Café stam­bou­liote #11

Café stam­bou­liote #11

Café du matin

#11

Café stam­bou­liote

Istan­bul est une ville qui confine à la mélan­co­lie, le fameux hüzün dont parle Orhan Pamuk.

Dans la mys­tique sou­fie, le hüzün trouve son ori­gine dans un sen­ti­ment de manque dû à notre trop grand éloi­gne­ment de Dieu. On retrouve quelque chose de proche du hüzün dans la culture japo­naise, asso­cié à la noblesse de l’échec. Mon­taigne fait état d’une expé­rience simi­laire, avec ce sen­ti­ment de mélan­co­lie face aux ruines antiques. L’architecture d’Istanbul, ses palais en ruine, son atmo­sphère en noir et blanc, tout cela contri­bue au hüzün que l’on res­sent inévi­ta­ble­ment lorsqu’on y habite ou sim­ple­ment lorsqu’on s’y promène.

Cette mélan­co­lie, on ne la res­sent pas for­cé­ment tout de suite, il faut attendre un peu. Par­fois même, elle sur­vient lors­qu’on quitte la ville, ou alors lors­qu’on y revient et qu’on se dit que tel­le­ment de choses ont chan­gé et que le fait de ne pas retrou­ver les mêmes choses au même endroit est le triste constat de l’im­per­ma­nence du temps. Si je retourne à Istan­bul dans dix ans, je ferai cer­tai­ne­ment le constat que lors de mon der­nier séjour ; il me reste à espé­rer que je n’at­ten­drai pas aus­si long­temps pour revoir le Désir du Monde.

Istan­bul est triste comme une femme qui se réveille et qui dit qu’elle n’est pas belle, avec ses che­veux en bataille, ses yeux encore fer­més et le teint un peu terne, dépa­naillée dans son pyja­ma frois­sé, mais ce n’est qu’un ques­tion de point de vue. Tout est dans le regard de celui qui l’aime.

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Café du matin #2

Café du matin #2

Café du matin

#2

Café à mer

Café du matin, je ne sais plus com­bien. Une crème oran­gée, mous­seuse, qui reste sur les parois de la tasse tan­dis que je bois la der­nière goutte dans un léger bruit de bouche qui me per­met d’as­pi­rer tout ce qui peut res­ter dans la tasse.

Un fre­lon asia­tique s’est intro­duit dans la mai­son. Son bour­don­ne­ment lourd de grosse bête volante qui pro­longe mon mal de crâne a fini par ces­ser, et il a dis­pa­ru dans la cui­sine, cer­tai­ne­ment lové dans un des pots des plantes qui sur­plombent le plan de travail.

Un coup d’œil dans le miroir de l’en­trée, j’ai les che­veux pla­qués sur le crâne, les yeux rou­gis de n’a­voir pas assez dor­mi, la peau fri­pée comme un vieux sac en papier, l’im­pres­sion que l’o­deur des draps me colle à la peau, mais que se passe-t-il ? Qui est cette per­sonne en face de moi ? Il va me fal­loir encore quelques heures de som­meil pour sup­por­ter cette jour­née. Ou alors attendre que ma peau se res­serre. Que les petits vais­seaux écla­tés dans le blanc de mes yeux se rétractent. Que je prenne une bonne douche qui efface les traces de cette nuit agi­tée sous mon crâne. Que je fasse dégon­fler ces pau­pières qui me donnent un air de laman­tin endor­mi. Tem­pête sous mon crâne.

Il fait beau ce matin, le soleil me chauffe le dos. L’air est chaud, je le sens lors­qu’il pénètre mes pou­mons, alors qu’il est à peine midi. Mois d’a­vril qui ne pro­met rien du tout, la semaine pro­chaine sera fraiche, il fau­dra res­sor­tir les petits pulls pour le matin. Et de quoi se pro­té­ger de la pluie.

Le vent chasse les pétales du ceri­sier qui a fleu­ri tôt cette année, en une nuée qui res­semble à des flo­cons de neige. Sou­ve­nir d’un café allon­gé sur les hau­teurs du cime­tière d’Eyüp Sul­tan, un café turc ser­ré, que je bois jus­qu’à cette étroite limite qui sépare le liquide du marc. C’est presque un art. Il ne me manque plus que le fes otto­man vis­sé sur le crâne pour répondre au cliché.

Pro­fite, ça ne va pas durer…

Après une après-midi cani­cu­laire pas­sé à arpen­ter les rues pen­tues de Fener et de Balat, je me suis assou­pi dans les grands poufs d’un café ins­tal­lé sur les rives de la Corne d’or, écra­sé par la cha­leur et trans­pi­rant comme un bœuf entur­ban­né. Sur le moment, on en souf­fri­rait presque, mais la sen­sa­tion de bien-être qui per­dure n’a aucun équivalent.

Il y avait aus­si un grand café le long du Bos­phore, là où les vapur déversent désor­mais le flot des Stam­bou­liotes à Kaba­taş, le Kap­tan­lar Aile Çay Bah­çe­si, le jar­din de thé des capi­taines, où des enfants sau­taient dans les eaux froides et tour­men­tées, sou­vent dans le plus simple appa­reil, et où l’on pou­vait boire des jus de fruits frais et du thé noir bien fort. Tout ceci n’existe plus. Il ne reste là que le béton encore frais qui forment de longs quais sans âme.

Dans une après-midi lan­gou­reuse, je retrace ces moments de ma vie où la joie d’être au monde écrase tout le reste, et je finis par m’en­dor­mir sur le cana­pé du jar­din, les che­veux en bataille et les routes de la soie de Fran­ko­pan posé sur le ventre. Avec ça et l’a­mour, je peux mou­rir tranquille.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

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Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois,
il est ques­tion de Dieu

Par­fois non…

Le hasard n’existe pas, m’a-t-on déjà dit plu­sieurs fois. Il n’existe pas, n’existent que des cor­res­pon­dances. Le monde entier ne peut être que le fait du hasard, d’un chaos sans ordre régi par des lois pré-éta­blies, pas plus qu’il ne peut être fait d’une déter­mi­na­tion ori­gi­nelle qui pré­ten­drait que tout est pré­vu, orga­ni­sé, et donc se pré­vau­drait d’un com­men­ce­ment et d’une fin qui sont déter­mi­nables par avance, mêmes si les cri­tères qui le consti­tuent sont émi­nem­ment complexes.

Seule­ment des cor­res­pon­dances. C’est ain­si qu’au fil de mes lec­tures, je récolte les fils d’une seule et même bobine, et même si par­fois je suis le seul à éta­blir des rap­ports, le prin­ci­pal c’est que, pour moi, cela garde sa cohérence.

Pho­to © Fusion of horizons

Eglise de la Theo­to­kos Pam­ma­ka­ris­tos (Θεοτόκος ἡ Παμμακάριστος, — Très sainte mère de Dieu, en turc : Fethiye Camii – mos­quée de la conquête)

Ευλογήσατε τον Κυρίον

by Greek Byzan­tine Choir | Mathi­ma­ta Mais­to­ros Koukouzele

Par­mi toutes les célé­bri­tés que le Pera Palas peut s’e­nor­gueillir d’a­voir héber­gées, deux figurent émergent, par leur renom­mée autant que par la marque qu’elles ont lais­sées à l’hô­tel, cha­cune nim­bée de mys­tère. La pre­mière est bien sûr Mus­ta­fa Kemal Atatürk, fon­da­teur de la Tur­quie moderne. Il avait ses habi­tudes à la chambre 101, lorsque, avant la guerre d’in­dé­pen­dance, au moment où la Tur­quie était occu­pée, il se sen­tait plus pro­té­gé dans la foule d’un hôtel que chez lui. Sa chambre, aujourd’­hui bap­ti­sée « Musée Atatürk », est ouverte aux visi­teurs et per­met d’ad­mi­rer trente-sept de ses objets per­son­nels, par­mi les­quels du linge, des lunettes de soleil, des pan­toufles et un tapis de prière en soie bro­dé de fil d’or, d’o­ri­gine indienne, offert par un maha­rad­jah de pas­sage. A la mort d’A­tatürk, le tapis atti­ra toutes les atten­tions, non seule­ment parce qu’il consti­tuait un objet de qua­li­té, mais parce que sa com­po­si­tion appa­rais­sait comme une pré­dic­tion. Sur le tapis est tis­sée une montre, dont l’heure indique neuf heures sept. Or, le 10 novembre 1938, au palais Dol­ma­bah­çe, Atatürk est mort à neuf heures cinq. Il y a plus : le tapis repré­sente dix chry­san­thèmes. Et voi­là que deux autres indices appa­raissent. « Chry­san­thème », en turc, se dit kasım­patı , et kasım veut dire « novembre »… Il y en avait dix… et Atatürk est mort le 10 novembre. A neuf heures cinq plu­tôt que neuf heures sept. Com­ment expli­quer ce mys­tère ? A mon sens, (il ne s’a­git là que de simples hypo­thèses), de deux choses l’une : soit le tout consti­tue un extra­or­di­naire ensemble de coïn­ci­dences, ce qui peut arri­ver, soit le maha­rad­jah aurait dû com­man­der son tapis en Suisse (ou dans le Jura fran­çais, soyons ouverts) et l’heure aurait été exacte.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

J’ai cette sale habi­tude de tou­jours lire plu­sieurs livres en même temps, de lire tout ce qui me passe sous la main, de sur­jouer mon propre uni­vers, et dans cet autre livre que je suis en train de lire, Pour­quoi Byzance ?, du grand médié­viste fran­çais, spé­cia­liste du monde byzan­tin, Michel Kaplan, je trouve ce texte qui fait appel à l’ac­tua­li­té avec une force frap­pante (le livre a été publié en 2016). Je n’ai gar­dé qu’une petite par­tie de cette longue démons­tra­tion qui démontre que l’his­toire de la Rus­sie est émaillée de l’é­mer­gence d’au­to­crates, qui, tous autant qu’ils sont, que ce soit Ivan IV le Ter­rible, Pierre le Grand, Nico­las II, ou même Pou­tine, repré­sentent tous les héri­tiers d’un pou­voir byzan­tin qui a lais­sé des traces aus­si bien dans les manières de s’im­po­ser et de gou­ver­ner que dans cette pos­ture en tant que repré­sen­tant de Dieu sur terre. Le mot Tsar, ou Czar, celui qui est lieu­te­nant de Dieu sur terre, vient direc­te­ment du latin par l’in­ter­mé­diaire du grec, du mot César, qui a éga­le­ment don­né le terme alle­mand Kai­ser. Sa démons­tra­tion est édi­fiante, mais cette révé­la­tion l’est encore plus et sonne aujourd’­hui pré­ci­sé­ment comme un revers de l’his­toire qui devrait… rendre à César…

Au début du XIè siècle, les rela­tions poli­tiques et com­mer­ciales se dis­tendent entre Constan­ti­nople et Kiev, car le com­merce de Constan­ti­nople se tourne de plus en plus vers l’Oc­ci­dent. Mais les rela­tions intel­lec­tuelles et sur­tout reli­gieuses res­tent intenses entre Kiev et Constan­ti­nople. Jus­qu’au milieu du XIè siècle, les titu­laires de la métro­pole de Kiev, créée peu après le bap­tême col­lec­tif, sont envoyés de Constan­ti­nople ; par la suite, ils sont de plus en plus sou­vent russes, mais l’Em­pe­reur byzan­tin gar­dait la pos­si­bi­li­té de pour­voir le poste. La Rus­sie est donc née à Kiev et fai­sait alors non pas par­tie de l’Em­pire byzan­tin, qui ne pré­ten­dait pas contrô­ler la prin­ci­pau­té, mais de l’oikou­mène byzan­tin, cette com­mu­nau­té à voca­tion uni­ver­selle qui était l’un des fon­de­ments idéo­lo­giques de la puis­sance byzan­tine. La cathé­drale de Kiev, dont la déno­mi­na­tion de Sainte-Sophie ne doit évi­dem­ment rien au hasard, fut construite à par­tir de 1037 sur un plan byzan­tin amé­na­gé (cinq nefs et treize cou­poles) ; elle est déco­rée de mosaïques byzan­tines, fabri­quées à Constan­ti­nople et mon­tées sur place. Elle échap­pa de peu à la des­truc­tion que lui pro­met­tait Sta­line, qui céda à l’ins­tante demande de Romain Rol­land de conser­ver ce chef‑d’œuvre, témoi­gnage de la pre­mière splen­deur russe. […]
Quant aux rela­tions de l’Église russe actuelle avec Vla­di­mir Vla­di­mi­ro­vitch Pou­tine, cha­cun juge­ra et l’His­toire ensuite ; mais il semble bien que la même idéo­lo­gie de l’au­to­cra­tie soit à l’œuvre. En matière d’ab­so­lu­tisme et d’ar­bi­traire, Basile II appa­raît en com­pa­rai­son comme un amateur.

Michel Kaplan, Pour­quoi Byzance ?
Gal­li­mard, 2016

Et pour en ter­mi­ner avec Dieu (tiens, ça me rap­pelle quelque chose), je viens de lire cet article de Télé­ra­ma sur un repor­ter de guerre dont j’aime le style, Omar Ouah­mane, qu’on entend fré­quem­ment sur les radios de Radio France :

Je suis 100% athée ! Une fois qu’on a réglé la ques­tion de Dieu, on peut se concen­trer sur les hommes. J’ai vu trop de guerre, trop de sang. Com­ment croire que Dieu existe ? Il est par­ti en RTT ? Moi, je ne fais pas le même pari que Pas­cal. Ça doit être mon côté prise de risque.

Télé­ra­ma n°3772 du 27 avril 2022

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On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance

Ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

Bir varmış, bir yok­muş. Voi­là. Nous y sommes. Les lubies d’une col­lègue qui revient de voyage, un guide tou­ris­tique datant de 2007 et qui contient quelques infor­ma­tions fausses (il exis­te­rait une syna­gogue toute en bois à Fener qu’on pour­rait visi­ter, elle n’existe plus depuis 1937 et était construite en pierre), la lec­ture de mes car­nets de voyages sur mon blog, et la sou­ve­nir de la lec­ture d’un livre de William Dal­rymple sur les écrits d’un moine chré­tien d’O­rient du VIè siècle, un beau livre d’art caché dans la biblio­thèque, le sou­ve­nir d’un livre lu en 2012, celui d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste, alors que je bat­tais le pavé d’Is­tan­bul, dans les quar­tiers sud de Sul­ta­nah­met, la lec­ture actuelle du Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul de Metin Ardi­ti… Voi­ci les ingré­dients de cette jour­née enso­leillée un peu fraîche, où tout m’in­vite à repar­tir. Il me semble que la der­nière fois que je suis par­ti à l’é­tran­ger, c’é­tait en 2018, et le virus du départ com­mence à four­miller. Alors oui, ça cha­touille, ça com­mence à frémir.

Avant tout, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

Après une année pour le moins com­pli­quée — je ne me plains pas, il y a des situa­tions bien pires —, tout se sta­bi­lise, tout rede­vient nor­mal, même si au fond, je sais que ce qui est per­du ne peut rede­ve­nir la normalité.

Dès lors, une nou­velle vie, un nou­veau cycle se met en place. Il faut que tout rede­vienne comme avant. Et dans le démar­rage de ce nou­veau cycle, il y a ce fré­mis­se­ment, cette envie incon­trô­lable de par­tir, cette fabri­ca­tion d’an­ti­corps contre la moro­si­té qui me contrôle.

En turc, les contes débutent tou­jours par ces mots : Bir varmış, bir yok­muş. Il était une fois, et une fois il n’é­tait pas. Ici, l’ab­sence défi­nit le pré­sent. Réa­li­té et inexis­tence sont d’une même impor­tance. Plus encore, la forme uti­li­sée pour les deux verbes, varmış et yok­muş, est celle du qu’en-dira-t-on, un temps propre à la langue turque qu’on appelle miş li geç­miş soit : « le pas­sé en miş » : il semble que… il paraît que… Plus pré­ci­sé­ment : on raconte que… La forme directe aurait été : Bir vardı, bir yok­tu. Mais ici, le sens dou­ble­ment plus trouble : il sem­ble­rait qu’il y avait une fois, et il sem­ble­rait qu’une fois il n’y avait pas. Et moi, qui vous raconte cette his­toire, je ne suis sûr de rien, pas même de mon incer­ti­tude.
Des­cartes n’est pas né à Istan­bul.
Cette coexis­tence de contraires mêlés de flou se retrouve sans cesse dans la langue. Pour « Quelles sont les nou­velles ? » on dira : Ne var, ne yok ? Soit : « Qu’y a‑t-il et que n’y a‑t-il pas ? » Pour dire de quel­qu’un qu’il a accom­pli une tâche sans y consen­tir, on use­ra de l’ex­pres­sion : Ister iste­mez. « Il le vou­lait et il ne le vou­lait pas. » Lors­qu’en fran­çais on dit : « Quoi qu’il arrive », en turc, ce sera : Ne olur, ne olmaz, soit « Quoi qu’il advienne, et quoi qu’il n’ad­vienne pas. » Enfin, si l’on est allé faire des achats, on dira qu’on a fait des alış, veriş. Lit­té­ra­le­ment, des « acquis et des ces­sions ». Des achats et des ventes.
Qu’une telle dua­li­té se retrouve si sou­vent dans la langue en dit long sur sa sub­ti­li­té, autant que sur l’in­sai­sis­sa­bi­li­té de la pen­sée qu’elle exprime.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

Trois noms pour une ville qui en contient des cen­taines. Mille visages qui tra­duisent une his­toire des plus chao­tiques, des dépla­ce­ments de popu­la­tions fré­né­tiques au fur à mesure des his­toires de domi­na­tions pour un lieu à la confluence des conti­nents, des langues, des mers. Un endroit unique au monde dont le nom vient du grec, εις την Πόλιν, eis tên Pólin, dans la ville. Tout sim­ple­ment. Dans la ville… tout est fait comme si le mot le plus impor­tant était LA ville. Il faut en fait remon­ter à l’é­poque de Byzance, avant que Constan­tin n’en fasse la deuxième Rome puis­qu’il était d’u­sage qu’on l’ap­pelle Βασιλὶς τῶν πόλεων, Basilìs tỗn póleôn, la Reine des Villes, ou plus sobre­ment ἡ Πόλις, ê Pólis, La Ville. En toute sobriété.

Il serait illu­soire de croire que la ville de Constan­tin existe encore. Constan­ti­nople appar­tient à l’his­toire, un simple frag­ment qui ne dit pas grand-chose de ce que fut la ville. Ce serait comme visi­ter Paris et ima­gi­ner y croi­ser des tan­neurs sur le bord de la Bièvre. Ce serait éga­le­ment illu­soire de croire que la ville serait encore par­se­mée d’é­glises datant d’a­vant 1453, date de la prise de la ville par les Turcs. Oh certes il est reste quelques unes, dont la plus célèbre est Sainte-Sophie, et si l’on peut encore en voir quelques unes, conver­ties en mos­quées ou non, la plu­part se trouvent à six pieds sous terre, ense­ve­lies, détruites par le feu ou le rem­ploi pour d’autres bâtiments.

Mais ce n’est pas ce qu’on vient cher­cher à Istan­bul, en tout cas pas com­plè­te­ment. On y vient pour la dou­ceur de la vie sur les rives du Bos­phore, le verre de thé accom­pa­gné de bak­la­vas à la pis­tache à la ter­rasse d’un café enso­leillé alors que le muez­zin lance son plus beau chant dans une indif­fé­rence qua­si-géné­rale, à moins que ce ne soit une contem­pla­tion pro­fonde qui ne dit pas son nom. On y vient pour ses quar­tiers enche­vê­trés, ses konak et ses yalı, ses rues qui n’ar­rêtent pas de mon­ter et par­fois de des­cendre. Mais sur­tout on vient ici pour y voir des visages et des sou­rires, pour prendre le temps de ne rien faire d’autre que de pro­fi­ter d’être là. 

En fait, on y va uni­que­ment pour man­ger un sand­wich au maque­reau grillé (balık ekmek) en buvant un Turşu suyu à Eminönü, au pied de la Yeni Camii. Le reste n’a que peu d’im­por­tance, ce n’est que du pati­nage artistique.

His­toire de sou­rire un peu, de se culti­ver et d’être hor­ri­fié par­fois, je redonne ici en lec­ture les six articles écrits d’a­près le livre d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste. Ce livre est un puits de science pour qui veut se pen­cher sur l’his­toire de Constan­ti­nople et de ses empe­reurs facé­tieux, en pleine tour­mente de la que­relle des images, entre ico­no­clastes et ico­no­doules. Un régal à lire sans modération.

Voi­là, une nou­velle aven­ture est en route. Je compte les jours avant le départ, avec beau­coup d’at­tentes, beau­coup d’en­vies, trop peut-être. J’ai com­men­cé mon car­net de voyage alors que je ne suis même pas encore sur le départ.

Déjà je me prends à rêver de man­ger des böreks sur le bord du Bos­phore, de boire un thé à la ter­rasse du café Basin, non loin de Beya­zit, de sen­tir l’o­deur du pois­son frit à Eminönü, de sucer le sucre liquide des bak­la­vas à côté de la Rus­tem Paşa Camii, fouiller dans les bacs à livres pour trou­ver de vieux corans au mar­ché aux livres, de flâ­ner par­mi les étals du mar­ché de Kadıköy, d’é­cou­ter sans rien faire d’autre le muez­zin de la Yeni Camii, de regar­der les gens mar­cher dans la rue et les vieux jouer avec leur tes­bih, et tout sim­ple­ment de lais­ser le soleil turc cares­ser ma peau en pre­nant le temps de ne rien faire.

On n’en a pas fini avec Istanbul…

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Le plus long de tous les étés. Jour­nal du confi­ne­ment IV

Le plus long de tous les étés. Jour­nal du confi­ne­ment IV

Le plus long de tous les étés

Jour­nal du confi­ne­ment IV

Ma vie est tou­jours un savant équi­libre entre ce dont je me satis­fais dans un pur exer­cice de dénue­ment et la recherche de tout ce dont je pour­rais avoir envie et dont je cherche à satis­faire le manque.

Avec le beau temps de ces der­niers jours, j’ai pas­sé mon temps au jar­din ; j’ai ins­tal­lé sur ma petite table dans le jar­din arrière mon ordi­na­teur, mes cahiers et mes sty­los à plume. J’ai tra­vaillé conscien­cieu­se­ment, par­fois plus que néces­saire, jus­qu’à l’é­pui­se­ment, ne pre­nant pas le temps de faire de pause. Ma peau s’est vite cui­vrée comme si nous étions déjà au début de l’é­té. Sur mon temps libre, j’ai pas­sé beau­coup de temps à net­toyer les mas­sifs, à tailler les plantes qui repartent de plus belle mal­gré la terre argi­leuse qui cra­quèle au soleil vif, finis­sant mes jour­nées haras­sé, le corps four­bu et las comme après l’a­mour. Mes petits chats se pré­lassent sur l’herbe tendre, tan­tôt en plein soleil, tan­tôt à l’ombre, selon l’heure de la journée.

Il ne se passe pas grand-chose, les jour­nées et les semaines finissent par s’é­gre­ner comme un cha­pe­let dont on aurait arrê­té de comp­ter les prières. Les avions passent beau­coup moins nom­breux. J’ai tout loi­sir de regar­der leur panse ven­true déco­rées aux cali­cots des com­pa­gnies habi­tuelles. Il m’a­vait sem­blé entendre que le Qatar et les Emi­rats Arabes Unis sus­pen­daient tous leurs vols pour l’Eu­rope ; ce sont pour pour­tant bien des avions de leurs com­pa­gnies que je vois arri­ver, des Boeing 777 et des Air­bus A380, mais char­gés de quoi ? De qui ? Des hommes et des femmes qui tra­vaillent ? Hier, un avion en pro­ve­nance de Sao Pau­lo a enquillé le cou­loir aérien dans le mau­vais sens et a fait demi-tour au-des­sus de chez moi. Puis je l’ai vu dis­pa­raître de mon radar… Un avion d’I­ran Air a atter­ri à CDG, un autre vient de N’D­ja­me­na, un autre encore de Nai­ro­bi. Tous les jours, quelques Rafale sillonnent le cou­loir aérien. Et sur­tout, il y a ces avions que mon radar détecte sous le nom de French Air Force, dont cer­tains n’ap­pa­raissent pas du tout sur les plans de vol. Étrange ambiance.

Les matins sont calmes. Je n’en­tends plus le bruit inces­sant des voi­tures dans les rues avoi­si­nantes. Il ne reste que le chant des oiseaux, le pépie­ment des mésanges à tête noire et le jacas­se­ment des pies qui se font de plus en plus rares. Le soir venu, on entend à nou­veau les chouettes ulu­ler dans les grands arbres du parc du châ­teau. Et la vie passe dou­ce­ment, comme au soir d’une éter­ni­té qui s’éteint.

Je ne sors presque plus ; c’est le but du confi­ne­ment. Le soleil caresse mes pieds nus sur l’herbe pen­dant que je lis les der­nières pages du livre de Xavier Brau de Saint-Pol Lias sur Phnom Penh ; l’homme n’é­tait assu­ré­ment pas un écri­vain, un simple rap­por­teur d’une période qui a som­bré depuis bien long­temps dans l’oubli.

Alors… Je me mets à rêver au plus long de tous les étés… Celui qui advien­dra. Celui dont per­sonne n’a encore idée du temps qu’il durera.

Pho­to by Alexan­der on Uns­plash

Le soir, Phnom Pehn est très ani­mée, mais d’une ani­ma­tion joyeuse, tout à fait ras­su­rante. J’en par­cours toutes les rues à la tom­bée de la nuit, au milieu des déto­na­tions conti­nuelles et de nuages de fumée. Mais ces déto­na­tions sont celles des pétards chi­nois, tou­jours ! et cette fumée vient des mor­ceaux de papiers dorés qu’on brûle aux ancêtres, sur le seuil des mai­sons, pour leur offrir les vête­ments, les usten­siles, les meubles et même les pièces de mon­naie dont ces papiers portent l’i­mage. Tous les Chi­nois et Anna­mites que je ren­contre ont un air de fête, dans leurs beaux vête­ments de soie aux cou­leurs vives, sous l’illu­mi­na­tion des grandes lan­ternes de papiers enlu­mi­nés, qui éclairent tous les soirs le devant des mai­sons, mais que l’on a mul­ti­pliées à l’oc­ca­sion du Têt. C’est une popu­la­tion gaie, à l’air affable, de l’as­pect le plus paci­fique. Par­tout, l’au­tel des ancêtres, que l’on aper­çoit de la rue dans l’in­té­rieur des mai­sons, est paré, éclai­ré.  De somp­tueux repas com­po­sés de riz, de pou­lets, de canards, de pâtis­se­ries variées et d’une mul­ti­tude de petits bols conte­nant les mets de la cui­sine chi­noise, s’é­talent sur les devan­tures, héris­sés de petits cierges qui brûlent ou qui fument, en l’hon­neur des aïeux : les trot­toirs même sur la rue en sont bor­dés, et les pétards éclatent de toute part, sou­le­vant la pous­sière rouge qui rem­place ici la pavé.
Nous pou­vons dor­mir tranquilles.

Xavier Brau de Saint-Pol Lias, Phnom Penh
2013, Magel­lan & Cie

Mes nuits sont douces, la fenêtre ouverte, pour sen­tir l’air du dehors entrer dans la chambre comme si chaque matin était le pre­mier du monde. Blot­ti sous ma couette, j’é­coute au matin les oiseaux enchan­ter l’air silencieux.

Mes nuits sont pleines de rêves étranges, de rêves de loin­tains au soleil cares­sant ma peau, des rêves éro­tiques par­fois où le plai­sir des corps se mêlent à des his­toires impro­bables. Elles sont aus­si pleines de carac­tères chi­nois (汉字) que je viens d’ap­prendre. La seule chose un peu ori­gi­nale que j’au­rais fait pen­dant ces semaines aura été de suivre un cours à dis­tance de chi­nois dis­pen­sé par Langues O et dans lequel je me suis lan­cé à corps per­du. Le soir, je me badi­geonne d’un onguent aux plantes et au camphre dont je ne connais pas le nom ; tout y est ins­crit en thaï et en chi­nois. J’aime la sen­sa­tion de fraî­cheur qu’il me pro­cure et l’o­deur à la fois médi­ci­nale et fleu­rie que l’on peut sen­tir dans les phar­ma­cies chi­noises de l’a­ve­nue Chak­kra­phet, entre le quar­tier chi­nois et le quar­tier sikh de Bang­kok. Je ne sais même plus où je l’ai ache­té. Peut-être à Chiang Mai.

Voi­là que j’ai com­men­cé mon voyage durant le plus long de tous les étés. Les voyages pas­sés me servent de sub­strat à tout nou­veau voyage. Les sou­ve­nirs accu­mu­lés, dont je n’ai pas encore démê­lé tout l’é­che­veau me rap­pellent à quel point je suis par­ti loin de chez moi et com­bien j’y étais bien. Rien ne me man­quait, ni le confort de mon habi­tat, ni la nour­ri­ture de mon pays, et encore moins le cli­mat revêche et encore empreint des sai­sons de Paris. Je rêve à pré­sent à de nou­velles des­ti­na­tions, d’un long été où le soleil ne fini­rait jamais de briller, mis à part peut-être durant une grosse averse tro­pi­cale qui ne lais­se­rait der­rière que des flaques et l’o­deur âcre de la terre. Trois mois loin de chez moi, lorsque j’au­rais accu­mu­lé suf­fi­sam­ment pour ce qui sera cer­tai­ne­ment le voyage de ma vie. Quitte à par­tir, autant par­tir longtemps.

Le plus long de tous les étés sera asia­tique, à n’en pas dou­ter. Seule l’A­sie porte en elle tous les charmes qui consti­tuent l’es­sence de mes rêves. Ce conti­nent com­mence sur la rive orien­tale d’Is­tan­bul, au débar­ca­dère d’Üskü­dar où arrivent les vapurs pro­ve­nant d’E­minönü, qui se trouve en Europe. Il se ter­mine sous l’é­qua­teur, au large de la mer des Célèbes (Sula­we­si), en Indo­né­sie, et peut-être encore plus loin, à l’est, jus­qu’à la mer des Salo­mon et peut-être aus­si jus­qu’à l’ex­tré­mi­té nord de l’île de Sap­po­ro. Aujourd’­hui, je ne sais pas encore à quoi res­sem­ble­ra ma géo­gra­phie de l’A­sie au moment du plus long de tous les étés.

Rien ne vient bous­cu­ler ma tran­quilli­té, tout est incroya­ble­ment calme. Les sou­ve­nirs me reviennent, je tente de recol­ler les mor­ceaux, chaque ins­tant de latence m’est dou­ce­ment rem­pli de ces lieux qui ont fait ma joie. Il est peut-être temps pour moi de retrou­ver toutes ces pho­tos épar­pillées, tous ces car­nets que j’ai rem­plis de mon écri­ture en lettres capi­tales et sur les­quels j’ai fixé pour l’é­ter­ni­té des ambiances et des ren­contres sublimes. Tan­dis que je som­no­lais dans mon lit à la tom­bée de la nuit, hier soir, je ten­tais de goû­ter à nou­veau l’air d’Ayut­thaya, dans ce petit hôtel tran­quille du quar­tier musul­man, à deux pas de la Chao Phraya par­cou­rue par les bateaux qui char­rient des tonnes de sable, empes­tant l’air de leur die­sel souf­fre­teux et de leur longue lita­nie de moteur rouillé.

Je me rends compte à quel point je n’ai plus rien écrit sur mes der­niers voyages. J’ai fina­le­ment assez peu écrit sur mon der­nier voyage en Tur­quie à l’o­rée des der­niers évé­ne­ments de Gezi, mais aus­si sur mes dif­fé­rents voyages en Thaï­lande, à Ayut­thaya, à Sukho­thaï, à Pet­cha­bu­ri, à Chiang Mai, dans les petites rues de Bang­kok où l’on ne croise que des vieux qui me regar­daient pas­ser avec cir­cons­pec­tion, parce que disons-le clai­re­ment, je n’a­vais rien à foutre là…

Peut-être me suis-je beau­coup lais­sé por­té par le fait de juste sen­tir, humer l’air, sen­tir l’am­biance des quar­tiers où per­sonne ne va, cher­chant par tous les moyens les endroits qui n’ont aucun attrait tou­ris­tique, les petits mar­chés étouf­fants où les cafards courent par­tout sur le sol, où les odeurs d’é­pices côtoient celles, beau­coup moins agréables, du pois­son à la fraî­cheur dou­teuse et des étals de vis­cères de porc dont je me demande encore ce qu’on peut bien cui­si­ner avec. Et plu­tôt que de noter scru­pu­leu­se­ment tous les endroits où je suis pas­sé, où je me suis arrê­té pour rien, juste pour regar­der ce qui se pas­sait, je me suis lais­sé por­ter par l’air du temps, un temps sans montre, sans contrainte. C’est peut-être ça le voyage. Sor­tir les lieux où l’on croise que des tou­ristes, où rien n’est extra­or­di­naire, pas de temples gran­dioses, pas de vieilles pierres dont on ne peut décryp­ter le sens et l’his­toire que grâce aux notices des guides. Tra­quer le petit res­tau­rant fami­lial où les enfants dorment sur les ban­quettes lors­qu’ils ne jouent pas à la Plays­ta­tion ins­tal­lée sur la télé accro­chée au mur. On y cui­sine à la demande, les pro­duits frais sont ache­tés au mar­ché du coin, voire à l’é­pi­ce­rie d’à côté lorsque les clients ont pas­sé com­mande. Je me sou­vien­drai tou­jours ce petit vieux chez qui j’ai man­gé une çoban sala­ta sur une petite place de Kaş et qui une fois qu’il avait reçu ma com­mande m’a lais­sé seul à la table de son res­tau­rant en plein air pour aller cher­cher tomates et concombre au pri­meur de l’autre côté de la rue. 

Peut-être ai-je tout sim­ple­ment vécu mes vacances en me lais­sant désar­mer plu­tôt qu’à ten­ter d’être un tou­riste comme les autres. Prendre un taxi à la jour­née, un de ces tuk-tuk qu’on appelle sky­lab à Ayut­thaya, deman­der au chauf­feur de m’emmener au mar­ché pour ache­ter un balai, lui deman­der de s’ar­rê­ter pour ache­ter des fraises au piment sur un étal (abso­lu­ment insi­pides), de lui pro­po­ser de par­ta­ger des bro­chettes de pou­let et un bol de nouilles à la même table (incom­pré­hen­sible pour lui), d’al­ler voir ce temple en dehors de la ville (où per­sonne n’a jamais dû lui souf­fler l’i­dée qu’on pour­rait s’y inté­res­ser), de s’ar­rê­ter pour ache­ter sur le bord de la route des usten­siles de cui­sine (des cou­teaux mais aus­si des cuillers en bois, en bam­bou), lui deman­der de me rame­ner au temple (hein ?) parce qu’en face il y a un petit res­tau­rant (un boui-boui sans tou­ristes) de nouilles au pou­let et au concombre amer que je connais et je ne man­ge­rai nulle part ailleurs (hein ?), voir dans ses yeux l’é­ton­ne­ment, la sur­prise, la satis­fac­tion et l’é­ba­his­se­ment, et finir par retour­ner à l’hô­tel après avoir man­gé un Roti Sai Mai au sucre filé sur le bord de la route (un énième arrêt)… Nous nous sommes quit­tés sur le par­king de l’hô­tel et il me semble, peut-être me trom­pé-je, qu’en plus d’a­voir illu­mi­né ma jour­née, j’ai bien dû rendre la sienne un peu plus ori­gi­nale que les autres. Son regard et son sou­rire, lors­qu’il a fait demi-tour et qu’il m’a fait signe de la main, ne m’ont lais­sé que cette impres­sion. Je crois qu’il a dû me prendre pour un fou, un illu­mi­né, mais au final, ce petit homme éden­té aux vête­ments déchi­rés a dû me trou­ver bien sym­pa­thique. Un peu fou, mais sym­pa­thique. Car je suis un peu fou. Mais sym­pa­thique. Mais un peu fou.

Je suis un peu fou. Et j’é­tais un peu moins fier quand à Istan­bul, au pied du bazar égyp­tien, je me suis fait suivre par une troupe de gitans allu­més à je ne sais quelle drogue, à la peau brune et aux yeux blancs dans le soir tom­bant, et que j’ai réus­si à semer en pre­nant mes jambes à mon cou.

Un peu de nos­tal­gie, oui, mais com­ment faire autre­ment que d’être nos­tal­gique après avoir vécu, il me semble, plus d’une vie en une seule, chaque voyage comp­tant pour une vie à part entière, chaque per­sonnne ren­con­trée étant aus­si pleine de vie que des cen­taines d’êtres humains, tout est décu­plé, trans­for­mé, magni­fié. Un Chi­nois, sur les bords d’une pis­cine sans âme de l’hô­tel Trang de Bang­kok, tan­dis que son ami était qua­si­ment en train de se noyer, me deman­dait com­ment c’é­tait de vivre en France. Il venait de Shan­ghaï, tra­vaillait dans les assu­rances et se fai­sait appe­ler Mickaël… C’est le seul à avoir pris de mes nou­velles par mail tan­dis que des tarés étaient en train de ter­ras­ser de pauves inno­cents le soir du mas­sacre du Bata­clan. Etrange, non ? Un couple de Chi­nois, lui, mus­clé, façon nou­veau riche,  les che­veux noirs de jais lus­trés, elle, apprê­tée comme pour un soir de bal, robe ajus­tée et cha­peau pen­ché sur la tête, ils se sont per­dus sur la rive droite de Bang­kok, au pied du Wat Arun qui vient de fer­mer, pas cer­tain qu’il y ait encore des vedettes qui retournent vers le sud de la Chao Phraya ; il parle un anglais approxi­ma­tif et me demande à quelle heure passe la pro­chaine navette… Je n’en sais rien et je m’en fous, il y a tou­jours un moyen de retrou­ver son che­min. Pen­dant ce temps, une grosse averse nous rince, et le seul abri pos­sible est une petite gué­rite sous laquelle nous nous abri­tons. Sa femme, très cer­tai­ne­ment récem­ment mariée, ne pipe pas un mot d’an­glais et sent bon le jas­min. Pas un seul ins­tant elle n’ose por­ter le regard sur moi. Tant pis. Elle sent bon quand-même. Une peau dia­phane, des che­veux lisses, des yeux éva­nes­cents qui ne se fixent sur rien d’autre que son mari qu’elle semble aimer comme rien d’autre. Aucun inté­rêt. J’ai fini par lui indi­quer la bonne navette à prendre, en lui don­nant le nombre d’ar­rêts pour qu’il puisse se rendre là où il vou­lait aller. Je suis deve­nu son meilleur ami l’es­pace d’un ins­tant ; je le ras­su­rai et le sau­vai, lui et sa femme, de la per­di­tion assu­rée. Comme je le disais, on peut tou­jours trou­ver faci­le­ment trou­ver son che­min à Bang­kok et à défaut, un taxi sau­ra for­cé­ment vous dépan­ner, si tant est qu’il veuille bien enclen­cher le meter avant de com­men­cer la course. Il ne savait plus com­ment me remer­cier tan­dis que le Chao Phraya Express accos­tait au pon­ton. Tout ce qui m’in­té­res­sait était de sen­tir l’air satu­ré d’hu­mi­di­té ; j’au­rais bien fini par ren­trer. Ce soir là, je suis retour­né à l’hô­tel en pas­sant par Saphan Tak­sin ; j’ai bien dû attendre la navette flu­viale pen­dant vingt-cinq minutes sur le quai, à moi­tié endor­mi, avant de retrou­ver la ter­rasse du res­tau­rant de l’hô­tel où je me suis saou­lé d’œufs cen­te­naires, de gam­bas grillées, de Char­don­nay et de Maï Taï (on fait ce qu’on peut…).

Une pho­to volée. Sur la navette flu­viale. Une belle femme japo­naise au visage acé­ré, un cha­peau de paille vis­sé sur ses che­veux raides et noirs comme le char­bon, des yeux per­çants qui fuient mon regard tan­dis qu’elle s’é­loigne sur le pon­ton de Saphan Tak­sin ; je ne la rever­rai plus jamais. Son visage res­te­ra impri­mé sur la pellicule.

Les mous­tiques sont légions et me picorent à l’en­vi alors que la nuit est tom­bée depuis long­temps et que la fraî­cheur des ténèbres d’une fin de mois d’a­vril ne per­met plus de lais­ser les fenêtres ouvertes si tard. Les huiles Siang m’ap­portent récon­fort, comme aux soirs sur les bords de la rivière Yom à Sukho­thaï où même les plus redou­tables remèdes pour contrer les pîqûres ne pou­vaient rien contre ces redou­tables bêtes qui sucent le sang jus­qu’à satié­té, à tel point qu’aux der­nières heures de la jour­née, il était presque impos­sible de pro­fi­ter de la ter­rasse de la chambre pour y boire une Singha.

Nous sommes le 26 avril. Je suis sur ma ter­rasse, plein soleil du matin, un soleil encore un peu timide, le café presque tiède et il n’y a que les oiseaux qui accom­pagnent ma tran­quilli­té. Deux moi­neaux se répondent de leurs trilles à tra­vers quelques jar­dins, tan­dis que les pigeons rou­coulent pour se séduire dans le grand mar­ron­nier et les mésanges picorent les graines comme des voleuses. L’air sent bon la rosée, la terre encore fraiche et les fleurs de lilas qui n’ar­rêtent pas de fleurir.

Il est temps pour moi de reprendre l’é­cri­ture de ces beaux voyages, sans quoi le plus long de tous les étés risque d’ar­ri­ver avant même que je n’ai eu le temps de rou­vrir un carnet.

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