sé et l’on a du mal à se remé­mo­rer les images men­tales d’un pays tra­ver­sé il y a peu sans avoir pré­sent à l’es­prit les cica­trices qui ont du mal à se refer­mer. Elles finissent par se refer­mer, mais le sang conti­nue de couler.

Lo Manh Hung — Sai­gon — 1968. Pho­to jour­na­liste âgé de 12 ans.

Nous ne pou­vions pas oublier le goût de cara­mel du café gla­cé au sucre gra­nu­lé ; les bols de soupe aux nouilles que l’on man­geait accrou­pi sur le trot­toir ; les notes de gui­tare pin­cées par un ami pen­dant qu’on se balan­çait sur des hamacs, à l’ombre des coco­tiers ; les matchs de foot­ball joués pieds et torse nus dans les ruelles, les squares, les parcs et les prés ; les col­liers de perles de la brume du matin autour des mon­tagnes ; la moi­teur labiale des huîtres ouvertes sur une plage gra­ve­leuse ; le mur­mure d’un amou­reux tran­si pro­non­çant les mots les plus envoû­tants de notre langue, anh oi ; le cris­se­ment du riz que l’on bat­tait ; les tra­vailleurs qui dor­maient sur leurs vélo­taxis dans la rue, réchauf­fés par le seul sou­ve­nir de leurs familles ; les réfu­giés qui dor­maient sur tous les trot­toirs de toutes les villes ; les patients ser­pen­tins à mous­tiques qui se consu­maient len­te­ment ; la sua­vi­té et la fer­me­té d’une mangue à peine cueillie ; les filles qui refu­saient de nous par­ler et dont nous nous lan­guis­sions d’au­tant plus ; les hommes qui étaient morts ou qui avaient dis­pa­ru ; les rues et les mai­sons éven­trées par les bombes ; les ruis­seaux où l’on nageait, tout nus et rigo­lards ; l’en­droit secret où on espion­nait les nymphes en train de se bai­gner et de bar­bo­ter avec l’in­no­cence des oiseaux ; les ombres pro­je­tées par la flamme d’une bou­gie sur les murs des huttes en clayon­nage ; le tin­te­ment ato­nal des clo­chettes des vaches sur les routes boueuses et les che­mins de cam­pagne ; l’a­boie­ment d’un chien famé­lique dans un vil­lage aban­don­né ; la puan­teur appé­tis­sante du durian frais que l’on man­geait en pleu­rant ; le spec­tacle des orphe­lins hur­lant près des cadavres de leur père et mère ; la moi­teur des che­mises l’a­près-midi, la moi­teur des amants après l’a­mour ; les moments dif­fi­ciles ; les coui­ne­ments hys­té­riques des cochons essayant de sau­ver leur peau, pour­sui­vis par les vil­la­geois ; les col­lines embra­sées par le cré­pus­cule ; la tête cou­ron­née de l’au­rore émer­geant des draps de la mer ; la main chaude de notre mère. Bien que cette liste pût s’al­lon­ger indé­fi­ni­ment, l’i­dée était la sui­vante : la seule chose impor­tante qu’on ne pour­rait jamais oublier, c’est qu’on ne pou­vait jamais oublier.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Troi­sième pipe d’o­pium. Hasui Kawase. En plein Shin-han­ga (新版画), renou­veau pic­tu­ral japo­nais du début du XXè siècle, Hasui Kwase en est un des plus fer­vents repré­sen­tants. Il a publié plus de 600 estampes, dont cer­taines ont été détruites pen­dant un trem­ble­ment de terre. Ce qui est éton­nant, c’est que regar­dée de loin, ces estampes res­semblent à de vul­gaires des­sins qu’on pour­rait croire colo­riés au feutre. Ce n’est que lors­qu’on s’en approche qu’on découvre à la fois la sub­ti­li­té du tra­vail exé­cu­té, mais éga­le­ment la patine que le temps a dépo­sé sur ces œuvres. On peut retrou­ver la qua­si-tota­li­té des œuvres de Hasui Kawase sur Ukiyo‑e.org.

Qua­trième pipe d’o­pium. Ala­ba­ma Shakes, Gimme all your love… La voix et la pré­sence de Brit­ta­ny Howard… une chan­teuse comme on n’en fait plus, la force et la douceur…

Cin­quième pipe d’o­pium. Cette fois-ci on n’en compte que cinq. C’est comme ça, ça se pré­sente comme ça. C’est comme un poi­son dont on a fina­le­ment réus­si à se défaire, une pol­lu­tion qu’on a fini par jeter à la rivière. Des petits bouts de paroles d’une chan­son, pris sépa­ré­ment, col­lés les uns avec les autres. Aujourd’­hui, le brouillard recouvre la val­lée, on ne voit que les feuilles dorées des bou­leaux sur leur tronc lumi­neux et la rosée gout­ter, tom­ber sur le tapis de feuilles cra­moi­sies, et comme par un effet de balan­cier, j’ai tout effacé…

Endor­mez-vous avant qu’on ne vous endorme…

Read more
La mort d’un lieu­te­nant au champ d’hon­neur, par Vic­tor Boudon

La mort d’un lieu­te­nant au champ d’hon­neur, par Vic­tor Boudon

5 sep­tembre 1914, la guerre a été décla­rée deux mois aupa­ra­vant. La suite on la connaît (enfin, j’es­père) ; des mil­liers de morts, une bou­che­rie sans nom, des hommes qui se battent pour des gens qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne connaissent pas les inten­tions. L’Eu­rope fini­ra exsangue et meur­trie. La France, elle, rava­gée, fera le ter­reau du nazisme en sai­gnant une popu­la­tion alle­mande aux abois et mou­rant de faim.
5 sep­tembre 1914, donc, la guerre vient de com­men­cer. La 19e com­pa­gnie du 276e régi­ment d’in­fan­te­rie (VIe armée Mau­nou­ry) est mobi­li­sée dès le mois d’août et les sol­dats et offi­ciers réser­vistes sont envoyés sur le front, dans la four­naise de ce qu’on appel­le­ra par la suite la Pre­mière Bataille de la Marne, une tue­rie qui dure­ra sept jours com­plets. Un des pre­miers hommes à tom­ber ce pre­mier jour de la bataille est un des offi­ciers, un lieu­te­nant, à la tête d’une colonne de quelques hommes, un homme fier qui tan­çait ses sol­dats en les priant de ne pas céder la moindre par­celle à l’en­ne­mi et l’on sait par la suite que la mémoire de cet homme fut récu­pé­ré par le gou­ver­ne­ment de Vichy pour en faire un mar­tyr natio­nal, lui qui n’é­tait qu’un pauvre bougre qui ne devait cer­tai­ne­ment pas savoir qu’on l’en­ver­rait se faire des­cendre et qui tom­be­ra d’une balle dans le front qui a cer­tai­ne­ment dû stop­per net un geste peut-être trop théâ­tra­li­sé pour être sin­cère. Il ne revien­dra pas chez lui, tué dans les pre­miers ins­tants de cette guerre ter­rible, et ne ver­ra pas son fils qui naî­tra en février 1915.
Cet homme, c’est un de ses sol­dats qui en parle avec des tré­mo­los dans la voix et une fier­té déli­cate d’homme qui a été pris dans le tour­ment et qui ne s’at­ten­dait à voir un homme bien tom­ber aus­si rapi­de­ment, avec cette emphase un peu gouailleuse qu’a­vaient les hommes de cette époque et dont la digni­té s’af­fi­chait sur le plas­tron comme une médaille d’hon­neur, mal­gré quelques dents absentes ou gâtées qu’une fine mous­tache vient à peine voi­ler. Cet homme, c’est Vic­tor Bou­don, qui racon­te­ra les der­niers ins­tants de son lieu­te­nant dans son livre, Mon Lieu­te­nant Charles Péguy.

Non, on n’a pas eu peur, mais la peur est un sen­ti­ment que tout homme connaît, que tout sol­dat connaît, ceux qui vien­dront vous dire je n’ai pas eu peur, mais ils mentent ceux-là…

Charles Péguy ne sera jamais ins­crit au titre des morts de la bataille de la Marne car il est mort le 5 sep­tembre. Le début offi­ciel de cette bataille est le 6 septembre.

Pho­to d’en-tête © 2010 Pré­fec­ture de Paris et d’Ile-de-France

Read more