Rien ne vient bousculer ma tranquillité, tout est incroyablement calme. Les souvenirs me reviennent, je tente de recoller les morceaux, chaque instant de latence m’est doucement rempli de ces lieux qui ont fait ma joie. Il est peut-être temps pour moi de retrouver toutes ces photos éparpillées, tous ces carnets que j’ai remplis de mon écriture en lettres capitales et sur lesquels j’ai fixé pour l’éternité des ambiances et des rencontres sublimes. Tandis que je somnolais dans mon lit à la tombée de la nuit, hier soir, je tentais de goûter à nouveau l’air d’Ayutthaya, dans ce petit hôtel tranquille du quartier musulman, à deux pas de la Chao Phraya parcourue par les bateaux qui charrient des tonnes de sable, empestant l’air de leur diesel souffreteux et de leur longue litanie de moteur rouillé.
Je me rends compte à quel point je n’ai plus rien écrit sur mes derniers voyages. J’ai finalement assez peu écrit sur mon dernier voyage en Turquie à l’orée des derniers événements de Gezi, mais aussi sur mes différents voyages en Thaïlande, à Ayutthaya, à Sukhothaï, à Petchaburi, à Chiang Mai, dans les petites rues de Bangkok où l’on ne croise que des vieux qui me regardaient passer avec circonspection, parce que disons-le clairement, je n’avais rien à foutre là…
Peut-être me suis-je beaucoup laissé porté par le fait de juste sentir, humer l’air, sentir l’ambiance des quartiers où personne ne va, cherchant par tous les moyens les endroits qui n’ont aucun attrait touristique, les petits marchés étouffants où les cafards courent partout sur le sol, où les odeurs d’épices côtoient celles, beaucoup moins agréables, du poisson à la fraîcheur douteuse et des étals de viscères de porc dont je me demande encore ce qu’on peut bien cuisiner avec. Et plutôt que de noter scrupuleusement tous les endroits où je suis passé, où je me suis arrêté pour rien, juste pour regarder ce qui se passait, je me suis laissé porter par l’air du temps, un temps sans montre, sans contrainte. C’est peut-être ça le voyage. Sortir les lieux où l’on croise que des touristes, où rien n’est extraordinaire, pas de temples grandioses, pas de vieilles pierres dont on ne peut décrypter le sens et l’histoire que grâce aux notices des guides. Traquer le petit restaurant familial où les enfants dorment sur les banquettes lorsqu’ils ne jouent pas à la Playstation installée sur la télé accrochée au mur. On y cuisine à la demande, les produits frais sont achetés au marché du coin, voire à l’épicerie d’à côté lorsque les clients ont passé commande. Je me souviendrai toujours ce petit vieux chez qui j’ai mangé une çoban salata sur une petite place de Kaş et qui une fois qu’il avait reçu ma commande m’a laissé seul à la table de son restaurant en plein air pour aller chercher tomates et concombre au primeur de l’autre côté de la rue.
Peut-être ai-je tout simplement vécu mes vacances en me laissant désarmer plutôt qu’à tenter d’être un touriste comme les autres. Prendre un taxi à la journée, un de ces tuk-tuk qu’on appelle skylab à Ayutthaya, demander au chauffeur de m’emmener au marché pour acheter un balai, lui demander de s’arrêter pour acheter des fraises au piment sur un étal (absolument insipides), de lui proposer de partager des brochettes de poulet et un bol de nouilles à la même table (incompréhensible pour lui), d’aller voir ce temple en dehors de la ville (où personne n’a jamais dû lui souffler l’idée qu’on pourrait s’y intéresser), de s’arrêter pour acheter sur le bord de la route des ustensiles de cuisine (des couteaux mais aussi des cuillers en bois, en bambou), lui demander de me ramener au temple (hein ?) parce qu’en face il y a un petit restaurant (un boui-boui sans touristes) de nouilles au poulet et au concombre amer que je connais et je ne mangerai nulle part ailleurs (hein ?), voir dans ses yeux l’étonnement, la surprise, la satisfaction et l’ébahissement, et finir par retourner à l’hôtel après avoir mangé un Roti Sai Mai au sucre filé sur le bord de la route (un énième arrêt)… Nous nous sommes quittés sur le parking de l’hôtel et il me semble, peut-être me trompé-je, qu’en plus d’avoir illuminé ma journée, j’ai bien dû rendre la sienne un peu plus originale que les autres. Son regard et son sourire, lorsqu’il a fait demi-tour et qu’il m’a fait signe de la main, ne m’ont laissé que cette impression. Je crois qu’il a dû me prendre pour un fou, un illuminé, mais au final, ce petit homme édenté aux vêtements déchirés a dû me trouver bien sympathique. Un peu fou, mais sympathique. Car je suis un peu fou. Mais sympathique. Mais un peu fou.
Je suis un peu fou. Et j’étais un peu moins fier quand à Istanbul, au pied du bazar égyptien, je me suis fait suivre par une troupe de gitans allumés à je ne sais quelle drogue, à la peau brune et aux yeux blancs dans le soir tombant, et que j’ai réussi à semer en prenant mes jambes à mon cou.