Carnets de campagne #2
Carnets de campagne #2
Carnets de campagne #2
La Turquie est déjà loin. J’ai laissé derrière moi Istanbul, ses mosquées et ses église, la côte sud et ses miracles, la Cappadoce avec ses abricots juteux et la terre jaune qui s’est infiltrée sous ma peau. Depuis quelques mois déjà. Un mois passé en Turquie, en plein mois de Ramadan, c’est quelque chose qui laisse des traces. Mais il fallait que j’y retourne, m’abandonner encore sur des pistes que je n’avais pas parcourues, me repaître d’une terre désormais familière et hospitalière.
Mais d’abord, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance, avec Kudsi Ergüner, virtuose du ney, cet étrange instrument au col évasé qui se joue en soufflant dedans en biseau.
Cette fois-ci, j’atterris à Kayseri, préfecture de la province du même nom et capitale économique de la Cappadoce, grosse ville de 1,35 millions d’habitants, sans charme mais pas sans histoire puisqu’on la retrouve sous l’antique nom chrétien de Césarée, dont elle a tiré son nom turc moderne. La dernière fois que je suis venu en Cappadoce, j’étais arrivé de nuit par Nevşehir après un trajet pour le moins picaresque. Dans l’avion, j’ai tout de même réussi à renverser mon thé sur mon pantalon. Lorsque l’avion descend, il fait un soleil splendide sur la partie européenne d’Istanbul, sur un paysage de champs cultivés et de lacs, où de temps en temps, émerge les minarets élancés des mosquées qui, toutes, ont été construites selon la tradition initiée par Mimar Sinan.
Je ne foulerais pas la terre d’Istanbul tout de suite. J’attends mon transfert vers Kayseri Erkilet Havalimanı (ASR) en sirotant une limonata, fraîche et acide et un café turc, dans le grand hall du terminal 3 d’Atatürk. L’avion qui repart vers l’est s’appelle Afyonkarahisar, petite ville à mi-chemin entre Konya et Izmir. Dehors il fait 23°C et une fois installé dans l’avion, je note le prénom des hôtesses de la compagnie Turkish Airlines ; elles portent des prénoms qui laissent rêveur : Bunu, Akmaral… Je bois mon premier Ayran au-dessus des vallons arrondis de l’Anatolie…
L’avion descend sur une plaine arrosée par la pluie ; la Cappadoce m’accueille sous une pluie fine qui n’est pas sans me rappeler la Bretagne, ce qui a le don de me rendre morose. A l’aéroport, je rejoins le comptoir qui va me permettre d’enlever ma voiture de location. Le type m’emmène chercher la voiture, c’est une grosse Ford Mondeo à boîte automatique. Vu que je ne sais pas conduire ce genre de véhicule j’insiste pour qu’il me cède une boîte manuelle, ce qui le surprend passablement, il ne doit pas être habitué à tomber sur ce genre de personnes. Et tout ceci se passe dans le vent frais d’un trou perdu de Turquie, au pied de l’Erciyes (du grec argyros qui signifie argent), montagne isolée comme un téton dans la plaine, au toit de neige culminant à 3916 mètres et qui se perd dans les nuages sombres chargés de pluie.
Une fois la voiture en main, je file vers Çavuşin où m’attend ma chambre d’hôtel. Le paysage n’est pas vraiment gai sous ce ciel de plomb. Ce ne sont que des campagnes sans charme, une longue succession de villages inhospitaliers, d’usines en bord de route, de stations-service et de camions chargés à ras-bord. Tout le charme d’une autoroute.
Le type qui me reçoit à l’hôtel parle un français impeccable et m’emmène dans une chambre basse de plafond, entièrement creusée dans le grès de la montagne ; ce qui m’interpelle immédiatement, c’est la présence d’un poêle à pétrole et l’incroyable humidité de la pièce. Je ne me trompe pas, les draps sont trempés… Je prends juste le temps de déposer ma valise et salue un type qui me demande si tout va bien. C’est la réplique exacte de Joseph Kessel, un homme à la face burinée qui se serait perdu dans ce trou de Cappadoce.
En 5 minutes de route, je suis à Göreme où je mange des mezze, une brochette de poulet et un ayran. La ville semble désertée alors que j’ai eu du mal à trouver une chambre d’hôtel… C’est incompréhensible.
A l’heure qu’il est, tout ce qui m’importe, c’est d’être ici à nouveau, c’est comme si je me retrouvais chez moi alors qu’au fond, il me semble que je ne connais rien, que je n’ai aucune idée de ce qui m’attend, que je ne sais pas tous les secrets et toutes les aventures, je ne sais rien du tout, mais tout me semble familier, comme si on m’attendait, ou comme si moi j’attendais quelque chose. Je profite de mon repas, un peu exténué par les milliers de kilomètres de cette journée, l’avion, deux fois, plus de 80km en voiture, l’impression de bouffer de la route en tirant sur la corde pour arriver là où on a envie d’être… Demain, je serai sur les routes pour comprendre ce que je fais là.
Au petit matin, il est 4h00, je n’arrive plus à dormir, mais je me force à rester au lit, dans des draps trempés et au beau milieu du gravier tombé du plafond. Si je reste ici, je vais finir par tomber malade. Malgré le charme de l’hôtel, j’ai l’impression de me retrouver à la campagne, dans des draps de coton grossier que le maigre poêle n’arrive pas à sécher. Je transpire malgré l’atmosphère insupportable. La pierre est si froide par terre que j’en ai mal aux pieds et la douche glacée ne fait rien pour me mettre de bonne humeur. J’ai l’impression d’avoir dormi dans une grotte et sortir au soleil est presque une torture. Étrange lieu.
Après un petit déjeuner pris sur le pouce, je file d’ici, presque malgré moi et je me rends à Avanos où je vais rendre visite à Mehmet Körükçü, le potier qui parle un peu français, dans sa grotte lui aussi, là où il passe ses journées les mains dans la terre à tourner. Il est rayonnant comme la dernière fois que je l’ai vu et semble surpris de me revoir. Passé la surprise, il me prend dans ses bras et me tape dans le dos en proférant de longues rangées de “Selam !” qu’il n’arrive plus à contenir. “Arkadaşım ! Arkadaşım !” (mon ami, mon ami !). Les larmes lui montent aux yeux et je suis tout autant surpris que lui de voir à quel point il est heureux de me revoir. Une vraie bonne surprise pour tous les deux.
Après m’avoir offert une tasse de thé qu’il fait chauffer sur son petit réchaud électrique, il se remet au travail et me laisse le prendre en photo, toujours souriant avec ses dents du bonheur et ses yeux légèrement bridés. Je le laisse un peu tandis que des touristes viennent visiter sa boutique et je vais me promener dans la ville pour revoir ces vieilles maisons grecques qui tombent en ruine entre les grands konak flambant neufs. Le soleil est revenu et je profite de ces quelques instants pour retrouver la douceur des jours que j’ai passés ici l’été dernier. Une belle mosquée aux murs épais reste impénétrable, impossible d’y entrer. Pendant ce temps, l’ezan (appel à la prière) retentit entre les murs de la petite ville. On dit que les plus beaux chants d’appel à la prière peuvent s’entendre en Turquie ; ce n’est pas qu’une légende. Je retourne voir Mehmet et nous buvons encore et encore du thé noir. Il semble préoccupé, se plaint du dos, lui, me dit que ce sont ses poumons, il tousse beaucoup…
Il me demande de l’attendre là, pendant que lui s’enfuit sur sa moto sans casque avec ses sandales pleines de terre aux pieds. Je l’attends sous un acacia en fleurs, à l’ombre duquel je m’endors presque en écoutant les bruits de la rue, en caressant une énorme chat débonnaire. Mehmet revient avec un petit paquet duquel il sort un sachet d’aluminium, qu’il déroule, encore et encore et dont il sort de la viande séchée découpée en fine lamelles et à la couleur rouge safranée. Il m’explique que c’est une spécialité d’ici, le Pastırma. Je ne connaissais absolument pas. Il m’explique que c’est lui qui le fait avec de la viande de bœuf qu’il fait sécher à l’air et qu’il frotte avec un mélange d’épices fait d’ail, de piment, du cumin et de paprika. Il me parle aussi d’une épice dont il ne connaît pas le nom français, il dit çemen, çemen… en cherchant sur mon petit dictionnaire, je m’aperçois que c’est en réalité du fenugrec. Je ne suis pas plus avancé, car je ne sais pas ce que c’est non plus. La viande est délicieuse et nous la mangeons en riant. Il me confie le paquet en me disant que le reste est pour moi. Et il se remet au travail tandis que je bois du thé et somnole en le regardant tourner. Il me présente ses fils ; le plus jeune, Oğuz travaille avec lui et ouvrage les poteries avec une petite lame. Ömer, lui, n’aime pas la terre, il fait des études mais profite de ses vacances pour aider son père à l’atelier.
Il est temps pour moi de le laisser travailler et de partir battre la campagne. J’ai repéré un petit monastère abandonné sur la route d’Özkonak, portant le nom de Behla Kilise. Le temps tourne au vinaigre ; au loin je peux voir la campagne changer de couleur, et des colonnes d’eau se déverser par endroits. Le ciel devient noir et ne laisse que peu d’espoir de se lever. La route est défoncée et je commence à solliciter les suspensions de la Ford qui ne bronche pas, elle monte sévèrement après une portion de route où l’on trouve des usines de fabrication de briques rouges, façonnées avec la terre des environs, que le fleuve Kızılırmak (fleuve rouge en turc) continue de charrier dans la vallée. La vue est superbe sur la vallée où l’orage commence à zébrer l’horizon. Je finis par trouver le monastère en contrebas de la route. C’est un monastère aux grandes arches de pierre. La hauteur sous plafond est impressionnante pour un bâtiment de cette époque (entre le Vè et le XIIè siècle) et les murs sont encore recouverts de suie. Sur le côté, une voûte s’est écroulée et laisse voir un grand espace découvert. Un type m’accoste et me parle dans un français balbutiant, mêlé de turc ; il me dit s’appeler Serkan et je ne sais pas pourquoi, mais ça sent le margoulin. Bref, il me fait la visite du bâtiment et me dit que le monastère a servi d’asile psychiatrique pendant de longues années. Sa présence me dérange, j’aurais préféré visiter seul, d’autant que les indications qu’il me donne ne sont d’aucune utilité. Il m’offre une tasse de thé et je tente de m’en débarrasser en lui filant un billet de 20TL, ce qui est déjà beaucoup, mais l’effronté me réclame plus. Je l’envoie balader en lui rendant son verre de thé.
De l’autre côté, le paysage est verdoyant et s’étend au pied de ce qui ressemble au lit d’une petite rivière. Je crois bien qu’à part le Kızılırmak et le lac artificiel de Bayramhacı, je n’ai jamais vu de cours d’eau dans cette région. Même un peu vallonné, le paysage offre un bel horizon et je peux constater que le temps ne s’arrange pas vraiment.
Je reprends la route en prenant le chemin de Paşabağ que j’ai visité l’été dernier et je me rends compte que la vallée de Zelve, que je connais pas encore n’est pas si éloignée que ça. Mais il est tard à présent et ce sera pour un autre jour. En rebroussant chemin, je trouve également le chemin de la bağlı dere, la vallée blanche, dont m’avait parlé Abdullah au Karlık Evi, et que j’ai bien réussi à voir depuis mon vol en montgolfière. Je retiens l’endroit pour y revenir et je file sur Göreme pour me boire une bière en terrasse. L’orage est passé au large. Je dîne au restaurant Özlem où j’étais déjà venu manger un testi kebab brûlant dans son vase en terre. La serveuse s’appelle Bişra, elle est jeune, radieuse, mais s’approche de moi alors que j’essaie de baragouiner en turc et me demande avec son petit air effronté si elle peut être prise en photo avec moi, ce que j’accepte volontiers. Je peux sentir le parfum de ses cheveux qu’elle a coiffés dans une queue de cheval sur le côté. Je lui commande un bardak şarap, un verre de vin rouge à la cerise, avant de reprendre ma route alors que la nuit est en train de tomber.
Lorsque je m’arrête devant le Karlık Evi, j’ai dans l’idée de me prendre une chambre qui me permettrait de fuir l’hôtel de Çavuşin et sa grotte humide. Bukem et Fatoş se souviennent de moi, elles ont l’air heureuses de voir que j’ai retrouvé le chemin de leur hôtel et me retrouver ici me remplit de souvenirs. Pas de chambre pour ce soir, l’hôtel est plein d’Indiens dont elles se plaignent car ils sont bruyants et passablement méprisants, mais pour demain soir, aucun problème. Je vais même pouvoir dormir à nouveau dans la grande chambre orange dans laquelle j’avais déjà dormi cet été, celle qui a deux balcons donnant sur la vallée. Elles m’offrent un verre de thé et nous parlons en anglais pour évoquer Abdullah qui n’est pas là en ce moment, ces instants précieux où il m’offrait des abricots secs avant de partir en randonnée et des tranches de pastèque lorsque je revenais tard le soir.
Dans mes draps humides, je me prends à rêver de venir habiter ici, auprès de ces gens si chaleureux, dans ces montagnes creusées par la pluie et j’imagine que cette Turquie-là, tout au long de l’hiver, est recouverte par les neiges. Les chrétiens qui sont venus sur ces terres pour fuir les persécutions n’ont pas choisi les lieux les plus hospitaliers en ce qui concerne le climat. Et dire que cette Turquie-là, si l’on remonte six cents ans en arrière, était encore la Grèce…
Voyage effectué en 2013. Voir les 68 photos sur Flickr.
Il n’y a pas vraiment de hasards, il n’y a que des correspondances. Et de correspondance, cette fois-ci, il est question dans le dernier livre de Sébastien de Courtois, Lettres du Bosphore. Pour avoir déjà lu et parlé de son livre, aux mêmes éditions (Le Passeur), Un thé à Istanbul, je m’attendais avec ce titre à une nouvelle ode de l’auteur à sa ville de cœur, à la ville dans laquelle il vit depuis des années, et où il raconte ses rencontres sur fond de foi religieuse, d’amour de l’autre et peut-être aussi d’amour tout court… Si les thèmes sont les mêmes, cette correspondance est cette fois-ci plutôt un échange entre lui et sa ville, et plus globalement la Turquie qu’il est en train de voir changer sous ses fenêtres qui donnent sur la ville.
Le livre n’est pas encore sorti qu’on me propose de le lire, chose que je ne saurais refuser. Je m’impatiente, je guette ma boîte aux lettres dans laquelle je finis par recevoir un pli rembourré de papier bulle. Le livre est là, sur ma table de salon, à côté des premiers brins de muguets que j’ai jetés dans un petit vase. Hasard du calendrier — est-ce vraiment un hasard ? — le livre qui vient d’arriver correspond à une autre date. Nous sommes le 17 avril. Déjà, le matin, je me réveille un peu étourdi, furieux, triste, mal à l’aise. La Turquie (enfin, seulement 51%) vient de voter les pleins pouvoirs au chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdoğan, le 16 avril, c’est encore tout frais. Étrangement, un livre qui est sur le point de sortir en librairie ne peut en aucun cas parler de l’actualité immédiate, ce serait inquiétant, et c’est pourtant de cela dont il est question. Pas de l’événement en lui-même, mais l’observation de l’intérieur de la lente et inexorable chute d’un pays. Encore une fois, les Lettres du Bosphore de Courtois ne sont pas une réquisitoire, elles gardent la prudence de l’observateur dans un monde qui a sérieusement besoin qu’on lui accorde l’attention du sentiment objectif et le froideur d’un regard sans concession. Et également la douceur parfois amère de l’affect. On n’est jamais autant touché que lorsque ce que l’on aime profondément prend une tournure acide et dire que de Courtois aime la Turquie est un doux euphémisme. Ce n’est pas un amour de touriste, ni un amour patrimonial, encore moins un amour folklorique, mais un amour profond, pour son peuple, sa culture, ce qu’il remue au tréfonds de la chair, même lorsqu’il est teinté de hüzün…
Premier chapitre, l’opium du peuple, 6 novembre 2015, le décor est planté. La situation politique est inquiétante. Pour celui qui regarde des deux côtés de la lorgnette, les frissons parcourent l’échine. On pourrait se contenter d’écouter les médias, mais lorsque le cri de détresse provient de l’intérieur et qu’on a la possibilité d’y voir plus clair par soi-même, on ne peut faire autrement que de se cacher le visage dans les mains, de peur, d’incompréhension, de tristesse teintée de colère.
J’ai du mal à lire le livre d’une traite. Si Un thé à Istanbul était un livre plutôt enthousiaste et amoureux, les Lettres du Bosphore sont animées d’une rage sourde. Au même moment, le calendrier électoral en France se précise. Je me rends vers la mairie de ma ville en ce dimanche 23 avril pour le premier tour des présidentielles. Il fait beau même si la fraîcheur est encore bien présente. Je ne peux m’empêcher de penser à mes amis restés en Turquie qui ont fait le même geste une semaine auparavant, dans d’autres circonstances, mais eux y sont allés la peur au ventre, le regard inquiet. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il ne faudrait finalement pas grand-chose pour que les choses basculent du mauvais côté. Jusqu’à 20 heures, je traîne dans mon jardin, feignant de d’arracher les pissenlits et le plantain qui commencent à pousser dans les massifs, arrosant les hortensias qui ont déjà soif. Il n’a pas beaucoup plu. 19h59, je me pose devant la télé pour voir apparaître les deux visages. On y est. L’horreur est à portée de main. Qui a fait ça ? Qui a fait en sorte qu’on en arrive là ? Mon regard se tourne vers Istanbul. Tout est si facile. Je pense à ces simples mots… « élu par le peuple »… oui ! Mais par quelle conscience ? A quel point peut-on avoir le regard embrumé pour se tourner vers de telles extrémités ? Viktor Orbán a été élu par le peuple, Vladimir Poutine aussi, Islam Karimov de même, Hugo Chávez, Charles de Gaulle aussi (ce qui ne l’a pas empêché de dire des saloperies sur les Algériens, ce qui ne l’a pas empêché de faire des saloperies et de se comporter comme un dictateur avant de se faire mettre à la porte par le même peuple qui l’avait élu…). Tout se brouille en moi, je me dis qu’il vaudrait mieux que je retourne à mes lectures.
En septembre 2015, je lisais le livre magistral de William Dalrymple, Dans l’ombre de Byzance. Formidable plongée dans les histoires inconnues des Chrétiens d’Orient et de leur place dans le monde moderne. Loin de faire du prosélytisme, loin de me préoccuper du sort des croyants, de quelle confession qu’ils soient, je m’inquiète toujours du sort de ceux qui sont pourchassés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils espèrent. Le souvenir de ce livre me rend encore plus amer au souvenir des manigances d’un état pour effacer les traces gênantes dans l’optique de la construction d’un nouveau récit national. Je ne m’y attarde pas, il suffit de retourner dans ces pages pour comprendre ce qui se passe et qui ne se dit pas.
Je parlais de lucidité plus haut. De Courtois fait le même constat, lui qui était à Istanbul le jour où des touristes ont été assassinés dans l’attentat de Sultanahmet :
Le conflit s’annonce féroce. Alors qu’il y a moins de dix ans, à l’est, les choses se passaient plutôt bien : la Turquie et la Syrie avait supprimé les visas, les bourgeois d’Alep venaient faire leurs courses à Gaziantep, Bachar al-Assad était le « frère » de Recep Tayyip Erdoğan, et le gouvernement turc entamait un processus de paix avec les Kurdes. Il était même question de réouvrir la frontière turco-arménienne ! Erdoğan aurait pu rester dans l’histoire pour de bonnes choses, mais en quelques années, c’est le contraire qui s’est passé. Radicalement. D’une politique de « zéro problème avec ses voisins », le pays est allé dans la direction inverse en s’impliquant dès 2011 dans la guerre civile syrienne. Le refoulé est revenu au grand galop avec des diatribes nationalistes d’un autre temps. Aux ordres, les médias continuent de relayer la propagande officielle, celle d’une vaste théorie du complot faisant de la Turquie un pays assiégé, ce qui relève du pur fantasme. A Istanbul, l’attentat de mardi n’était qu’un rappel de ce déni, une preuve flagrante qu’il ne s’agit pas d’être seulement optimiste ou pessimiste, mais le besoin d’une indispensable lucidité.
Entre deux tours. Le pays se déchire pour savoir s’il faut s’abstenir, voter blanc, prendre parti, ne pas prendre parti. C’est un vaste chantier, je ne reconnais plus mon pays. A l’instar de ces étiquettes collées sur les paquets de cigarettes, on pourrait presque coller sur les affiches électorales : Se cultiver nuit gravement à l’ignorance… C’est ce que j’ai en tête lorsque j’entends des gens de mon pays dire que les Arabes sont une sous-race, que les Musulmans ne sont pas comme nous, que l’immigration est le cancer de notre société. Il y a des terroristes partout !!! Sentir la peur s’insinuer sous les moindres replis de sa chair, quelle jouissance pour ceux qui l’instillent !!! L’histoire se répète, nous sommes en train de sombrer alors qu’il était si facile de faire en sorte que tout se passe bien.
Comme le dit de Courtois, un peuple est libre de choisir son gouvernement, est libre de choisir sa liberté, de choisir entre les ténèbres et la lumière. N’empêche… La liberté, c’est choisir la longueur de ses chaînes et il semblerait que celles choisies soient incroyablement courtes… Et le pire, c’est qu’on se doute de ce qui va se passer après ; le rétablissement de la peine de mort (pratique pour les opposants), endurcissement de la religion (j’ose à peine y penser), concentration des pouvoirs politiques, bref, c’est le démantèlement systématique de l’héritage d’Atatürk. La liberté se paie cher :
A l’écart, Dündar griffonne quelques lignes sur son carnet. Élégant, une barbe poivre et sel, il porte un costume sombre sur une cravate noire. Le deuil de la démocratie turque ? « Oui, d’une certaine manière, répond-il d’une voix timide et amusée. Au cours du premier mois de ma détention j’étais en isolement total, mais par la fenêtre de ma cellule, je voyais la liberté… Chez moi, c’est le contraire, ma fenêtre donne sur un cimetière et sur le palais de justice, les deux endroits où finissent normalement les journalistes en Turquie. »
Sébastien de Courtois a des attaches profondes, il parcourt le pays en amoureux transi qui a pour lui cette sauvage conscience que l’incroyable complexité du pays qui l’a adopté va au-delà de l’opposition politique. Heureusement, il n’est pas question que de géopolitique, même si c’est vraisemblablement ce qui paraît le plus inquiétant aujourd’hui, alors que les dernières années connaissaient un aller simple vers la sérénité. On se frotte les yeux en se demandant comment on en est arrivé là. Cet amour se compose de dialogues avec ceux qui sont aujourd’hui les observateurs du monde, les intellectuels, les écrivains, mais aussi avec ceux qui vivent leur vie de tous les jours, sans distinction.
Je n’attendrai pas le second tour des élections présidentielles dans mon pays pour finir le livre, j’ai tout à coup envie de décorréler l’actualité de mes lectures, ne pas en faire de sombres amalgames et écouter les meilleures pages du livre, l’écriture à la fois sucrée et intransigeante de de Courtois, en tirer la sève pour m’en nourrir et espérer encore que les choses peuvent changer. En cet instant, je pense à Sumru, à Sıtkı, à Emin, Mehmet, Firat, Nihat, Sadık, Abdullah, Fatoş et Bukem, à tous ceux rencontrés sur le bord du Bosphore ou dans les montagnes de Cappadoce et qui sont devenus mes amis, qui eux, alors qu’ils vivent dans ce grand et beau pays que l’on ne connaît encore pas assez vu d’ici, continuent de croire que le pire est passé. Je me plonge jusqu’à l’endormissement dans les déambulations de l’auteur au cœur des meyhane, dans les rues où l’on joue au tavla sur les trottoirs et où l’on boit du çay et (pour l’instant encore) du rakı, et où l’on entend encore parfois les envolées charmantes du bağlama.
La Turquie est un pays qui se mérite, il n’est pas une simple étape de vie, une destination parmi d’autres, mais un choix, une expérience. Il faut en accepter le pire pour comprendre le bien, lire, se renseigner, goûter les plats et courir la campagne. Les saveurs y sont puissantes. […] Si les Turcs ont une leçon à nous donner, c’est bien celle de la joie de vivre.
Merci à Le Passeur Éditeur et l’agence Langage et Projets Conseils. Photos © Romuald Le Peru
Read moreAccoler / Detterrir, une autre manière de dire atterrir et décoller. Parce que peu importe le sens dans lequel on le dit. C’est vrai après tout, si on regarde d’un peu près l’étymologie des deux mots, voilà ce qu’on peut se dire ; le sens de décoller signifie à la fois, pour un avion, quitter le sol, mais aussi séparer deux choses qui sont collées, jointes, solidaires. Ainsi, on peut très bien imaginer le remplacer par le mot detterrir, qui, comme son cousin atterrir signifie rejoindre la terre, pourrait signifier quitter la terre…
Peu importent les mots. Lors de mon dernier voyage en Turquie en mai 2013, un mois de mai d’une densité incroyable, où j’ai rencontré des personnes avec qui je suis toujours en contact aujourd’hui, je me suis amusé à filmer chacun des décollages et atterrissages de ce voyage.
Je suis parti le 1er mai de Paris pour rejoindre Istanbul. Atterrir à Istanbul Atatürk a quelque chose de magique. La piste est relativement courte et commence presque au bord de la mer. Passer au-dessus de la Mer de Marmara avec une beau soleil qui se réfléchit sur cette mer aux accents antiques est comme un rêve éveillé. On atterrit toujours à Istanbul en étant un peu chahuté, il faut s’y attendre. C’est comme ça. Peu importe les circonstances, j’ai une petite chanson dans la tête lorsque j’arrive, quelque chose comme le chant d’une femme, une lamentation douce et triste.
Le même jour, à quelques heures d’intervalle, j’ai repris un vol interne pour rejoindre Kayseri. Lorsqu’on décolle d’Istanbul et qu’on se dirige vers l’est, l’avion fait une grande boucle autour de la la pointe du sérail et nous donne une vue impressionnante sur la ville antique. Kayseri est un peu la capitale de la Cappadoce, beaucoup plus grande que Nevşehir. L’atterrissage se fait dans une ambiance humide, de gros nuages épais et lourds tournant autour de l’Erciyes dağı (Mont Argée). Des avions militaires, des C‑160 Transall visiblement, les 20 qui sont encore en service dans le monde, sont parqués sur le côté droit de la piste.
Le 6 mai, je repars du même aéroport, Kayseri Erkilet Havalimanı. Le temps est beaucoup plus clément, le soleil se blottit sur les contreforts de la montagne culminant à presque 4000 mètres. En ce mois de mai, alors que la température frise les 25°C, le sommet est encore couronné de neige immaculée. Une nouvelle fois, j’atterris à Istanbul et encore une fois, je suis du côté droit de l’avion ; de là où je suis, je ne vois pas la pointe du sérail, mais la partie ouest de la grande agglomération.
Le 11 mai, l’avion décolle d’Atatürk, dans une lumière de fin de journée. Le vol dure presque quatre heures et donne l’impression de courir après le soleil qui se couche. Lorsque j’atterris à Charles de Gaulle, la nuit vient à peine de tomber sous un ciel de plomb aux couleurs violacées. Les lumières des villes alentours et de cette immense ville qu’est l’aéroport de Roissy, les couleurs criardes des champs de colza, tout ceci annonce le retour à la réalité.
Les vols en avion m’angoissent toujours, je me sens toujours un peu fébrile lorsque le commandant de bord annonce au micro que les hôtesses doivent se préparer au décollage, que les réacteurs vrombissent sur le tarmac. Les rails de glissements des volets s’allongent pour laisser tomber les volets qui vont permettre à l’avion de décoller du sol et finissent par retourner à leur emplacement lorsque nous serons à une altitude suffisante. A l’atterrissage, les mêmes volets ressortent pour offrir une plus grande portance et agrandir la surface de la voilure. Une fois à terre, les spoilers se dressent pour plaquer l’avion au sol et lui permettre de freiner lorsque les inverseurs de poussée prennent le relais pour soulager le système de freinage. J’aime pourtant regarder les ailes bouger au gré des bourrasques, se plier et trembler sous les différences de pression. En quelques mots, j’aime me faire un peu peur, jamais vraiment rassuré de m’envoler, et pourtant toujours content de prendre l’air, parce qu’au bout du vol, c’est une autre réalité qui s’ouvre.
Voici un petit montage vidéo de ces atterrissages et décollages pendant le mois de mai 2013, accompagné de la musique envoûtante de Mercan Dede avec un titre superbe, Nar‑i Can, sur l’album Nar (Doublemoon, 2002).
https://youtu.be/NPo5L4uGgA4
Read moreJean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’après ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chrétien, il est l’archétype du chrétien d’Orient, n’ayant jamais quitté sa terre natale. Enterré dans les soubassements de la laure de Saint Théodose (Théodose le Cénobiarque ou Théodose le Grand) dans le désert de Palestine, il est un des personnages les plus importants du cénobitisme orthodoxe. Il faut bien avoir à l’esprit que les Chrétiens, les quelques Chrétiens qui arrivent encore à se maintenir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majorité issus d’un culte proche des origines de la Chrétienté, ce qu’on appelle l’Orthodoxie, qui, dans sa forme actuelle exercée en Russie ou en Grèce reste une version édulcorée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Christianisme très archaïque en Éthiopie. Jean Moschus est l’auteur d’un livre très important à titre documentaire : Le Pré spirituel (Λειμών, Leimṓn, Pratum spirituale en latin). C’est une immense hagiographie pleine d’anecdotes sur l’histoire de l’église chrétienne syriaque qui nous donne des éléments précis sur le développement de la religion dans les premiers siècles du Christianisme d’Orient sur les terres syriennes. C’est accompagné de ce livre que William Dalrymple, l’écrivain spécialiste des Indes Britanniques et du monde chrétien d’Orient, s’est rendu sur le chemin qu’a parcouru Moschos. Il en rapporte un témoignage poignant des dernières heures de ces cultes immémoriaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en partie disparaître sous la colère sourde et destructrice des fondamentalistes de Daech ou par la folie nationaliste d’un état turc qui prend un malin plaisir à détruite toute trace d’un christianisme dérangeant.
Le premier extrait que je fournis ici provient du monastère de Mor Gabriel (Dayro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la province de Mardin, en Turquie. Le monastère ancestral est actuellement en procédure judiciaire avec l’état turc qui l’accuse d’occuper illégalement les terres sur lequel il est installé. Sans commentaire. Dalrymple s’y rend en 1994 pour assister à une scène de prière, rappelant au passage que certains rituels étaient communs aux chrétiens et aux musulmans, et que ceux qui s’en sont séparés ne sont pas ceux qu’on croit.
Bientôt une main invisible a écarté les rideaux du chœur , un jeune garçon a fait tinter les chaînes de son encensoir fumant. Les fidèles ont entamé une série de prosternations : ils tombaient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’église, on ne voyait plus que des rangées de derrière dressés. Seule différence avec le spectacle offert par les mosquées : le signe de croix qu’ils répétaient inlassablement. C’est déjà ainsi que priaient les premiers chrétiens, et cette pratique est fidèlement décrite par Moschos dans Le Pré spirituel. Il semble que les premiers musulmans se soient inspirés de pratiques chrétiennes existantes, et l’islam comme le christianisme oriental ont conservé ces traditions aussi antiques que sacrées ; ce sont les chrétiens qui ont cessé de les respecter.
Par le hasard des chemins, longeant la frontière entre la Turquie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloignée de tout, une cité aujourd’hui en ruine qu’il appelle Cyr, à quatorze kilomètres de la ville de Kilis en Turquie. Cyr, c’est l’antique Cyrrhus, Cyrrus, ou Kyrros (Κύρρος) ayant également porté les noms de Hagioupolis, Nebi Huri, et Khoros. Successivement occupée par les Macédoniens, les Arméniens, les Romains, les Perses puis les Musulmans et les Croisés, elle se trouve au carrefour de nombreuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait directement référence à l’histoire dont il est question ici.
Il rencontre à l’écart des ruines principales un vieil homme, un cheikh nommé M. Alouf, gardien d’un mausolée isolé où l’on trouverait les reliques d’un saint… musulman, nommé Nebi Uri. Le lieu est chargé d’une puissance bénéfique pour les gens qui viennent y trouver le remède à leurs maux. Le malade s’allonge sur le sol pour y trouver l’accomplissement du miracle. Lorsque Dalrymple l’interroge sur l’histoire de ce personnage enterré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’histoire du chef des armées de David, marié à Bethsabée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hittite, personnage de l’Ancien Testament que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’intégralité de cette légende sur les magnifiques tapisseries du château d’Écouen (Val d’Oise), Musée National de la Renaissance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la profonde similitude des cultes chrétiens et musulmans qui se confondent, s’entrelacent et disent finalement que les deux ont cohabité dans une certaine porosité sans pour autant chercher à s’annuler. Une belle leçon à raconter à tous ceux qui exposent des sentiments profonds sur l’intégrité de la religion…
Petite remise en perspective de l’histoire :
Quel improbable alliage de fables ! Un saint musulman du Moyen-Âge enterré dans une tombe à tour byzantine beaucoup plus ancienne, et qui s’était peu à peu confondu avec cet Urie présent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trouvait, ce saint s’appelait justement Urie et, au fil du temps, sont identité avait fusionné avec celle de son homonyme biblique. Il était encore plus insolite que dans cette cité, depuis toujours réputée pour ses mausolées chrétiens, la tradition soufie ait repris le flambeau là où l’avaient laissés les saints de Théodoret. Avec ses courbettes et ses prosternations, la prière musulmane semblait dériver de l’antique tradition syriaque encore pratiquée à Mar Gabriel ; parallèlement, l’architecture des premiers minarets s’inspirait indubitablement des flèches d’églises syriennes de la basse Antiquité. Alors les racines du mysticisme — donc du soufisme — musulman étaient peut-être à chercher du côté des saints et des Pères du désert byzantins qui les avaient précédés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’hui, l’Occident perçoit le monde musulman comme radicalement différent du monde chrétien, voire radicalement hostile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des origines du christianisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux religions sont étroitement liées. Car l’une est directement née de l’autre et aujourd’hui encore, l’islam perpétue bien des pratiques chrétiennes originelles que le christianisme actuel, dans sa version occidentale, a oubliées. Confrontés pour la première fois aux armées du Prophète, les anciens Byzantins crurent que l’islam était une simple hérésie du christianisme ; et par mains côtés, ils n’étaient pas si loin de la vérité : l’islam, en effet, reconnaît une bonne partie de l’Ancien et du Nouveau Testament et honore Jésus et les anciens prophètes juifs.
Si Jean Moschos revenait aujourd’hui, il serait bien plus en terrain connu avec les usages des soufis modernes que face à un « évangéliste » américain. Pourtant, cette évidence s’est perdue parce que nous considérons toujours le christianisme comme une religion occidentale, alors qu’il est, par essence, oriental. En outre, la diabolisation de l’islam en Occident et la montée de l’islamisme (née des humiliations répétées infligées par l’Occident au monde musulman) font que nous ne voulons pas voir — la profonde parenté entre les deux religions.William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto
J’adresse ce court billet à tous ceux, comme certains dont je suis par ailleurs très proche, n’arrêtent pas d’asséner ad nauseam que notre société est « chrétienne » ou « judéo-chrétienne » et que l’islam, quel qu’il soit, remet en cause ses fondements. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’avis, car c’est là une tâche impossible, mais pour leur dire simplement que rien n’est pur, rien n’est aussi lisse que ce qu’il souhaiterait, a fortiori certainement pas la religion qu’ils arborent autour du cou…
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