May 26, 2023 | Archéologie du quotidien |
Moka au bar
au Bar Bamboo Metropole
Indochine
L’Indochine n’existe pas. Elle n’existe plus que dans les manuels d’histoire et dans les romans de Marguerite Duras, dans les récits de François Bizot et les mémoires de guerre de Jon Swain. L’idée de l’Indochine, c’est une image surannée de teintes pastelles, empruntes de colonialisme et d’une certaine nostalgie de ce temps où l’on buvait un verre de Suze ou de Campari à la terrasse du Metropole ou de l’Orient à Hanoï, du Majestic ou du Continental à Saïgon, à l’ombre des banians sous une chaleur écrasante. Une certaine idée de la douceur de vivre pour des milliers d’étrangers, des Français surtout, des Britanniques, des Américains, qui venaient ici pour échapper à la grisaille de l’hiver, profiter de la chaleur dans leur costume trois-pièces et sous leur panama vissé sur le crâne, transpirant gentiment et avec dignité dans leur chemise en crêpe de coton.
Une carte postale jaunie au timbre rouge à qui il manque des dents, avec une jonque en arrière plan et une pastille dans laquelle trônent avec arrogance les lettres RF, juste au-dessus de “Postes-Indochine”, de belles jeunes femmes, aux cheveux noirs de jais lissés et à la silhouette longiligne qui se mouvent avec grâce dans leur ao dai ajusté et immaculé, même après avoir parcouru les rues poussiéreuses de Saïgon à bicyclette… Une monde parfait, entre exotisme léché et pauvreté crasse qu’on ne côtoie même pas.
Photo © Manhhai
Continental Palace Hotel, Saïgon, 1968 (before the falling…)
Sài Gòn
Saïgon n’existe pas. Saïgon n’existe plus. Hồ Chí Minh-Ville… Lorsque j’étais enfant, le nom de Saïgon me donnait des envies de voyage, avait la saveur de l’exotisme véhiculée par des années d’habitudes serviles, l’Indochine était française. Je ne savais même pas dans quel pays ça se trouvait… Je suis né alors que la ville n’était pas encore tombée. The falling… 1975. Dans les années 80, j’avais entendu parler des boat people sans savoir ce que c’était. Je me souviens de mon grand-père parlant avec une certaine hargne d’un de ses voisins qui s’était engagé dans l’armée pour aller combattre pendant la guerre d’Indochine. A côté de ça, d’autres noms ; Java, Sumatra, Bornéo, Singapour… ça sentait bon l’exotisme de carte postale, un imaginaire mystérieux, la grande Asie secrète, avec des lampions en papier rouge, des odeurs d’encens dont les volutes bleutées s’élevait vers les pales du ventilateur d’un tripot fréquenté par des hommes portant chemise à col montant en soie noire, une fine natte dans le dos et une moustache aussi fine qu’un trait de crayon, l’air vraiment très très mystérieux…
On est un peu idiot quand on est jeune. L’important c’est que ça ne se diffuse pas trop dans le temps.
Je ne suis jamais allé à Saïgon, ni à Hồ Chí Minh-Ville, et je n’irai peut-être jamais. La nostalgie des jours heureux n’est pas pour moi. Chercher les traces d’un passé glorieux qui n’était glorieux que pour ceux qui en profitaient, dont les grands hôtels avec pignon sur rue sont les témoins muets et silencieux, ce n’est pas pour moi.
Khách sạn Metropole Hà Nội
Grand hôtel sur une large avenue découpée à la Haussmann qui portait autrefois le nom d’Henri Rivière, héros de la conquête du « Tonkin » ; anachronisme, ou plutôt dystopie… Le Métropole a vu passer, comme dans tous les hôtels des grandes villes, de grands noms, comme Agatha Christie au Péra Hotel d’Istanbul ou comme de nombreuses personnalités à l’Hôtel Continental de Saïgon, rue Catinat, point de rendez-vous des correspondants et des journalistes pendant la Guerre du Vietnam. Les magazines américains Newsweek et Time avaient chacun leur bureau de Saïgon au deuxième étage de l’hôtel. Le Metropole, lui, accueillit Somerset Maugham, Charlie Chaplin et Paulette Godard qui y ont passé leur nuit de noces, et même Graham Greene, alors qu’il écrivait… Un Américain bien tranquille… ça fait un peu cliché, non ?
Havre de paix, point de chute des reporters de guerre, dont certains ne reviendront jamais, ces hôtels étaient des refuges luxueux au milieu de la tourmente de la guerre, à tel point que dans l’esprit de ceux qui y vivaient à demeure, c’était un peu le temps béni des dieux, une parenthèse temporelle de laquelle ils sont souvent nostalgiques, comme le raconte très bien Jon Swain dans River of time, un livre grandiose sur la guerre au Vietnam et au Cambodge, deux guerres qu’il a couvertes :
Le front était proche de Phnom Penh ; si proche qu’à trente minutes de voiture, dans n’importe quelle direction, un vaste panorama de la guerre s’offrait à nous. Les journalistes pouvaient prendre leur voiture, s’emplir les narines de la vilaine odeur de cordite et être de retour au Royal pour déjeuner au bord de la piscine. En fait, il fallait moins de temps pour rejoindre la ligne de front qu’il n’en fallait à un Londonien pour aller au boulot en voiture aux heures de pointe.
Jon Swain, River of time, Editions des Equateurs, 2019
Nul autre que lui n’a eu la modestie et l’honnêteté de dire les horreurs de cette guerre, lui qui a été un des derniers reporters à assister à la prise de pouvoir au Cambodge par Pol Pot et les Khmers rouges, enfermé dans l’enceinte de l’ambassade de France, avec François Bizot qui en rapportera le terrible témoignage, Le portail, faisant référence au portail de l’ambassade, dernier rempart avant la barbarie. Son récit est poignant et ces lignes, que je trouve terrifiantes et qui font allusion à ce qu’en disait déjà Henri Mouhot aux alentours de 1860, cassent totalement le mythe des sages petits hommes jaunes du Sud-est asiatique, que l’on s’imagine débonnaires et paisibles…
Très vite, le fleuve m’a submergé. A ses côtés, j’ai appris des choses sur la vie et la mort que je n’aurais jamais pu percevoir en Europe. J’ai appris l’excitation de l’amour, teinté de mélancolie, si caractéristique de ce coin d’Asie. j’ai appris aussi que le Mékong n’est pas aussi innocent qu’il y paraît parfois. Il est vrai qu’il est source de vie pour les terres d’Indochine, mais il a un autre visage qui, le moment venu, se dévoile : celui de la violence et de la corruption des pays qui le bordent.
Les terres d’Indochine n’ont jamais été ce coin paisible et reculé d’Asie, peuplé de paysans dociles et souriants que l’on dépeint communément. Au contraire, c’est une terre de despotisme, de sauvagerie primitive et de souffrance. L’Histoire montre que la violence autant que le plaisir des sens sont inhérents au caractère indochinois, et particulièrement à celui des Cambodgiens. La violence est inscrite dans leur ADN. Les Cambodgiens “semblent seulement savoir comment détruire, pour ne jamais reconstruire ” a écrire Henri Mouhot, illustre explorateur français, mort du paludisme en remontant le fleuve en 1861. A propos du Mékong, il poursuivait : “La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la rencontre d’un ami ; c’est que j’ai longtemps bu ses eaux ; c’est une vieille connaissance ; il m’a longtemps bercé et tourmenté. Aujourd’hui, il coule majestueux, à pleins bords, entre de hautes montagnes dont il a rongé la base pour creuser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jaunâtres comme l’Arno à Florence, mais rapides comme un torrent ; c’est un spectacle vraiment grandiose.“
Jon Swain, River of time, Editions des Equateurs, 2019
L’Indochine n’a jamais existé…
Rue Catinat à Saïgon en 1922, un petit air de rue parisienne… Photo ©
Mannhai
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May 2, 2022 | Passerelle |
Parfois,
il est question de Dieu
Parfois non…
Le hasard n’existe pas, m’a-t-on déjà dit plusieurs fois. Il n’existe pas, n’existent que des correspondances. Le monde entier ne peut être que le fait du hasard, d’un chaos sans ordre régi par des lois pré-établies, pas plus qu’il ne peut être fait d’une détermination originelle qui prétendrait que tout est prévu, organisé, et donc se prévaudrait d’un commencement et d’une fin qui sont déterminables par avance, mêmes si les critères qui le constituent sont éminemment complexes.
Seulement des correspondances. C’est ainsi qu’au fil de mes lectures, je récolte les fils d’une seule et même bobine, et même si parfois je suis le seul à établir des rapports, le principal c’est que, pour moi, cela garde sa cohérence.
Photo © Fusion of horizons
Eglise de la Theotokos Pammakaristos (Θεοτόκος ἡ Παμμακάριστος, — Très sainte mère de Dieu, en turc : Fethiye Camii – mosquée de la conquête)
Parmi toutes les célébrités que le Pera Palas peut s’enorgueillir d’avoir hébergées, deux figurent émergent, par leur renommée autant que par la marque qu’elles ont laissées à l’hôtel, chacune nimbée de mystère. La première est bien sûr Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne. Il avait ses habitudes à la chambre 101, lorsque, avant la guerre d’indépendance, au moment où la Turquie était occupée, il se sentait plus protégé dans la foule d’un hôtel que chez lui. Sa chambre, aujourd’hui baptisée « Musée Atatürk », est ouverte aux visiteurs et permet d’admirer trente-sept de ses objets personnels, parmi lesquels du linge, des lunettes de soleil, des pantoufles et un tapis de prière en soie brodé de fil d’or, d’origine indienne, offert par un maharadjah de passage. A la mort d’Atatürk, le tapis attira toutes les attentions, non seulement parce qu’il constituait un objet de qualité, mais parce que sa composition apparaissait comme une prédiction. Sur le tapis est tissée une montre, dont l’heure indique neuf heures sept. Or, le 10 novembre 1938, au palais Dolmabahçe, Atatürk est mort à neuf heures cinq. Il y a plus : le tapis représente dix chrysanthèmes. Et voilà que deux autres indices apparaissent. « Chrysanthème », en turc, se dit kasımpatı , et kasım veut dire « novembre »… Il y en avait dix… et Atatürk est mort le 10 novembre. A neuf heures cinq plutôt que neuf heures sept. Comment expliquer ce mystère ? A mon sens, (il ne s’agit là que de simples hypothèses), de deux choses l’une : soit le tout constitue un extraordinaire ensemble de coïncidences, ce qui peut arriver, soit le maharadjah aurait dû commander son tapis en Suisse (ou dans le Jura français, soyons ouverts) et l’heure aurait été exacte.
Dictionnaire amoureux d’Istanbul, Metin Arditi
Plon, Grasset, 2022
J’ai cette sale habitude de toujours lire plusieurs livres en même temps, de lire tout ce qui me passe sous la main, de surjouer mon propre univers, et dans cet autre livre que je suis en train de lire, Pourquoi Byzance ?, du grand médiéviste français, spécialiste du monde byzantin, Michel Kaplan, je trouve ce texte qui fait appel à l’actualité avec une force frappante (le livre a été publié en 2016). Je n’ai gardé qu’une petite partie de cette longue démonstration qui démontre que l’histoire de la Russie est émaillée de l’émergence d’autocrates, qui, tous autant qu’ils sont, que ce soit Ivan IV le Terrible, Pierre le Grand, Nicolas II, ou même Poutine, représentent tous les héritiers d’un pouvoir byzantin qui a laissé des traces aussi bien dans les manières de s’imposer et de gouverner que dans cette posture en tant que représentant de Dieu sur terre. Le mot Tsar, ou Czar, celui qui est lieutenant de Dieu sur terre, vient directement du latin par l’intermédiaire du grec, du mot César, qui a également donné le terme allemand Kaiser. Sa démonstration est édifiante, mais cette révélation l’est encore plus et sonne aujourd’hui précisément comme un revers de l’histoire qui devrait… rendre à César…
Au début du XIè siècle, les relations politiques et commerciales se distendent entre Constantinople et Kiev, car le commerce de Constantinople se tourne de plus en plus vers l’Occident. Mais les relations intellectuelles et surtout religieuses restent intenses entre Kiev et Constantinople. Jusqu’au milieu du XIè siècle, les titulaires de la métropole de Kiev, créée peu après le baptême collectif, sont envoyés de Constantinople ; par la suite, ils sont de plus en plus souvent russes, mais l’Empereur byzantin gardait la possibilité de pourvoir le poste. La Russie est donc née à Kiev et faisait alors non pas partie de l’Empire byzantin, qui ne prétendait pas contrôler la principauté, mais de l’
oikoumène byzantin, cette communauté à vocation universelle qui était l’un des fondements idéologiques de la puissance byzantine. La cathédrale de Kiev, dont la dénomination de Sainte-Sophie ne doit évidemment rien au hasard, fut construite à partir de 1037 sur un plan byzantin aménagé (cinq nefs et treize coupoles) ; elle est décorée de mosaïques byzantines, fabriquées à Constantinople et montées sur place. Elle échappa de peu à la destruction que lui promettait Staline, qui céda à l’instante demande de Romain Rolland de conserver ce chef‑d’œuvre, témoignage de la première splendeur russe. […]
Quant aux relations de l’Église russe actuelle avec Vladimir Vladimirovitch Poutine, chacun jugera et l’Histoire ensuite ; mais il semble bien que la même idéologie de l’autocratie soit à l’œuvre. En matière d’absolutisme et d’arbitraire, Basile II apparaît en comparaison comme un amateur.
Michel Kaplan, Pourquoi Byzance ?
Gallimard, 2016
Et pour en terminer avec Dieu (tiens, ça me rappelle quelque chose), je viens de lire cet article de Télérama sur un reporter de guerre dont j’aime le style, Omar Ouahmane, qu’on entend fréquemment sur les radios de Radio France :
Je suis 100% athée ! Une fois qu’on a réglé la question de Dieu, on peut se concentrer sur les hommes. J’ai vu trop de guerre, trop de sang. Comment croire que Dieu existe ? Il est parti en RTT ? Moi, je ne fais pas le même pari que Pascal. Ça doit être mon côté prise de risque.
Télérama n°3772 du 27 avril 2022
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Nov 1, 2019 | Histoires de gens |
Võ Nguyên Giáp
CElui qui les mit tous à genoux
Il est né en 1911 dans la campagne de la province de Quảng Bình, dans ce qui était autrefois l’Annam, la forme vietnamienne du nom chinois Annan, qui signifie Sud pacifié, diminutif du nom officiel du protectorat, qui est « Protectorat Général pour Pacifier le Sud » (An Nam đô hộ phủ), institué par la dynastie Tang entre le VIIè et le Xè siècle et qui perdurera pendant la colonisation française, désignant le centre de l’actuel Vietnam.
Le général Võ Nguyên Giáp (prononciation approximative : Vo Nuin Zap) avait 43 ans lorsqu’il mena la bataille de Điện Biên Phủ, qu’il remporta haut la main face aux forces françaises et dont la victoire fut l’acte fondateur des accords de Genève, qui menèrent la France à quitter définitivement l’Indochine française et qui plongea aussi le Sud-est asiatique dans l’horreur avec la Guerre du Vietnam et par ricochet la chute de Phnom Penh…
L’homme est réputé discret, le visage lisse et plutôt ouvert, même s’il est peu enclin au sourire. On le considère comme le bras armé de Hồ Chí Minh, qui sera son mentor et ami.
Giáp a la réputation de n’avoir jamais perdu une seule bataille, ce qui n’est pas complètement vrai, mais ce qui le caractérise avant tout, c’est qu’il a mené l’Armée populaire vietnamienne (Quân đội Nhân dân Việt Nam) à la victoire totale sur la France sans avoir jamais étudié dans une quelconque académie militaire, puisque passé par l’école Quốc Học à Huế, où il étudia avant tout l’histoire, le droit et l’économie.
Le général fut ministre des armées pendant la guerre du Vietnam face aux Américains, puis Vice-premier ministre à la fin de la guerre. Il est également connu pour avoir été le seul militaire à avoir défait l’armée française, l’armée américaine, l’armée chinoise et l’armée Khmère rouge.
Son prestige international fit de lui un homme hautement respecté jusqu’à sa mort en 2013 à l’âge de 102 ans, bien au-delà des frontières de son pays puisque les généraux Salan (France) et Westmorland (États-Unis) lui rendirent hommage comme étant un grand combattant. Ce qui ne doit tout de même pas faire oublier que ses victoires se firent au prix de la perte de centaines de milliers d’hommes.
Il était temps de mettre un visage sur un nom…
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Dec 17, 2017 | Pipes d'opium |
Première pipe d’opium. Cette photo-là, une photo mythique. Elle représente l’écrivain Nicolas Bouvier et son ami de toujours, Thierry Vernet. Bouvier est mort en 1998, Vernet en 1993. La femme présente sur la photo, c’est Floristella Stephani, celle qui deviendra l’épouse de Vernet. Cette photo fait partie de ma vie, elle représente quelque chose que je ne connais pas et que j’ai du mal à fixer parce que je n’en sais rien. Ni quand elle a été prise, ni dans quel lieu et encore moins dans quelles circonstances. On pourrait la croire mise en scène mais quelque chose me dit que non. C’est comme un aparté dans une moment de vie, un instant volé. Bouvier avec sa gueule d’ange amaigri et barbu, la moitié du visage dans l’ombre d’une lumière qui se love dans son dos, comme s’il refusait de s’y plier… Cette photo, je la rattache au livre Le poisson-scorpion, qui raconte sa lente descente mortelle aux enfers lors de son séjour à Galle, au 22, Hospital Street, dans une île qui s’appelait encore Ceylan.
… Pourquoi dans toutes nos langues occidentales dit-on «tomber amoureux»? Monter serait plus juste. L’amour est ascensionnel comme la prière. Ascensionnel et éperdu.
— Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, 1982
Deuxième pipe d’opium. Le Vietnam et l’oubli de Viet Thanh Nguyen. Une simple rappel que le Vietnam d’aujourd’hui est encore criblé des souffrances du passé et l’on a du mal à se remémorer les images mentales d’un pays traversé il y a peu sans avoir présent à l’esprit les cicatrices qui ont du mal à se refermer. Elles finissent par se refermer, mais le sang continue de couler.
Lo Manh Hung — Saigon — 1968. Photo journaliste âgé de 12 ans.
Nous ne pouvions pas oublier le goût de caramel du café glacé au sucre granulé ; les bols de soupe aux nouilles que l’on mangeait accroupi sur le trottoir ; les notes de guitare pincées par un ami pendant qu’on se balançait sur des hamacs, à l’ombre des cocotiers ; les matchs de football joués pieds et torse nus dans les ruelles, les squares, les parcs et les prés ; les colliers de perles de la brume du matin autour des montagnes ; la moiteur labiale des huîtres ouvertes sur une plage graveleuse ; le murmure d’un amoureux transi prononçant les mots les plus envoûtants de notre langue, anh oi ; le crissement du riz que l’on battait ; les travailleurs qui dormaient sur leurs vélotaxis dans la rue, réchauffés par le seul souvenir de leurs familles ; les réfugiés qui dormaient sur tous les trottoirs de toutes les villes ; les patients serpentins à moustiques qui se consumaient lentement ; la suavité et la fermeté d’une mangue à peine cueillie ; les filles qui refusaient de nous parler et dont nous nous languissions d’autant plus ; les hommes qui étaient morts ou qui avaient disparu ; les rues et les maisons éventrées par les bombes ; les ruisseaux où l’on nageait, tout nus et rigolards ; l’endroit secret où on espionnait les nymphes en train de se baigner et de barboter avec l’innocence des oiseaux ; les ombres projetées par la flamme d’une bougie sur les murs des huttes en clayonnage ; le tintement atonal des clochettes des vaches sur les routes boueuses et les chemins de campagne ; l’aboiement d’un chien famélique dans un village abandonné ; la puanteur appétissante du durian frais que l’on mangeait en pleurant ; le spectacle des orphelins hurlant près des cadavres de leur père et mère ; la moiteur des chemises l’après-midi, la moiteur des amants après l’amour ; les moments difficiles ; les couinements hystériques des cochons essayant de sauver leur peau, poursuivis par les villageois ; les collines embrasées par le crépuscule ; la tête couronnée de l’aurore émergeant des draps de la mer ; la main chaude de notre mère. Bien que cette liste pût s’allonger indéfiniment, l’idée était la suivante : la seule chose importante qu’on ne pourrait jamais oublier, c’est qu’on ne pouvait jamais oublier.
— Viet Thanh Nguyen, Le sympathisant
Belfond, 2017
Troisième pipe d’opium. Hasui Kawase. En plein Shin-hanga (新版画), renouveau pictural japonais du début du XXè siècle, Hasui Kwase en est un des plus fervents représentants. Il a publié plus de 600 estampes, dont certaines ont été détruites pendant un tremblement de terre. Ce qui est étonnant, c’est que regardée de loin, ces estampes ressemblent à de vulgaires dessins qu’on pourrait croire coloriés au feutre. Ce n’est que lorsqu’on s’en approche qu’on découvre à la fois la subtilité du travail exécuté, mais également la patine que le temps a déposé sur ces œuvres. On peut retrouver la quasi-totalité des œuvres de Hasui Kawase sur Ukiyo‑e.org.
Quatrième pipe d’opium. Alabama Shakes, Gimme all your love… La voix et la présence de Brittany Howard… une chanteuse comme on n’en fait plus, la force et la douceur…
https://youtu.be/rYMVM1L-fAU
Cinquième pipe d’opium. Cette fois-ci on n’en compte que cinq. C’est comme ça, ça se présente comme ça. C’est comme un poison dont on a finalement réussi à se défaire, une pollution qu’on a fini par jeter à la rivière. Des petits bouts de paroles d’une chanson, pris séparément, collés les uns avec les autres. Aujourd’hui, le brouillard recouvre la vallée, on ne voit que les feuilles dorées des bouleaux sur leur tronc lumineux et la rosée goutter, tomber sur le tapis de feuilles cramoisies, et comme par un effet de balancier, j’ai tout effacé…
Endormez-vous avant qu’on ne vous endorme…
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Sep 2, 2014 | Histoires de gens |
5 septembre 1914, la guerre a été déclarée deux mois auparavant. La suite on la connaît (enfin, j’espère) ; des milliers de morts, une boucherie sans nom, des hommes qui se battent pour des gens qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne connaissent pas les intentions. L’Europe finira exsangue et meurtrie. La France, elle, ravagée, fera le terreau du nazisme en saignant une population allemande aux abois et mourant de faim.
5 septembre 1914, donc, la guerre vient de commencer. La 19e compagnie du 276e régiment d’infanterie (VIe armée Maunoury) est mobilisée dès le mois d’août et les soldats et officiers réservistes sont envoyés sur le front, dans la fournaise de ce qu’on appellera par la suite la Première Bataille de la Marne, une tuerie qui durera sept jours complets. Un des premiers hommes à tomber ce premier jour de la bataille est un des officiers, un lieutenant, à la tête d’une colonne de quelques hommes, un homme fier qui tançait ses soldats en les priant de ne pas céder la moindre parcelle à l’ennemi et l’on sait par la suite que la mémoire de cet homme fut récupéré par le gouvernement de Vichy pour en faire un martyr national, lui qui n’était qu’un pauvre bougre qui ne devait certainement pas savoir qu’on l’enverrait se faire descendre et qui tombera d’une balle dans le front qui a certainement dû stopper net un geste peut-être trop théâtralisé pour être sincère. Il ne reviendra pas chez lui, tué dans les premiers instants de cette guerre terrible, et ne verra pas son fils qui naîtra en février 1915.
Cet homme, c’est un de ses soldats qui en parle avec des trémolos dans la voix et une fierté délicate d’homme qui a été pris dans le tourment et qui ne s’attendait à voir un homme bien tomber aussi rapidement, avec cette emphase un peu gouailleuse qu’avaient les hommes de cette époque et dont la dignité s’affichait sur le plastron comme une médaille d’honneur, malgré quelques dents absentes ou gâtées qu’une fine moustache vient à peine voiler. Cet homme, c’est Victor Boudon, qui racontera les derniers instants de son lieutenant dans son livre, Mon Lieutenant Charles Péguy.
Non, on n’a pas eu peur, mais la peur est un sentiment que tout homme connaît, que tout soldat connaît, ceux qui viendront vous dire je n’ai pas eu peur, mais ils mentent ceux-là…
Charles Péguy ne sera jamais inscrit au titre des morts de la bataille de la Marne car il est mort le 5 septembre. Le début officiel de cette bataille est le 6 septembre.
http://youtu.be/9ge3Ksd4Dsc
Photo d’en-tête © 2010 Préfecture de Paris et d’Ile-de-France
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