Moka au bar

au cà phê hòa tan

Une odeur de lait chaud me cueille au petit matin, sur­pris comme un vieux chat qui aurait lou­pé une marche, une odeur de lait chaud qui me fait ins­tan­ta­né­ment pen­ser au salon d’un hôtel de Londres, non loin de la gare dont le nom est asso­cié à l’ours. Pad­ding­ton. Odeur de café brû­lant… de tar­tines grillées… de confi­ture… odeur de bacon grillé et de scram­bled eggs… On est au Royaume-Uni tout de même et le break­fast ne sau­rait se satis­faire d’une com­bi­nai­son de petites choses qu’on trou­ve­rait dans un hôtel à quelques cen­taines de mètres du Mont Saint-Michel.

L’o­deur du lait chaud… odeur d’en­fance, de lait chauf­fé dans une cas­se­role en fer blanc dans lequel ma grand-mère fai­sait fondre un sucre et ver­sait une cuiller à café d’eau de fleur d’o­ran­ger, recette de mémé dont elle disait que ça aidait à s’en­dor­mir… je ne sais pas si c’é­tait vrai mais rien que pour le goût et les sen­sa­tions, c’é­tait un velours pour l’âme et pour les sens. Une larme au coin de l’œil à l’é­vo­ca­tion de ce sou­ve­nir si précieux.

Ne pas se lais­ser enva­hir. Sur­tout pas. Pas maintenant.

Retour au Viet­nam.

Pho­to © Jared Yeh

Hà Nội

Hôtel dans une de ces mai­sons tubes qu’on trouve par­tout à Hà Nội, Viet­nam nord, mai­sons étroites et tout en lon­gueur pour évi­ter de payer des taxes sur la devan­ture. Hôtel simple, per­son­nel un peu mal­adroit mais serviable. 

La nuit où je suis arri­vé, le gar­dien ron­flait affa­lé sur un tas de valises, désar­ti­cu­lé dans son pan­ta­lon de cos­tume trop étroit et sa che­mise blanche frois­sée qui n’a­vait plus de blanche et de repas­sée que le sou­ve­nir des jours heu­reux. Avant le com­mu­nisme, certainement.

Je prends le petit déjeu­ner sur le toit, où se trouve une pis­ci­nette sur un angle, der­rière une vitre qui ne donne pas envie de s’en appro­cher. En siro­tant une bia hà nội gla­cée, je peux voir d’i­ci le mau­so­lée de l’oncle Hô. Mais ce n’est pas la bière qui me donne des fris­sons. Des fris­sons par 45°C. On m’a­vait pré­ve­nu, on ne part pas à Hà Nội en plein mois d’août, les tem­pé­ra­tures sont insou­te­nables et le ciel d’un gris plom­bé qui plaque la pol­lu­tion au sol dans une atmo­sphère si humide que j’ai l’im­pres­sion qu’il bruine sur ma peau.

Bữa sáng. Petit déjeu­ner dans une salle imper­son­nelle. Faux buf­fet conti­nen­tal. Des mi xào aux légumes, au pou­let, plus ou moins épi­cées. Mais sur­tout, un café excep­tion­nel. Cer­tai­ne­ment un café indus­triel ache­té en sac de 20kg à un gros­siste qui ne four­nit que les hôtels à tou­ristes, mais alors un café… impos­sible de s’ar­rê­ter, je pou­vais en boire cinq à six tasses à la suite, quitte à res­sen­tir des pal­pi­ta­tions infernales.

Je l’i­ma­gi­nais des­cendre seul, à pied, des pentes embru­mées de la cam­pagne fron­ta­lière de la Chine, prêt à être tor­ré­fié, tas­sé dans des sacs en toile de jute sur les­quels étaient peints au pochoir des mono­syl­labes agré­men­tées d’ac­cents dia­cri­tiques qu’un œil pro­fane comme le mien, mal­gré de loin­tains cours de chi­nois, n’ar­rive pas à dis­tin­guer. Toutes les lettres se disent de la même manière dans mon esprit (sauf la soupe, phở, qui ne se dit pas “fo”, à moins de vou­loir atti­rer des rires moqueurs, parce que la rue par exemple, ça s’é­crit aus­si phố, et adjoint, ça s’é­crit phó…).

Un café au goût excep­tion­nel dont je buvais chaque gor­gée comme on se repaît d’un nec­tar de fruits tro­pi­caux. Un café divin, que le Boud­dha lui-même a cer­tai­ne­ment dû boire un jour, sans quoi il n’au­rait pas connu l’éveil…

Toute mon expé­rience viet­na­mienne gra­vite autour de ce breu­vage d’une inten­si­té rare, aux arrières-goûts de cho­co­lat qu’on ne trou­ve­ra nulle part ailleurs dans le monde. S’il fal­lait que je choi­sisse entre le temple de la lit­té­ra­ture avec ses jar­dins pleins de stèles en forme de tor­tues, le mau­so­lée de Hô avec son déco­rum mili­taire et ses sol­dats en uni­forme blanc, figés dans une atti­tude mar­mo­réenne, et les devan­tures du vieux quar­tier ou de Phố Hàng Bông, eh bien je choi­si­rais le café viet­na­mien. What else ?

Tout autre café ne trouve plus aucune grâce à mes yeux.

Salon de mas­sage sur Phố Hàng Gai (rue du chanvre), 7 août 2017

Cà phê hòa tan

Café ins­tan­ta­né. En sachet… lyo­phi­li­sé… en poudre… café, lait, sucre… comme on dit en viet, 3 trong 1… 3 en 1… Pra­tique, déjà dosé, ne reste plus qu’à ver­ser l’eau chaude et à touiller et vous avez un café au lait sucré comme on en boit en Asie du sud-est. Sur ma ter­rasse un peu ombra­gée sous des canisses ron­gées par le suc de l’é­rable qui ver­dit tout ce qu’il touche, allon­gé comme un chien errant sur une route déserte, je déguste mon cà phê à peine chaud en lisant d’un œil dis­trait l’es­sai d’i­co­no­gra­phie ana­ly­tique de Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau… ça a l’air rude au pre­mier abord, mais comme tou­jours chez Arasse, l’homme fait du sujet presque un amu­se­ment, une badi­ne­rie un peu pri­me­sau­tière, tant et si bien que ça finit par se lire comme une bro­chure de voyage.

Le som­meil me gagne… de toute façon, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire dans ma petite bulle… J’ai déjà les mains râpées par la terre que j’ai retour­née, le teint légè­re­ment hâlé d’a­voir trop tra­vaillé au jar­din, un peu de trans­pi­ra­tion sur les tempes, qu’un léger brin d’air a fini par sécher… il est temps de ne rien faire, de juste boire un café, et de lire. L’es­prit plus libre, moins encom­bré, sur­tout pour lire une des plus grands spé­cia­listes de l’his­toire de l’art ita­lien et de la Renais­sance, il faut au moins ça.

Ça… et un bon cà phê.

Les pages se tournent, mais avant cela, il faut les lire. Arasse citant Machiavel :

« Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabi­net et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, cou­verte de fange et de boue, pour revê­tir des habits de cour royale et pon­ti­fi­cale ; ain­si hono­ra­ble­ment accou­tré, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’An­ti­qui­té. Là, accueilli avec affa­bi­li­té par eux, je me repais de l’a­li­ment qui par excel­lence est le mien, et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à par­ler avec eux, en ver­tu de leur huma­ni­té, ils me répondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’ou­blie tous mes tour­ments, je cesse de redou­ter la pau­vre­té, la mort même ne m’ef­fraie pas. »

Hà-nôi , Ton­kin , Indo­chine. Des bou­tiques et des flam­boyants en fleurs dans la « rue des Paniers », par Léon Busy, auto­chrome. 1915. © Col­lec­tion Albert Kahn

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