Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Bul­le­tin météo de la jour­née (dimanche 29 août 2012) :
10h00 : 26.1°C / humi­di­té : 43% / vent 7 km/h
14h00 : 26.5°C / humi­di­té : 35% / vent 17 km/h
22h00 : 23°C / humi­di­té : 48% / vent 17 km/h

Voi­là. C’est mon der­nier jour. Comme par un heu­reux hasard, c’est aujourd’­hui la fête de la rup­ture, que les Arabes appellent Aïd el-Fitr et que les Turcs appellent Rama­zan Bay­ramı. Dans la cour de l’hô­tel où l’on prend le petit déjeu­ner sur les cana­pés otto­mans. Je répète, avec l’im­pres­sion que les mots vont res­ter en moi, les vocables qui dési­gnent le lait chaud (sıcak süt), le café (kahve), les crois­sants (kru­va­san).

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 01 - Sultanahmet

Mes mains sont sèches et je n’aime pas ce que je vois dans le miroir en pas­sant dans la salle à man­ger. J’ai un beau teint hâlé qui témoigne que j’ai pas­sé un mois sous le soleil brû­lant de la Tur­quie, mais j’ai les yeux tristes et fati­gués, je me sens aus­si vide qu’une outre d’eau dans le désert. Comme un signe disant qu’il était temps de par­tir, le ciel s’est cou­vert d’un voile gris comme au len­de­main d’un orage et quelques gouttes tombent du ciel tan­dis que je me rem­plis de café et de pâte de sésame en mau­gréant en ima­gi­nant que la tem­pé­ra­ture du ciel est qua­si­ment tom­bée de quinze degrés. Je ne sais pas exac­te­ment ce que je res­sens, par­ta­gé entre un bon­heur incom­men­su­rable d’a­voir pu faire un voyage comme celui-ci, la joie de m’être lais­sé entraî­ner dans des ornières que je ne m’i­ma­gi­nais pou­voir suivre un jour, et la tris­tesse infi­nie qui me serre l’es­to­mac à l’i­dée de devoir par­tir ce soir. Sous mon crâne, les démons qui m’ont tou­jours ani­més com­mencent à se réveiller et à me tirer avec eux dans des limbes de déso­la­tion dont je ne veux pas connaître la pro­fon­deur. Je com­mence à me sen­tir désar­mé dans cette ville dans laquelle je ne sais plus vrai­ment quoi faire, plus vrai­ment où aller. En ce jour de fin de Rama­dan, il n’y a pas grand-chose d’ou­vert. Les gens dans la rue arborent leurs plus beaux vête­ments, tout en cou­leurs pas­tels, en brillants et en tis­sus épais et chers, en couvre-chefs de prix, en voiles riche­ment parés. Je tombe même sur un couple d’In­do­né­siens, presque aus­si incon­grus ici que je peux l’être moi-même, à la dif­fé­rence près que eux, sont musul­mans… Der­rière la Mos­quée Bleue, les ven­deurs du bazar d’A­ras­ta ne sont plus vrai­ment inté­res­sés par les pas­sants, comme s’ils avaient fait leur beurre et que se décar­cas­ser pour aller arna­quer le tou­riste n’é­tait plus vrai­ment à l’ordre du jour, ni même une néces­si­té impé­rieuse. Je me dis que pour cette der­nière jour­née, je pour­rais aller voir cet étrange musée pas­sant com­plè­te­ment inaper­çu dans la rue du bazar, le musée des mosaïques, mais mal­heu­reu­se­ment, une pan­carte indique à l’en­trée du musée qui com­mence là où les marches s’en­foncent dans le sol, qu’en rai­son de la fin du rama­dan, le musée est fer­mé pour la mati­née. Le vieil homme à l’en­trée me dit de reve­nir dans une heure et que ce sera cer­tai­ne­ment ouvert. Pen­dant ce temps, j’erre un peu au pied de la Mos­quée du Sul­tan Ahmet Ier, regarde les pas­sants apprê­tés dans leurs habits de céré­mo­nie, me demande encore com­bien de temps je vais pou­voir tenir dans cette ville si je ne rentre pas sur le champ à Paris. C’est une sen­sa­tion étrange, inex­pli­cable, qui me pousse à vou­loir par­tir immé­dia­te­ment. Je ne reste fina­le­ment pas très loin du musée. Le musée ouvre ses portes. Je des­cends sous terre sans ima­gi­ner ce que je vais trou­ver là.

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 17 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 18 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 19 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 38 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 41 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 58 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 57 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 67 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 39 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Le musée des Mosaïques est en réa­li­té un ancien péri­style mis au jour dans les fouilles qui ont été menées ici jus­qu’en 1954 et qui ont mis au jour les der­niers ves­tiges de ce qui était le Grand Palais com­men­cé par Constan­tin. La salle dans laquelle on se trouve mesure 66 x 55 m, ce qui laisse ima­gi­ner l’im­por­tance du bâti­ment d’o­ri­gine. On pense, cer­tai­ne­ment à rai­son, que le Grand Palais était une accu­mu­la­tion de salles de styles hété­ro­clites, construites à des époques dif­fé­rentes. On peut avoir une idée de ce à quoi res­sem­blait le Palais sur le site de Byzan­tium 1200. Fran­che­ment, on aurait presque pré­fé­ré ne jamais voir ça, car le peu qu’il reste du Palais est d’une incroyable tris­tesse. L’é­tat d’a­ban­don dans lequel il a dû se trou­ver témoigne à quel point les Hommes sont de bien piètres conser­va­teurs. Et moi, je n’au­rais pas dû ter­mi­ner mon voyage par ces tristes ves­tiges, me lais­sant un goût amer dans la bouche. Étran­ge­ment, je me sens mal à l’aise face à ces mosaïques qui, sous leur air buco­lique et cham­pêtre, sont en réa­li­té de réelles scènes d’hor­reur. La qua­li­té est incroyable et d’une grande fraî­cheur pour des mosaïques datant de plus de 1500 ans et les cou­leurs res­plen­dis­santes. On peut voir des élé­ments archi­tec­tu­raux et ce qui peut res­sem­bler à des scènes de chasse ou de vie cham­pêtre, une vie éloi­gnée de cette ville dans ce qu’elle a plus de plus loin­tain ; au delà du Palais, il n’y a que la mer.

Je pen­sais m’être trom­pé sur le compte de ces mosaïques, mais trois ans plus tard, tan­dis que je lisais le sublime livre de William Dal­rymple, L’ombre de Byzance, je retrou­vais mes sen­ti­ments tra­duits de la même manière par le grand écri­vain britannique.

J’ai pas­sé le plus clair de l’a­près-midi au musée des Mosaïques, à admi­rer les quelques motifs res­ca­pés. Ils datent tous de la fin du VIe siècle — juste après Jus­ti­nien — et pro­viennent du Grand Palais, qui se dres­sait jadis à flanc de col­line, der­rière la Mos­quée Bleue. Ce sont donc ces mosaïques que dut fou­ler l’empereur Héra­clius lors­qu’il apprit la chute de Jéru­sa­lem aux mains des Perses ou la red­di­tion d’Alexandrie.
Au pre­mier abord, on s’é­tonne d’y trou­ver encore une influence hel­lé­nis­tique. Le style de ces mosaïques est le plus sou­vent buco­lique et empreint d’un natu­ra­lisme cha­leu­reux qui, à pre­mière vue, s’ap­pa­rente davan­tage aux déli­cates fresques de Pom­péi qu’aux figures raides et hié­ra­tiques des icônes byzan­tines plus tar­dives ou aus­tères Pan­to­cra­tor qui dominent sou­vent la cou­pole des églises médié­vales. Mais au bout d’un moment, quand on exa­mine de plus près ces idylles pas­to­rales, on finit par s’in­quié­ter pour la san­té men­tale de leurs auteurs, voire de leurs commanditaires.
Tou­jours à pre­mière vue, on croit voir par exemple un che­val allai­ter un lion ; il s’a­git bien sûr d’un sym­bole de la paix, de la même manière qu’on trouve dans la Bible un loup dor­mant à côté d’un agneau. Sauf que si l’on y regarde vrai­ment de très près, on s’a­per­çoit que le lion est en train d’é­ven­trer le che­val tout en refer­mant ses mâchoires sur ses tes­ti­cules. Ailleurs, un autre lion se dresse sur ses pattes de der­rière pour atta­quer un élé­phant mais rate son coup et s’empale sur une défense. Ici c’est un loup qui déchire la gorge d’une biche, là, deux gla­dia­teurs en hau­bert et culottes de cuir que charge un tigre rose gra­ve­ment bles­sé au cou et sai­gnant de la gueule, et, ailleurs encore, un grif­fon ailé qui fond sur une anti­lope et lui arrache la peau du dos tan­dis qu’un autre gobe un lézard.
On se perd en conjec­tures sur ce qui a conduit le maître mosaïste à impré­gner ses œuvres d’une vio­lence aus­si psy­cho­pa­tho­lo­gique : les assas­si­nats et autres révo­lu­tions de palais étaient fré­quents, à l’é­poque ; on ne voit pas quel apai­se­ment ces scènes san­gui­no­lentes pou­vaient pro­cu­rer à l’empereur qui les fou­laient quo­ti­dien­ne­ment. D’un autre côté, elles four­nissent un anti­dote salu­taire à la lit­té­ra­ture byzan­tine, dont le cor­pus est uni­for­mé­ment pétri de pes­si­misme pieux et essen­tiel­le­ment com­po­sé d’in­ter­mi­nables hagio­gra­phies dont les ascètes héroïques résistent aux silen­cieuses invites de séduc­trices démo­niaques. Peut-être l’empereur éprou­vait-il quelque sou­la­ge­ment à retrou­ver ces scènes de car­nage quand il avait sup­por­té deux heures durant les ser­mons sur la chas­te­té débi­tés par le patriarche.

William Dal­rymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chré­tiens d’Orient
1997, Libretto

Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Ici s’ar­rête un peu bru­ta­le­ment mon récit de voyage, au terme de vingt-quatre jours pas­sés en Tur­quie. Ici s’ar­rête mon récit de voyage, car, trois ans après être reve­nu de Tur­quie, qua­si­ment jour pour jour, je ne me sou­viens plus de ce qu’il s’est pas­sé après avoir visi­té le Grand Palais. J’i­ma­gine que j’a­vais lais­sé ma valise à l’hô­tel après avoir quit­té la chambre et avoir pris mon petit déjeu­ner et j’ai dû dire au récep­tion­niste que je la lais­se­rai là jus­qu’à ce que mon taxi vienne me cher­cher pour l’aé­ro­port. Non seule­ment je ne m’en sou­viens plus, mais c’est ici que s’ar­rêtent mes notes de voyages, que, scru­pu­leu­se­ment, je prends presque en temps réel. Je ne sais plus. J’ai dû tout lais­ser tom­ber, je devais être épui­sé de corps et d’es­prit et j’ai cer­tai­ne­ment à un moment don­né déci­dé de me recro­que­viller sur moi-même, inca­pable d’en absor­ber plus, inca­pable de rete­nir plus que tout ce qui m’a­vait été don­né jusque là. Ce qui est cer­tain, c’est que j’ai bien pris l’a­vion, et que je suis pas­sé au-des­sus des Alpes (la preuve en pho­to), mais je ne me rap­pelle vrai­ment, sin­cè­re­ment, plus de rien…

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 74 - Retour à Paris

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 75 - Retour à Paris

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 77 - Retour à Paris

La seule chose dont je me sou­viens, c’est que le len­de­main, j’é­tais déjà repar­ti au tra­vail, ne m’é­tant lais­sé abso­lu­ment aucune marge pour décom­pres­ser. Au contraire de nombre de per­sonnes, je ne vois pas l’in­té­rêt de ne pas pro­fi­ter jusqu’au bout. Je me fous de ren­trer plus tôt, “pour faire la les­sive”, “pour ran­ger la valise”, “pour faire un peu de ménage avant de retour­ner au tra­vail”. Non, je ne suis pas dans cette optique et je m’en fous lit­té­ra­le­ment. De la même manière, je ne conçois pas les vacances comme étant du repos. Le voyage n’est pas fait pour ça, bien au contraire. Je me repose le week-end, le soir quand je reviens du tra­vail, mais certes pas en voyage. Je suis là pour m’é­rein­ter, pour me faire détruire, pour qu’on attente à mon inté­gri­té phy­sique et men­tale, dans une pos­ture atten­tiste et presque auto-destructrice…

J’ai mis trois ans à rédi­ger ce car­net de voyage, ce sont cer­tai­ne­ment plus de 60 000 mots écrits pour en rap­por­ter la saveur et l’es­sence. Ce fut pour moi un tra­vail énorme, de retouche de pho­tos (des pous­sières se sont insé­rées dans mon appa­reil, sur le cap­teur, j’ai rame­né près de 2000 pho­tos dont pas une seule n’a­vait de tâche), de tri, de choix, de rédac­tion, de cor­rec­tion, d’in­ter­ro­ga­tions, de mises en forme… Ce furent trois ans qui m’ont per­mis de conti­nuer à vivre ce voyage en me le remé­mo­rant, minutes après minutes d’a­près mes notes scru­pu­leuses, et tout ce que j’ai écrit me per­met­tra de le faire vivre encore tant que moi, je serai en vie.

Par­tir en Tur­quie pen­dant quatre semaines m’au­ra appris énor­mé­ment, mais je serais ten­té de dire qu’une des prin­ci­pales choses que j’en ai com­prises, c’est qu’en voyage, comme au final dans la vie de tous les jours, il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils repré­sentent, ni pour ce qu’on a envie qu’ils soient. Je sais que beau­coup de gens en France ont une très mau­vaises opi­nions, pour ne pas dire un a prio­ri raciste, concer­nant les Turcs. J’ai enten­du dire que les Turcs étaient de mau­vaises per­sonnes car ils ont par­ti­ci­pé à la guerre du mau­vais côté de la bar­rière, au côté des Alle­mands. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que nous ne par­lons pas aux Alle­mands ? Est-ce que nous avons le même a prio­ri envers les Alle­mands ? Je ne com­prends ces faux débats. De la même manière, je me suis ren­du compte que les Turcs n’aiment pas beau­coup les Arabes, et que les Stam­bou­liotes n’aiment pas les Ana­to­liens, etc. Ça n’en finit pas. En fait, per­sonne n’aime per­sonne. Parce que ceux-là ont ce défaut, parce que ceux-ci puent… C’est infer­nal et com­plè­te­ment con. Lorsque je voyage, je pars avec des a prio­ri pour pou­voir les cas­ser un à un, je le fais exprès, pour me dis­ci­pli­ner et en reve­nir meilleur, plus tolé­rant, plus intel­li­gent j’es­père dans mes rap­ports avec l’Autre.

Je sais par­fai­te­ment à quel point Istan­bul n’est plus que l’ombre d’elle-même, à quel point la Tur­quie a souf­fert de des­truc­tions et on a tou­jours la ten­ta­tion de se dire qu’on aurait aimé connaître com­ment c’é­tait exac­te­ment avant. A l’heure où j’é­cris, des abru­tis se sont mis en tête de détruire Pal­myre à la dyna­mite, de raser une civi­li­sa­tion pour que d’i­ci quelques années, dans leurs machia­vé­liques plans, les popu­la­tions oublient leurs racines. Mais ça n’ar­ri­ve­ra pas. La mémoire humaine est d’une nature exten­sible et elle a éga­le­ment cette capa­ci­té de rési­lience qui per­met de pas­ser de la dou­leur à la recons­truc­tion de soi. Ils ont détruit Pal­myre ? Tant pis, mais ce n’est rien par rap­port à ce qu’ils font subir aux êtres humains. Et puis Pal­myre, on l’a pho­to­gra­phié, on l’a étu­dié, on sait à quoi ça res­sem­blait. Les êtres humains ne sont pas faits de cette matière-là. Mais ce n’est pas ici le bon endroit pour une tri­bune, car on parle ici de voyage. Et si demain un trem­ble­ment de terre efface Istan­bul, la perte patri­mo­niale sera immense, mais son­geons d’a­bord à ceux qui y vivent…

C’est donc ici que ça se ter­mine, mais c’est éga­le­ment ici que les choses naissent, dans les recoins d’une vie pas­sée, car c’est lors­qu’il y a un grand silence que se pré­parent tou­jours les révo­lu­tions. Pour moi, la Tur­quie en ce mois d’août 2012, en plein rama­dan, ce fut plus qu’un voyage, ce fut bien mon être dis­per­sé, déver­sé sur les mon­tagnes de Cap­pa­doce ou dans les rues d’Is­tan­bul, sur les hau­teurs de Pamuk­kale, au pied de la tombe de l’a­pôtre Phi­lippe ou dans les ruines englou­ties de Keko­va, réduit en poudre et dépo­sé sur la terre, comme on répand les cendres encore chaudes d’un défunt…

Voir les 75 pho­tos de cette der­nière jour­née sur Fli­ckr.

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Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Bul­le­tin météo de la jour­née (same­di 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humi­di­té : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humi­di­té : 54% / vent 22 km/h

C’est aujourd’­hui le der­nier jour du rama­dan (rama­zan), un jour vécu à la fois comme une libé­ra­tion et comme un renou­veau, après un mois lunaire éprou­vant pour les corps et les esprits, un mois cen­sé mettre son âme à l’é­preuve et puri­fier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’as­treignent à ne pas man­ger et sur­tout à ne pas boire pen­dant ces longues jour­nées tor­rides. Rama­dan, c’est aus­si l’oc­ca­sion de se retrou­ver tous ensemble dans la rue et par­ta­ger ensemble dans une ambiance cha­leu­reuse son repas dès lors que le muez­zin a com­men­cé sa longue com­plainte, qui sur l’hip­po­drome, entre Sul­ta­nah­met Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éter­ni­té qui trans­perce le cœur et donne la chair de poule, mal­gré la sueur qui conti­nue de dégou­li­ner sur mon corps et la cha­leur insen­sée. Je regar­dais hier soir les belles femmes endi­man­chées (ou plu­tôt enra­ma­da­nées) dans leurs man­teaux longs traî­nant par terre, bou­ton­nés jus­qu’au col dans lequel est coin­cé un fou­lard ser­ré qui leur enserre le visage. Com­ment sup­por­ter la cha­leur dans ces condi­tions ? Cer­taines sont visi­ble­ment à l’aise finan­ciè­re­ment, mais on sent clai­re­ment le poids de la tra­di­tion ; ce n’est pas ici que traîne la jeu­nesse stam­bou­liote émancipée.

Il fait nuit, une nuit noire, mais cer­tai­ne­ment pas calme. Les mina­rets de Sul­tu­nah­met, ten­dus comme des chan­delles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’en­tends comme un cra­que­ment dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muez­zin entame sa longue plainte en sup­pliant le nom d’Al­lah. Le nez dans l’o­reiller, un œil à moi­tié ouvert, il ne me vien­drait jamais à l’i­dée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, mal­gré l’heure, mal­gré la fatigue et je me ren­dors avant que les der­niers mots soient prononcés.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 001 - Sultanahmet

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 005 - Marmara

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 007 - Hippodrome

Avant d’al­ler déjeu­ner, je m’ins­talle quelques ins­tants sur le toit d’hô­tel où per­sonne ne vient, le soleil a déjà com­men­cé à chauf­fer le zinc des toi­tures sur les­quelles les pattes des cor­beaux (kuz­gun) grincent dans un petit cli­que­tis désa­gréable. Le monde s’ar­rête ici, comme dans tous les lieux sur les­quels je me suis repo­sé pen­dant ce voyage. Je me sens vidé, inca­pable d’en absor­ber davan­tage ; la cou­pure devient inévi­table. Mar­ma­ra brûle à main droite, lais­sant pan­te­lantes les sil­houettes des car­gos qui attendent leur tour pour fran­chir le Bos­phore, dans un air mâti­né des traces de gas-oil consu­mé. Sul­ta­nah­met Camii, à main gauche et du haut de ses six mina­rets, flam­boie comme une armée de lances au len­de­main de la vic­toire et mal­gré sa pierre grise et sombre, ren­voie une lumière aveu­glante qui fait pleu­rer mes yeux fatigués.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 010 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 019 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

J’i­rai voir ce matin le tom­beau de celui qui a don­né son nom à la grande Mos­quée Bleu, le Sul­tan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et der­rière la fon­taine. Il était encore en tra­vaux la der­nière fois que je suis venu et je m’en­gouffre dans ce mau­so­lée spa­cieux où reposent le Sul­tan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cer­cueils recou­verts de feu­trine verte et à la tête des­quels se trouvent les tur­bans blancs indi­quant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs des­si­nés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visi­té les tom­beaux qu’on peut voir dans l’en­ceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 022 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 023 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Mais je repère quand-même quelques dou­ceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majes­tueuse me donne à voir des étoiles de bois incrus­té d’i­voire et de nacre, dans un mélange éton­nant de cou­leurs simples, pri­mi­tives, asso­cié au cuivre des poi­gnées et des gonds, des ser­rures et des orne­ments. La céra­mique d’Iz­nik com­mence à me sor­tir par les yeux, même si je recon­nais que la mul­ti­pli­ci­té des motifs m’im­pres­sionne à chaque fois un peu plus, sur­tout depuis que je sais que les vrais car­reaux authen­tiques sont fabri­qués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des ton­nelles de la ville médi­ter­ra­néenne. Pas moins de vingt-sept opé­ra­tions sont néces­saires pour pro­duire ces motifs à la sim­pli­ci­té enfantine.

Pour ce der­nier jour, j’ai déci­dé de visi­ter à nou­veau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incom­pré­hen­sible. La plus grande église du monde en dehors du monde chré­tien est une ode aux croyances bar­bares, un lieu saint qui a sur­vé­cu aux hommes, aux reli­gions, aux trem­ble­ments de terre — qui sait pour com­bien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syn­drome de Jéru­sa­lem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle reli­gion il est ques­tion, je me sens comme enva­hi par une force qui me dépasse et me laisse pan­te­lant sur le bas-côté, vidé de ma sub­stance au pro­fit de quelque chose que je ne peux contrô­ler et dont la puis­sance m’é­treint. C’est peut-être ce que Mir­cea Eliade appelle le sacré. Vivre des épi­pha­nies qui res­semblent à des orgasmes spi­ri­tuels à chaque coin de rue n’est pas don­né à tout le monde. Cer­tains en sont même morts dans d’a­troces souffrances.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 027 - Hippodrome

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 028 - Sainte-Sophie

Sous le soleil écra­sant, les dômes de plomb du ham­mam Hase­ki Hür­rem sont d’une gri­saille épous­tou­flante, les petits bubons de verre étin­ce­lant sur cette pesante cara­pace. Au pied de la plus grande église du monde chré­tien orien­tal, les empiè­te­ments des mina­rets paraissent comme les pieds gigan­tesques d’une sta­tue d’empereur romain que le temps aurait façon­né jus­qu’à ce qu’on n’en voit plus que l’ar­ma­ture. L’in­gé­nio­si­té de cette archi­tec­ture qui trans­forme une base car­rée en tour ronde dans une dou­ceur de bak­la­va est là le véri­table génie de ceux qui ont des­si­né la beau­té de cette Istan­bul otto­mane. La brique rose dans l’ombre du bâti­ment semble fraîche comme des bis­cuits de Reims dans une char­lotte à la fram­boise, mais ce n’est qu’une illu­sion. Le soleil écrase tout.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 029 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 032 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 033 - Sainte-Sophie

Dans le jar­din qui entoure l’é­glise, je m’at­tarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autre­fois les alen­tours et qui, recou­verts par une terre tas­sée par les années de conquête, ont été pré­ser­vés des sac­cages. Sur cer­tains d’entre eux, on peut encore voir gra­vé le nom de Théo­dose, l’empereur bâtis­seur et der­nier empe­reur romain à avoir régné sur l’Em­pire d’O­rient uni­fié. Des colonnes au cha­pi­teau sculp­té dans un style corin­thien pur se retrouvent affu­blées sur leur fut d’une croix latine, absur­di­té com­plète qu’on ne voit qu’ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 035 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 037 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 038 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 040 - Sainte-Sophie

L’ef­fet est tou­jours le même quand on rentre dans l’é­glise, ou non, il est à chaque fois ampli­fié, parce qu’on s’at­tend à ce qu’on va y trou­ver. Une ambiance bar­bare, brute, sau­vage, l’élé­ment le plus repré­sen­ta­tif de l’art byzan­tin dans toute sa splen­deur, en terre musul­mane de sur­croît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y com­prend plus rien, si tant est qu’on tente de per­cer le mys­tère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lan­cer un aver­tis­se­ment. Son impo­sante sta­ture écrase celui qui entre ici. Misé­rable ver­mis­seau, pros­terne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas res­ter trop long­temps ; per­sonne ne son­ge­rait à tam­bou­ri­ner des­sus pour l’ou­vrir. Cer­taines portes laté­rales du nar­thex ne sont plus de style byzan­tin mais pré­sentent une forme d’o­give telle qu’on en voit sur les bâti­ments otto­mans. Qui brouille ain­si les pistes ?

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Dans ce nar­thex déjà par­cou­ru, mon regard se perd dans les marbres colo­rés, vei­nés comme une peau dia­phane sous laquelle on ver­rait le sang cou­ler alors que ce sont cer­tai­ne­ment des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répan­dus suite aux que­relles des images et aux inva­sions suc­ces­sives… Sous les pilastres bor­dés d’une frise flo­rale repré­sen­tant cer­tai­ne­ment des vignes, sym­bole chris­tique par excel­lence, ce sont des plaques incrus­tées de cou­leurs qui déjà annoncent les volutes flo­rales des céra­miques d’Iz­nik, les contours des portes sont capi­ton­nés de gros clous de bronze, cen­sés tenir la struc­ture pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient par­fai­te­ment en place. Sur une porte en bronze, un vase conte­nant deux feuilles sty­li­sées et confron­tées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits car­reaux dorés, recou­vrant savam­ment les ren­fle­ments de la struc­ture, s’ornent par­fois de feuilles enrou­lées, motifs qui alternent un peu avec les croix omni­pré­sentes. Ici c’est un trou de ser­rure qui m’in­trigue, lais­sant sup­po­ser des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’é­cri­tures arabes, recou­verte d’une chape de bronze. Tous les maté­riaux d’i­ci sont des matières hau­te­ment nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Pro­con­nèse, le por­phyre rouge sang, la lumière, l’or.

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Ici encore, ce sont des plaques mar­que­tées de marbres, un vert sombre et gra­nu­leux pour le fond, un vei­né jaune et rouge pour don­ner du relief, un por­phyre pour rem­plir un disque, un vert fin et clair pour les volutes flo­rales… Au des­sus d’un pilastre, c’est ici une repro­duc­tion d’é­glise en minia­ture, cer­tai­ne­ment Sainte-Sophie elle-même, une croix repré­sen­tée au milieu, entre des rideaux qu’on ima­gine être de pourpre impé­riale. Entre cha­cune des plaques de marbres, c’est un frise faite de car­rés alter­nés don­nant l’im­pres­sion d’une den­telle ; lorsque la pierre se fait tissu…

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Et puis, chan­ge­ment de décor, nous sommes dans une mos­quée. Der­rière les cuivres décou­pés d’é­toiles, les pointes des flèches ten­dues vers le ciel se ter­mi­nant par un crois­sant de lune, lui aus­si poin­tant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Al­lah, les vitraux d’un pur style otto­man. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nou­veau sur la den­telle de pierre grise, fleurs infi­nies qui donnent le ver­tige, sur le sol à nou­veau, de gigan­tesques disques de marbres colo­rés qui font comme des bulles sous le vide immense de la cou­pole. Une pièce est ouverte sur le côté du nar­thex et j’ac­cède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horo­lo­gion, là où se trouvent les psau­tiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recou­verts de céra­miques otto­manes. Au pla­fond, je découvre des anneaux scel­lés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au tra­vers des lucarnes, un chat reste là, assis, se lais­sant cares­ser par tous ces gens gros­siers qui osent venir ici.

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Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trou­ver autre­fois une porte, la trace d’une main prise dans la cou­leur de la pierre. Fas­ci­nant, et sur­tout, incom­pré­hen­sible. C’est là que réside le mys­tère de ce magni­fique monu­ment, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se don­ner la peine de décou­vrir. Ces lustres impo­sants des­cen­dant du ciel comme des sou­coupes volantes, rap­pe­lant les plus grands mys­tères des livres d’E­ze­chiel et d’Enoch…

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Cer­taines des colonnes sont cer­clées, les autres pas. Et puis au bas des cer­taines d’entre elles, des frises grecques qui, aux join­tures sont comme des swas­ti­kas. Est-ce que les autres regardent aus­si par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours aupa­ra­vant dans les tré­fonds de la Cap­pa­doce, notam­ment à Mus­ta­fa­paşa sur l’é­glise Saint Constan­tin et Sainte Hélène. De la loge impé­riale on voit les arches de sou­tè­ne­ment en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épui­sé de tous ces détails, j’ai l’im­pres­sion de vaciller et l’es­pace d’un ins­tant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de par­tir d’i­ci est le plus fort. La cha­leur m’a rin­cé, exté­nué, l’é­mo­tion a, quant à elle, été la plus forte et encore main­te­nant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’as­seoir pour ne pas tom­ber… Quelques instants…

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Au centre d’un des séra­phins brûle un cœur d’or. Les séra­phins, ces êtres redou­tables, divins et pour­tant tou­jours des­truc­teurs, objets de fan­tasmes, déli­ca­te­ment repré­sen­tés par des plumes bleues ten­ta­trices… Sous mes mains, sur la ram­barde de marbre, une ins­crip­tion en grec que je n’ar­rive plus à déchif­frer. Peut-être une reven­di­ca­tion d’un insur­gé de l’é­poque de la Sédi­tion Nika… Et puis au-des­sus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les ren­fle­ments entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je pro­fite des fenêtres ouvertes pour m’ex­ta­sier depuis ici sur ces mina­rets ten­dus comme des arcs, dépas­sant des rotondes. Sur les murs du nar­thex, on trouve les plaques gra­vées des déci­sions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque com­pré­hen­sible. Mono­grammes, croix, chrismes, le nom d’Al­lah, de petits cro­chets au-des­sus des portes qui devaient rete­nir autre­fois des ten­tures, his­toire de ne pas don­ner un air trop évident aux choses. Chaque émo­tion en son temps. Cette fois-ci, je dois sor­tir de l’é­glise et j’emprunte une sor­tie que je ne connais­sais pas, la Belle Porte sur le fron­ton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majes­té. Dehors, c’est le bap­tis­tère que je découvre avec sa bai­gnoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’é­taient immer­gés les empe­reurs de l’Em­pire Romain d’O­rient, dans cette cuve que per­sonne ne visite guère. Et pour­tant, c’est tout un symbole.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 146 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 149 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 151 - Sadık au Grand Bazar

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 152 - Marché aux livres

Pour reprendre mon souffle, je m’as­sois à l’ombre, englou­tis­sant toute l’eau de ma bou­teille, et je me pose pour écou­ter le chant du muez­zin. Je reprends mon che­min pour m’en­fon­cer vers le Grand Bazar. J’ai un ren­dez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le ven­deur de cuivres. Il m’a fait pro­mettre de reve­nir pour m’of­frir un kebab que nous man­geons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est cen­sé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, his­toire de faire com­prendre que c’est fer­mé pen­dant l’heure du repas, impro­vi­sée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au pla­fond, un simple van­tail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « otto­man air condi­tion­ning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrai­re­ment à ma der­nière visite, il a lais­sé pous­sé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indé­pen­dant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa mous­tache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil mali­cieux et tendre. Nous échan­geons quelques mots dans un anglais qu’il mai­trise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pen­dant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du mar­ché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’a­vais pris dans mes bras au mois d’a­vril. Il a gran­di à pré­sent, mais c’est le même, j’en suis cer­tain. Il pas­se­ra peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écra­ser par une voi­ture sur Divan Yolu.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 153 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 155 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 157 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 158 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 161 - Au pied de Beyazıt Camii

Au pied de la belle mos­quée Beyazıt Camii, la mos­quée construite par le sul­tan Baja­zed II, suc­ces­seur du conqué­rant Meh­met II et des­ti­tué par son fils Selim, se trouve un mar­ché d’un genre par­ti­cu­lier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et sur­tout un incroyable mar­ché au tes­bih, ces cha­pe­lets le plus sou­vent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aus­si, mais pas à Istan­bul) s’a­musent à égre­ner toute la jour­née pour s’oc­cu­per les mains. Ici, on échange des regards, on négo­cie ferme, on s’en­gueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tes­bih rejoignent les mains caleuses de leurs nou­veaux pro­prié­taires. Je m’a­muse à regar­der les visages des hommes, cer­tains éma­ciés et buri­nés, d’autres avec un seul œil res­tant, cer­tains ron­douillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquié­tants presque. Ces visages soit bar­bus, soit mous­ta­chus, soit pas vrai­ment rasés, ont par­fois la dou­ceur des heures débonnaires.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 165 - Dans le tramway

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 167 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 170 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 174 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 175 - Eminönü

La fin de jour­née arrive, la cha­leur, elle, ne des­cend pas. Le soleil tanne ma peau bien bru­nie par plus trois semaines pas­sés dans cette four­naise turque ; pas aus­si fort tou­te­fois que dans la baie de Keko­va ou sur les hau­teurs de Pamuk­kale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décrois­sant, les gens cir­culent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monu­ment majes­tueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’o­deur des maque­reaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bon­heur de sen­tir cette odeur âcre reve­nir me cha­touiller les naseaux. Je n’ar­rive plus à quit­ter cette place qui, déci­dé­ment, reste mon lieu d’a­mar­rage pré­fé­ré. Ici, tout semble conver­ger ; ceux qui des­cendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sul­ta­nah­met par le tram, ceux qui viennent de Gala­ta depuis l’autre côté du pont… Car­re­four inévi­table, croi­se­ment de toutes les inten­tions, c’est Eminönü. Je reste à m’ex­ta­sier devant les vapu­ru qui patientent sur le quai en cra­chant leur immonde fumée cras­seuse, por­tant cha­cun des noms de per­son­na­li­tés de la ville, puis devant les ven­deurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pec­to­rales cou­sues de sequins brillants et les ven­deurs de moules déme­su­rées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on man­ge­rait des huîtres sur le port de Can­cale. Dans une rue un peu recu­lée, je mange un bak­la­va accom­pa­gné d’un thé et d’un Sir­ma au citron. Je m’a­muse en regar­dant les voi­tures dans les­quelles s’en­tassent par­fois une bonne dizaine de per­sonnes sous les cris des corbeaux.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 176 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 178 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 182 - Sous le pont de Galata

Je décide, une fois n’est pas cou­tume, d’al­ler diner sous le pont de Gala­ta. Une mul­ti­tude de res­tau­rants s’est ins­tal­lée sous la route, un étage infé­rieur qui fait pen­ser aux anciens ponts pari­siens ou au Ponte Vec­chio de Flo­rence, sauf qu’i­ci on passe sur une cour­sive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-des­sus de nos têtes. Je m’ar­rête à une ter­rasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colo­rée qui donne au Bos­phore une cou­leur rouge sang. C’est un de ces res­tau­rants qui ne sert pas d’al­cool, rama­dan ou pas. Moi qui vou­lait boire une Efes Pil­sen, je me conten­te­rai ce soir d’un jus d’a­bri­cot (Kayısı suyu) et d’un maque­reau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voi­tures pas­sant au-des­sus et les cris des gamins, enro­bés dans les mélo­pées des hauts-par­leurs ven­dant leur Bos­pho­rus tour !!!! Bos­pho­rus tour !!!! com­mencent à me taper sur les nerfs. Je ne sup­porte plus le bruit de cette ville infer­nale que j’aime tant. Il est temps pour moi de par­tir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se repo­ser ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous érein­ter, vous esso­rer comme ces car­pettes éli­mées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les pro­me­nades sétoises.

Je retourne à l’hô­tel, en emprun­tant le tun­nel dévas­té pas­sant sous la route d’E­minönü, en pas­sant devant un reste de mur byzan­tin, au pied de la Mos­quée Bleue, devant des manières de mai­sons kurdes qui sont en réa­li­té la façade d’un res­tau­rant d’où sort une plainte douce accom­pa­gnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istan­bul et je me demande déjà com­ment je vais faire pour reve­nir à Paris. Je veux dire, com­ment je vais faire pour reve­nir dans mon élé­ment natu­rel après autant de cham­bar­de­ments et d’é­mo­tions. La pro­chaine que je vien­drai ici, je cher­che­rai les mor­ceaux de moi que j’ai lais­sés sur place.

https://youtu.be/uw3UYdJaEFg

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Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

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Car­net de voyage en Tur­quie : L’é­glise cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Car­net de voyage en Tur­quie : L’é­glise cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Bul­le­tin météo de la jour­née (ven­dre­di 17 août 2012) :

Sta­tion de Nevşehir

10h00 : 23°C / humi­di­té : 48% / vent 7 km/h
14h00 : 28°C / humi­di­té : 18% / vent 6 km/h
22h00 : 21°C / humi­di­té : 31% / vent 20 km/h

Sta­tion d’İstanbul

10h00 : 28°C / humi­di­té : 55% / vent 15 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 28% / vent 22 km/h
22h00 : 30°C / humi­di­té : 55% / vent 19 km/h

Je suis levé très tôt, en même temps que le soleil, peut-être même avant. La fatigue n’a plus de prise sur moi ; je me sens incroya­ble­ment léger, déga­gé de toute contrainte, presque incons­cient du monde envi­ron­nant. Dans cette chambre immense où j’ai la sen­sa­tion d’a­voir fina­le­ment pas­sé trop peu de temps, je com­mence à ras­sem­bler mes quelques affaires. Mais étran­ge­ment, j’ai la bou­geotte et comme il est encore trop tôt pour aller déjeu­ner, je m’as­sieds sur le rebord de la fenêtre pour regar­der les bal­lons per­cer le ciel frais du matin. Il est encore tôt… mais je chausse mes chaus­sures et je m’ha­bille som­mai­re­ment, je prends les clefs de la voi­ture et je sors de la chambre presque comme un voleur, pas­sant devant le type avec un petit geste de la main et l’air satis­fait du sale gamin qui va faire une conne­rie. Pour une conne­rie, c’est une sacrée conne­rie. Je file à toute vitesse vers Göreme sur la route pous­sié­reuse ; la voi­ture fait de dan­ge­reuses embar­dées dans les virages, me rap­pe­lant tout à coup que mon tacot a les pneus lisses. Je prends la direc­tion du musée en plein air et je rejoins un pan­neau qui m’in­trigue pour être pas­sé plu­sieurs fois devant. Le pan­neau jaune indique Saklı Kilise, ce qui signi­fie « église cachée ». En me ren­sei­gnant un peu sur le guide, j’ap­prends que cette église porte ce nom car un ébou­le­ment en avait caché l’en­trée pen­dant plu­sieurs siècles, au-des­sus de la val­lée de Zemi qui rejoint la val­lée des pigeon­niers. Elle n’a été mise au jour qu’en 1957, révé­lant des fresques peintes direc­te­ment sur le roc, excep­tion­nel­le­ment conser­vées du fait de leur iso­le­ment du monde exté­rieur et c’est cette église-là que je sou­haite voir avant de quit­ter la Cappadoce.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 001 - Üçhisar

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 004 - Üçhisar

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 013 - Göreme

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 018 - Göreme

La ville dort encore, il n’est que 7h00 et tout semble se réveiller dou­ce­ment. Le soleil est déjà chaud, mais je sup­porte bien un petit pull qui me rap­pelle qu’on est quand-même dans les mon­tagnes. Au point le plus bas d’Ü­ç­hi­sar, on est déjà à près de 1300 mètres au-des­sus du niveau de la mer. Je m’en­gage sur le sen­tier qui emprunte un che­min der­rière une ancienne église recon­ver­tie en écu­ries ; le che­min monte sacré­ment et passe sur une crête un peu escar­pée. D’i­ci je peux voir toute la val­lée qui s’é­tend devant moi. Le coin est truf­fé d’é­glises dans la roche, mais je n’ai pas de carte suf­fi­sam­ment détaillée et exhaus­tive pour ima­gi­ner les visi­ter toutes un jour. Je m’en­gage sur le pla­teau de tuf où l’on trouve des champs culti­vés, des abri­co­tiers en nombre. Le soleil du matin rase ce pay­sage dont la blan­cheur écla­tante est à la fois un sup­plice et un régal pour les yeux. Mon che­min s’é­tend sur quelques dizaines de mètres, mais alors que je m’at­tends à tom­ber sur une indi­ca­tion, sur un pan­neau qui pour­rait m’ai­der, rien ne me laisse pré­sa­ger qu’il existe ici une église, et je me laisse fina­le­ment à croire que le mot « église cachée » ne soit fina­le­ment qu’un calem­bour indi­quant qu’elle est tel­le­ment bien cachée qu’on ne peut la trou­ver. Je finis par des­cendre dans la val­lée par un che­min hasar­deux et tente de repé­rer les lieux depuis le contre­bas mais je ne vois rien d’autre que des vignes, du tuf bien lisse et bien glis­sant. Il est pour­tant dit sur le guide que quelques mètres sur le pla­teau donnent accès à une volée de marches abruptes qui des­cendent à l’é­glise mais je ne vois rien et ça com­mence à m’é­ner­ver. Je décide alors de remon­ter sur le pla­teau par un che­min dans un gou­let d’é­tran­gle­ment en pas­sant mes pieds dans les creux entre les cônes de tuf. J’ar­rive à me débrouiller plu­tôt bien jusque là, jus­qu’à ce que je me retrouve avec le pied bien coin­cé dans la roche. Et là, je com­mence à avoir peur. Je suis tout seul, per­sonne ne sait que je suis là… Au mieux on retrou­ve­ra la voi­ture dans quelques jours et on se pose­ra la ques­tion… Je n’ar­rive plus à mon­ter et sous mes pieds il y a cinq bons mètres de vide, je ne peux pas me retour­ner et oser espé­rer sau­ter sans me cas­ser quelque chose, mais de toute façon, ma chaus­sure est tel­le­ment bien encas­trée que je ne peux pas bou­ger. Je com­mence à fati­guer, à m’es­souf­fler et pour ne rien cacher, je com­mence à avoir fran­che­ment peur. Je com­mence à rire ner­veu­se­ment en me disant que je suis un peu incons­cient par­fois, mais j’es­saie de gar­der la tête froide et je com­mence à réflé­chir pour me sor­tir de là. Et là, j’ai comme un coup de génie ; je dénoue mon lacet et arrive à reti­rer ma chaus­sure de mon pied endo­lo­ri, que j’ar­rive fina­le­ment à poser plus bas. Après avoir récu­pé­ré la chaus­sure, je redes­cends tout dou­ce­ment pour ne pas tom­ber et j’ar­rive fina­le­ment en contre­bas. Après ce gros coup de trouille, je finis par remon­ter par où je suis des­cen­du. Je dois me rendre à la réa­li­té, je n’ar­ri­ve­rai pas à trou­ver l’é­glise cachée et quit­ter la Cap­pa­doce sur cet échec me rend un peu amer.
Fina­le­ment, c’est quand je reviens sur mes pas que je vois sur le bord du pré­ci­pice une volée de marches taillées dans le roc et qui des­cendent vers une exca­va­tion. Je n’en crois pas mes yeux, je suis pas­sé devant peut-être trois ou quatre fois sans voir les marches. Voi­ci une église qui mérite bien son nom. Évi­dem­ment, elle est fer­mée, comme sou­vent appa­rem­ment, mais ce que j’ar­rive à en voir me per­met d’i­den­ti­fier les dif­fé­rentes scènes avec ma lampe torche (usten­sile fina­le­ment indis­pen­sable en Cap­pa­doce) : la Dei­sis, l’An­non­cia­tion, la Nati­vi­té, la Pré­sen­ta­tion de Jésus au temple, le Bap­tême, la Trans­fi­gu­ra­tion, la Cru­ci­fixion du Christ, La Dor­mi­tion de Marie et quelques saints. Les cou­leurs sont encore vives et la pein­ture pas trop abi­mée. J’au­rais fina­le­ment trou­vé cette belle église cachée et je reviens à l’hô­tel fier de moi, même si j’ai presque failli ne pas en reve­nir vivant…

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 021 - Göreme - Saklı Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 025 - Göreme - Saklı Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 028 - Göreme - Saklı Kilise

Je suis accom­pa­gné jus­qu’à la voi­ture par des nuées de mous­tiques qui viennent de se réveiller et me dévorent les jambes. C’est mon der­nier jour ici, je reprends l’a­vion dans la soi­rée pour Istan­bul, mais j’ai le cœur gros et je n’ai pas vrai­ment envie de par­tir d’i­ci. C’est sans pré­ci­pi­ta­tion que je me douche et que je finis de bou­cler ma valise avant de des­cendre déjeu­ner sur la ter­rasse, une der­nière fois. Le lieu est si magique que je sais qu’il y aura quoi qu’il en soit une deuxième fois.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 035 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 041 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 043 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 046 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 048 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 054 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 055 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 058 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 062 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 065 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 069 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 071 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Une fois le ventre plein, je laisse mes valises à l’ac­cueil après avoir conve­nu d’un accord tout à fait inté­res­sant avec Abdul­lah par l’in­ter­mé­diaire de l’an­glais rudi­men­taire de Fatoş. En fin de jour­née, je ramène la voi­ture — que je paie dans le prix de la chambre — et je pars avec et le pro­prié­taire jus­qu’à l’aé­ro­port de Nevşe­hir qui me dépose là-bas. Seule contre­par­tie, je paie le plein d’es­sence arri­vé près de l’aé­ro­port. C’est plus qu’­hon­nête. Nous nous ser­rons la main et je repars sur les routes, pro­fi­ter un der­nier ins­tant des pay­sages. Je me dirige vers la val­lée de Devrent et je m’ar­rête à un endroit que m’a­vait chau­de­ment recom­man­dé Adbul­lah : Paşa­bağ (le jar­din du Pacha). Plu­tôt qu’un jar­din, c’est un immense champ de che­mi­nées de fée où tous les Turcs des envi­rons semblent s’être don­nés ren­dez-vous en famille. Cer­taines anciennes cel­lules des moines sont acces­sibles par la roche, mais sont lit­té­ra­le­ment enva­his de petits enfants Turcs un peu bruyants et désor­don­nés. Un superbe ter­rain de jeu pour eux, mais je n’ar­rive pas vrai­ment à goû­ter l’en­droit, que je trouve sans charme. Il y a, paraît-il, une église, que je n’ai pas vue, mais pour tout dire je ne m’é­ter­nise pas ici. A part quelques poly­chro­mies, une val­lée soli­taire et la pré­sence d’un énorme lézard à la peau lar­dée de piquants, je ne retiens pas grand-chose de l’en­droit. Je file et m’ar­rête sur un pla­teau d’où je peux voir la Cap­pa­doce à 360° ; d’un côté, le pla­teau de Çavuşin avec ses jolies val­lées, de l’autre la plaine qui s’é­tend jus­qu’à Orta­hi­sar et Ürgüp. C’est une terre acci­den­tée, tein­tée de rouges là où poussent les vignes qui servent aux vins (répu­tés) d’Ürgüp, de jaune souffre là où la caillasse effleure, de roses là où sortent de terre les cônes de tuf, de blancs lorsque la terre est rin­cée par les pluies et la neige de l’hi­ver, de verts pâles là où poussent des touffes dis­pa­rates et des buis­sons ché­tifs, par­fois dans la terre aus­si qui arbore ces étranges teintes qu’on trouve incroyables en ces lieux…

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 072 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 073 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 075 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 077 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 081 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 085 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 089 - Pancarlık Vadisi

Je reprends la voi­ture pour aller voir la fameuse Pan­carlık Kili­se­si que j’ai failli voir il y a trois jours si je n’é­tais pas arri­vé aus­si tard… Je passe par la route qui part d’Or­ta­hi­sar ; c’est une vieille route cabos­sée, étroite et pous­sié­reuse, pleine de trous. Je déplace des tonnes de pous­sière et de sable qui ne me font pas pas­ser inaper­çu sur cette route iso­lée. Rien de tel pour signa­ler sa pré­sence. Je pense aus­si que je finis de rui­ner la voi­ture qui va en prendre un sacré coup dans les amortisseurs.
Cette fois-ci, c’est ouvert, mais le type qui garde l’é­glise n’est vrai­ment pas débor­dé, à tel point qu’il dort, en toute sim­pli­ci­té. Je suis obli­gé de tous­ser, ce qui ne le réveille pas. Je lâche fina­le­ment un petit éclat de rire qui le bous­cule ; il se met debout comme si de rien n’é­tait et d’un sou­rire franc sous sa belle mous­tache poivre et sel, il me demande les 4TL de droits d’en­trée — dört lira. L’é­glise est toute simple, avec une domi­nante de cou­leurs vertes et ocres. La marche de l’au­tel est sculp­tée en onde, ce qui est extrê­me­ment rare et qui sym­bo­lise cer­tai­ne­ment l’eau du bap­tême, et le chœur est une demi-cou­pole où est peint un Christ en majes­té, ain­si que le tétra­morphe et des séra­phins. Les saints repré­sen­tés le sont sous forme de bandes historiées.
Des ouver­tures creu­sées dans la pierre laissent pas­ser un petit cou­rant d’air agréable, tan­dis que deux hommes sont vau­trés sur les tapis à l’en­trée de l’é­glise, pre­nant un thé qui a dû refroi­dir depuis long­temps. Je pro­fite de ces der­niers ins­tants, car je sais que je ne revien­drai pas tout de suite ; alors j’im­prime dans mes sou­ve­nirs les cou­leurs et les formes de ce pay­sage dans lequel je me sens comme en ter­rain connu, les odeurs de tabac et d’eau de rose, d’herbes cuites par le soleil et de terre crayeuse, les chants des muez­zin de la région qui sont comme des can­tiques anciens dont la mélo­pée se retient comme une chan­son entêtante.

Retour à Göreme pour déjeu­ner en plein milieu d’a­près-midi, au Mac­can Café, sur le grand place près de la gare rou­tière. J’y déjeune d’une coban sala­ta faite à la com­mande et d’un mene­mem bien rele­vé avec un ayran pour éteindre le feu. Il est temps de par­tir ; je retourne à l’hô­tel où attend le chauf­feur. Ma valise attend sage­ment dans un coin et je sens déjà que quit­ter cet hôtel va être un vrai déchi­re­ment. C’est la pre­mière fois de ma vie que je pars un mois loin de chez moi, dans un pays étran­ger qui plus est, et ma déchi­rure se mesure à l’im­pré­gna­tion de mon âme par ces terres étranges, empreintes de mys­ti­cisme et de reli­gion aux contours un peu flous, d’his­toire grecque rele­vée à la sauce otto­mane, tein­tée de la dou­leur des dépla­ce­ments de popu­la­tions et d’une his­toire récente pas tou­jours très drôle. Abdul­lah est là, ain­si que Fatoş. Bukem est absente aujourd’­hui. Les adieux me déchirent le ventre, sur­tout lorsque je sais que ce n’est pas sim­ple­ment une rela­tion com­mer­ciale, et que der­rière ce qu’on voit, des gens qui se plient en quatre pour leurs clients, ce n’est pas une vaine obsé­quio­si­té, mais quelque chose qu’on a, me semble-t-il par chez nous, défi­ni­ti­ve­ment per­du et dont le nom lui-même res­semble à une vaste blague au par­fum sur­an­né de naph­ta­line ; l’hospitalité. Tout a été fait pour me faci­li­ter la vie, et cela, sans sur­coût. Je me rap­pelle encore ces moments où en plein milieu de la nuit Abdul­lah me deman­dait de patien­ter un peu pour me pré­pa­rer des tranches de pas­tèque alors que la fatigue m’é­trillait ou lors­qu’il par­ta­geait avec moi ses noi­settes (fındık) et ses abri­cots (kayısı) avant que je ne parte pas­ser la jour­née dans la pous­sière. Il était hors de ques­tion que je sorte de son hôtel sans avoir pris une petite bou­teille d’eau dont le meuble à l’en­trée regor­geait. Ce n’est presque rien, mais c’est une rela­tion ins­tau­rée qui ne souffre pas le refus, et dont j’ai vu sur place peu de Fran­çais se saisir…

Je monte à côté du chauf­feur, ma valise dans le coffre, et après avoir embras­sé Abdul­lah qui m’en­toure lit­té­ra­le­ment dans ses bras puis­sants, mon nez four­ré dans le tis­su de sa che­mise qui sent l’eau de rose, après avoir ser­ré la main à Fatoş (oui, on n’embrasse pas les femmes comme ça…) et à un autre type qui était là mais dont je ne savais rien, je leur fais signe par la fenêtre. Abdul­lah se sai­sit d’une petite jarre rem­plie d’eau qu’il jette d’un mou­ve­ment de la main vers la voi­ture… il me dit que c’est une tra­di­tion pour sou­hai­ter bonne route. Je trouve l’at­ten­tion ter­ri­ble­ment char­mante et ma gorge se serre.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 092 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 093 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 095 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 097 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 098 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 099 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

La voi­ture file vers Nevşe­hir que nous tra­ver­sons à toute vitesse, les rues sont désertes et le soleil com­mence à décroître. Après avoir dépas­sé la ville, le chauf­feur qui ne parle ni fran­çais ni anglais m’in­dique la rivière qui file le long de la route et me dit « Kızılır­mak »…
Le fleuve rouge conti­nue donc de m’ac­com­pa­gner jus­qu’à l’aé­ro­port. Nous dépas­sons Gülşe­hir, l’aé­ro­port se trouve à la sor­tie de la ville, au milieu de rien. Ce n’est qu’un bâti­ment tout en lon­gueur où l’on ne sent pas une grosse acti­vi­té. Der­nier sur­saut avant de pas­ser les contrôles, je passe aux toi­lettes avec un petit sachet en plas­tique dans lequel j’a­vais récol­té de la terre rouge de Cap­pa­doce. Sor­tir des élé­ments miné­raux, natu­rels ou vivants de Tur­quie est pas­sible de pri­son, alors plu­tôt que de prendre des risques inutiles, je pré­fère me déles­ter de cette poudre dans les entrailles de la terre avant de prendre l’avion.

Après les contrôles, je patiente dans une grande salle vitrée don­nant sur la piste et der­rière, de courtes mon­tagnes éro­dées. L’embarquement est annon­cé. Je me rends compte que l’aé­ro­port de Nevşe­hir (Nevşe­hir Kapa­do­kya Havaa­lanı) ne pro­pose des vols que pour Istan­bul, deux fois par jour avec Tur­kish Air­lines. C’est vrai­ment le strict mini­mum, bien loin du gros aéro­port de Kay­se­ri. Une fois le vol par­ti, je pense que tout fer­me­ra jus­qu’au len­de­main midi. L’a­vion se poste devant les portes qui donnent direc­te­ment sur le tar­mac et lorsque les portes s’ouvrent, on nous invite à nous diri­ger vers l’a­vion à pied. C’est la pre­mière fois que je marche sur un tar­mac et ce sera loin d’être la der­nière. Le soleil se couche sur la piste dans une atmo­sphère irréelle de fin du monde comme on aime­rait en vivre tous les soirs, le vent char­riant une odeur salée d’herbes riches. Avant de m’en­gouf­frer dans l’a­vion, je déguste cet ins­tant tant que per­sonne ne me presse. Le bon­heur ne tient pas à grand-chose. Ce sont ces petits moments de tran­sit qui vous extraient un moment de l’en­crou­te­ment dans lequel on se vautre lors­qu’on prend ses aises dans une ville et qu’on a l’im­pres­sion que le temps s’arrête.

Dans l’a­vion, puisque c’est Rama­dan et que le soleil ne va pas tar­der à se cou­cher, on me pro­pose un pla­teau repas spé­cial rama­dan, une boîte sur laquelle est ins­crit iyi Rama­zan­lar (Bon Rama­dan). Tout le monde a droit de goû­ter à ces petites dou­ceurs, du riz au sésame, des galettes salées et de l’ay­ran. Le bak­la­va finit de me faire fondre. L’a­vion est un A321 qui porte le nom de Saka­rya, une pro­vince à proxi­mi­té d’Izmit.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 100 - İstanbul'da Ramazan

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 102 - İstanbul'da Ramazan

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 103 - İstanbul'da Ramazan

L’ar­ri­vée à Istan­bul de nuit est magique. Le taxi m’emmène dans le quar­tier de Sul­ta­nah­met mais ne connait pas l’hô­tel Sul­tan Hill. A proxi­mi­té, comme c’est l’u­sage, il demande au pre­mier venu où se trouve l’hô­tel. C’est un petit hôtel der­rière une façade de bois, une grande mai­son otto­mane, dont la par­ti­cu­la­ri­té est de se trou­ver juste der­rière les murs de la Mos­quée Bleue. Après avoir dîné, je monte sur la ter­rasse pour pro­fi­ter de la vue… d’un côté Sul­ta­nah­met Camii, la superbe mos­quée dont le muez­zin a déjà chan­té le der­nier chant du jour, de l’autre la mer de Mar­ma­ra, la pointe du Sérail, le tout dans une lumière bru­meuse et sur­na­tu­relle. Avant d’al­ler me cou­cher, je fais un tour sur l’hip­po­drome, lieu de vie extra­or­di­naire où tout le monde mange dans une ambiance bon enfant, au milieu des cris des enfants, des femmes qui rient et des hommes qui fument sous leurs mous­taches. Istan­bul est une ville qui se laisse prendre au creux de la main. Vivre le rama­dan à Istan­bul dans la cha­leur des soirs brû­lants est une expé­rience qu’on aime­rait pou­voir éti­rer à l’in­fi­ni et je me dis qu’il fau­dra que j’at­tende douze ans pour revivre un mois d’août dans les mêmes condi­tions. Istan­bul en août 2024… Le ren­dez-vous est pris.

La chambre de ce petit hôtel en bois est toute petite mais je m’en­dors sans deman­der mon reste, en son­geant déjà à cette heure tar­dive de la nuit (ou du matin) où le muez­zin de Sul­ta­nah­met me réveille­ra avec son chant.

Voir les 103 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Etape sui­vante : Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

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Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (car­net de voyage en Tur­quie — 15 août) : La Cap­pa­doce vue des airs et les cités sou­ter­raines de Tat­la­rin et Derinkuyu

Bul­le­tin météo de la jour­née (jeu­di 16 août 2012) :

10h00 : 24°C / humi­di­té : 49% / vent 4 km/h
14h00 : 28°C / humi­di­té : 19% / vent 15 km/h
22h00 : 21°C / humi­di­té : 30% / vent 4 km/h

Il est encore tôt lorsque j’ouvre les yeux. Le calme mati­nal de la Cap­pa­doce m’en­va­hit et creuse en moi un abîme de bon­heur sourd. Ni volets, ni rideaux, mon regard tombe sur les myriades de bal­lons qui enva­hissent la plaine dans la lumière du soleil levant. Un bal­let silen­cieux emplit le ciel rou­geoyant, des dizaines de bulles flot­tant dans un air frais, tan­dis que je reste la tête sur l’o­reiller à admi­rer la suc­ces­sion de pla­teaux de tuf qui s’é­tend à perte de vue sur l’ho­ri­zon. Je me suis endor­mi hier soir sur les pages d’A­min Maa­louf ; ce ne serait pas éton­nant que mes rêves aient vaga­bon­dé aux côtés de Saladin.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 001 - Ballons depuis la chambre

L’hô­tel est inté­gra­le­ment en pierre vol­ca­nique, une pierre à la fois rugueuse et cha­leu­reuse et je ne manque à aucun ins­tant de poser ma main des­sus pour en sen­tir la rugo­si­té. Je me fais cou­ler un bain chaud pour dérouiller mes muscles abi­més par la des­cente de la val­lée, avant de des­cendre déjeuner.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 003 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 008 - Çavuşin, la citadelle

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 010 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 016 - Çavuşin, le cimetière

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 018 - Çavuşin, le cimetière

Je me rends à Çavuşin, à quelques kilo­mètres seule­ment de la sor­tie de Göreme en pre­nant la route vers Ava­nos, avec la ferme inten­tion de mar­cher dans les grandes val­lées que l’on voit du ciel et dans les­quelles se cachent des petites églises creu­sées à l’é­cart du monde dans le tuf de la mon­tagne. C’est une ran­don­née qui s’en­vi­sage sur la jour­née, sur­tout si l’on veut prendre le temps. Je pen­sais, en ce mois d’août ren­con­trer pas mal de monde mais encore une fois, j’ai l’im­pres­sion d’être seul au monde. Je n’au­rai ren­con­tré dans la Güllü Dere (la val­lée aux roses, le mot dere dési­gnant plus le lit d’un ruis­seau assé­ché qu’une val­lée à pro­pre­ment par­ler) en tout et pour tout qu’un couple d’Al­le­mands avec leur môme dans leur pous­sette (inutile de dire qu’ils ont vite fait demi-tour…) et un couple de Fran­çais avec leur fils avec qui j’ai fait un bout de chemin.
Çavuşin, ça signi­fie pour moi un bourg pai­sible, une grande place avec une épi­ce­rie, des camions et des remorques pein­tur­lu­rés et sur les pare-brises, au-des­sus des poi­gnées de portes des voi­tures, sur les auto­col­lants des pare-soleil, une ins­crip­tion sup­po­sée atti­rer la chance, ici écrite en alpha­bet latin : Bis­mil­la­hir­rah­ma­nir­ra­him. Mais c’est aus­si la cita­delle, avec ses habi­ta­tions tro­glo­dytes, et tout en haut la basi­lique Saint-Jean Bap­tiste, qui a peut-être conte­nu un jour les reliques de l’A­gneau de Dieu… Peut-être… Cette par­tie de la ville était encore habi­tée jus­qu’en 1964, date à laquelle elle a été éva­cuée. En 1975, une grande par­tie de l’é­di­fice s’est effon­drée. Çavuşin c’est aus­si une petite mos­quée où j’ai rare­ment enten­du le muez­zin chan­ter et des petites églises dans la ville, ouvertes aux quatre vents, et des mai­sons grecques en pierre, déco­rées d’or­ne­ments en forme de coquillage ou d’é­toiles. Sur la grande place, lors­qu’on conti­nue le che­min sur la droite, on arrive en bor­dure d’un cime­tière, un très vieux cime­tière où par endroits ne sub­sistent plus que des stèles fichées en pleine terre, sans ins­crip­tions, ron­gées par le vent et la pous­sière, d’autres sont amar­rées sur la pente de la col­line, tour­nées vers La Mecque. Au milieu des tombes musul­manes, des stèles chré­tiennes sur­mon­tées d’une croix, dont une porte un nom pour­tant bien turc : Ali Kara mort en 1952. Ali le noir.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 021 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 022 - Çavuşin, le cimetière

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 028 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Cette val­lée porte le nom de Zin­danönü et mène vers les trois val­lées qui sont comme un Graal au terme de ce voyage ; Güllü Dere (la val­lée aux roses), Kızıl Çukur (le fos­sé rouge) et Mes­ken­dir. On y voit d’é­normes mame­lons ren­flés de tuf blanc, des pics, des cou­lées d’oxydes qui ont colo­ré la roche de roses et de verts. Je retourne sur mes pas pour aller cher­cher la voi­ture que j’ai lais­sée dans le centre pour la garer sur un immense par­king vide. Cela me vau­dra de faire une ren­contre sur­pre­nante avec la gen­dar­me­rie (jan­dar­ma) à mon retour.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 031 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 034 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 039 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 043 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 050 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Je m’en­gouffre dans la val­lée ; il fait déjà chaud, le soleil est haut dans le ciel. Quelques arbres ché­tifs, des abri­co­tiers sur­tout, pro­mettent une ombre qu’il est de bon ton d’ac­cep­ter. Le che­min se rétré­cit, passe sous des arches de pierre creu­sées par la main de l’homme. J’ar­rive devant la pre­mière église, l’église des Trois Croix (Üç haçlı kilise), laquelle me laisse un peu per­plexe. En dehors d’un écri­teau, rien ne laisse pen­ser qu’on est ici au pied d’une église, laquelle n’est visible depuis le che­min que par la pré­sence d’une ouver­ture sur l’ex­té­rieur qui per­met de voir une immense croix insé­rée dans une man­dorle gra­vée au pla­fond, ouver­ture cau­sée par l’ef­fon­dre­ment d’une par­tie de la façade. L’ac­cès se fait par une pente ardue et c’est pra­ti­que­ment allon­gé sur le sol que j’ar­rive à esca­la­der en met­tant les pieds dans les encoches. J’a­voue ne pas être tota­le­ment ras­su­ré et la pers­pec­tive de tom­ber cinq mètres plus bas ne m’en­chante guère, mais le spec­tacle en vaut la peine. A l’in­té­rieur, ce sont des gra­vures datant du VIIè siècle et des pein­tures ulté­rieures (fin IXè siècle) qui ornent ses parois, notam­ment une vision triom­phante du Christ, entou­rée de ché­ru­bins tétra­morphes et de séra­phins, des élé­ments au plus proche de la tra­di­tion paléo­chré­tienne et byzan­tine. C’est un tra­vail d’une rare finesse, ron­gé par le temps, abî­mé par des mains indé­li­cates, hos­tiles à l’i­ma­ge­rie chré­tienne. L’im­pres­sion d’être coin­cé dans ce lieu tota­le­ment impro­bable, iso­lé du monde, donne une belle idée de la manière dont vivaient reclus les moines qui habi­tait ces trous de sou­ris pour se pro­té­ger de leurs per­sé­cu­teurs. Dans cette val­lée pas com­plè­te­ment iso­lée au final, on trouve des ter­rasses culti­vées, des ceps de vignes taillés, des petits abri­co­tiers, tout un monde de cultures à l’a­bri du vent dans ces édens naturels.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 054 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 061 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 063 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Je des­cends de l’é­glise par le gou­let et manque de déva­ler plus vite que pré­vu, mais heu­reu­se­ment que j’ai de bonnes chaus­sures. Un peu plus loin se trouve une autre église, l’église Saint-Jean (Ayvalı kilise), mais elle est mal­heu­reu­se­ment fer­mée en ce moment pour res­tau­ra­tion. Le val­lon se referme, le che­min devient de plus en plus étroit. Il y a des pigeon­niers par­tout, et cer­taines falaises montrent des striures qui laissent pen­ser que des ouver­tures ont été creu­sées, mais rien n’est moins certain.
Le guide bleu dit qu’on peut faire demi-tour pour atteindre la val­lée sui­vante, ou alors prendre le che­min de crête pour arri­ver de l’autre côté. C’est ici que je tombe sur un couple de Fran­çais avec leur fils d’une ving­taine d’an­nées, visi­ble­ment pas très content d’être là, qui se deman­daient s’ils allaient faire demi-tour ou ten­ter la crête. Lui regarde vers le haut et estime que c’est pos­sible. Elle, pas très spor­tive, me dit que son mari a l’ha­bi­tude de faire des treks et qu’il est content dès que ça grimpe. Le fils, lui, est beau­coup plus sur la réserve, et il souffle comme un ado à qui on demande de se lever un dimanche matin, et ne se voit pas du tout grim­per. Allez, on va faire un bout de che­min ensemble. On s’en­traide pour grim­per dans les endroits les plus glis­sants, on se donne la main et on finit par se rendre compte qu’en étant mon­té si haut, on ne pour­ra plus redes­cendre de ce côté-là. Quitte ou double. D’au­tant que je n’ai pas vrai­ment l’im­pres­sion que le che­min soit si pra­ti­cable que ça. Tant pis, on y est. Le che­min devient de plus en plus étroit et raide, les gra­villons glissent sous les chaus­sures. Lui monte à toute vitesse et der­rière je traîne la patte pour essayer de le suivre. Une fois qu’il est sur la crête, il estime qu’on peut redes­cendre faci­le­ment de ce côté. On attend sa femme et son fils qui peinent. Une fois arri­vé en haut, j’ai une sur­pre­nante vision, à la lisière de ces deux val­lées, je vois devant moi toute la plaine de Göreme. Je reste là quelques ins­tants et nous déci­dons avec les autres de nous sépa­rer. Lui a envie de trot­ter, moi j’ai juste envie de prendre mon temps dans ce décor à cou­per le souffle, d’au­tant qu’un petit vent me rafrai­chit après la mon­tée. Je ne sais pas com­bien de temps je reste assis là, sur la crête, avant de redes­cendre, mais je me laisse enva­hir par la dou­ceur de cet air, de la fra­grance d’herbes incon­nues et rares, et sur­tout le silence… Un silence incom­pa­rable, mys­tique, presque d’ins­pi­ra­tion divine. Je com­prends pour­quoi des hommes sont venus jus­qu’i­ci pour se reti­rer du monde.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 067 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 069 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 074 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 076 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 079 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Il faut bien redes­cendre main­te­nant. Je pen­sais que ce serait plus simple de mon­ter, mais ce n’est qu’une blague… alors que les Fran­çais sont des­cen­dus comme s’ils avaient un train à prendre, je me rends compte que je n’ar­ri­ve­rai pas à aller au même rythme. Je des­cends quand-même une par­tie des gou­lets sur les fesses tel­le­ment ça glisse. Et puis soyons hon­nête, je suis un peu pris par le ver­tige… La val­lée s’ouvre à nou­veau, cer­tains endroits sont lit­té­ra­le­ment brû­lés par le soleil, il n’y a plus que de l’herbe sèche, des cailloux qui roulent sous les chaus­sures, pay­sage qui s’ef­frite sous mes pas et que je contri­bue lar­ge­ment à éro­der. J’i­ma­gine sans dif­fi­cul­té ce que repré­sen­te­rait une averse dans ce pay­sage. L’eau qui n’est pas absor­bée par le soleil doit ruis­se­ler en tor­rents dans les gou­lets et se concen­trer dan­ge­reu­se­ment. Dans cette val­lée au nom évo­ca­teur, le fos­sé rouge (Kızıl Çukur), les falaises prennent des teintes colo­rées étranges, de rouge, de jaune vif cou­leur de souffre, de vert tendre, de rose doux.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 080 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 083 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 087 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Ici et là, on trouve des croix taillées dans les parois de la roche, des ouver­tures creu­sées pour conte­nir une simple pièce minus­cule dont on peut se poser la ques­tion de l’usage.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 097 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 100 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 102 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Je prends tout mon temps pour des­cendre et admi­rer ce pay­sage sen­sa­tion­nel… pour tom­ber sur un bar… Après cette des­cente impro­bable, tom­ber sur un bar avec une ter­rasse où se pré­lassent quelques per­sonnes, dont les Fran­çais, en train de siro­ter un jus d’o­range et de pam­ple­mousse à l’ombre d’un para­sol, cela a quelque chose de sur­réa­liste. Le type qui monte ici à pied ses caisses de fruits me demande d’où je viens. Quand je lui dis que je suis pas­sé la crête, il me féli­cite mais me dit qu’un che­min en contre­bas est beau­coup plus facile pour relier les deux val­lées. D’un côté, je me mau­dis, mais de l’autre, je n’au­rais pas vu ce superbe spec­tacle à che­val entre les deux val­lons. Je lui prends un grand jus et lui demande s’il connaît le che­min pour aller voir la Direk­li Kilise, une des plus belles églises de la val­lée, mais qui reste appa­rem­ment dif­fi­cile à trou­ver. Il me dit qu’un Fran­çais lui en a deman­dé le che­min un peu plus tôt, mais il était tel­le­ment aimable qu’il l’a envoyé dans une autre direc­tion. Il est en train de me dire que je suis plus aimable que l’autre et que peut-être je mérite de voir ça… Je ver­rai bien une fois sur place ce qu’il pen­sait de moi.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 104 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 105 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 106 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 107 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 109 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 112 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Avant de repar­tir, je prends le temps de visi­ter la petite église qui sur­plombe le bar, Haçlı kilise (église à la croix) où l’on trouve une très belle abside en forme de quart de sphère et des pein­tures excep­tion­nel­le­ment conser­vées. Une énorme croix est gra­vée au pla­fond de la nef. Je redes­cends le che­min en pre­nant soin de bien suivre les expli­ca­tions du tenan­cier du bar. Des pans entiers de rochers se sont effon­drés, lais­sant place à des creux taillées, des pièces désor­mais éven­trées, expo­sées aux quatre vents, patri­moine irré­cu­pé­rable qui va s’é­teindre avec la val­lée. De nom­breux pigeon­niers par­courent les falaises à des hau­teurs hal­lu­ci­nantes et on a du mal à s’i­ma­gi­ner com­ment font les pro­prié­taires pour aller récu­pé­rer la fiente qui ser­vi­ra d’en­grais. Cer­tains sont peints de très jolis motifs arabes, quelques mots écrits à la pein­ture verte, cou­leur de l’is­lam, achèvent de don­ner un air tendre à ces petites niches. Des damiers, des fleurs, des motifs cir­cu­laires, contournent l’in­ter­dic­tion des repré­sen­ta­tions humaines ou ani­males dans l’art de l’islam.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 118 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 124 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 129 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 137 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 145 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 146 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 147 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 149 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 150 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

En conti­nuant ma des­cente, j’ar­rive devant l’é­glise superbe. De dehors, une simple falaise, quelques ouver­tures, rien qui ne laisse sup­po­ser le tré­sor qui se trouve der­rière la paroi ; une église blanche, toute blanche, imma­cu­lée, plon­gée dans l’obs­cu­ri­té des siècles. Ici, aucune fresque, pas un seul récit biblique des­si­né sur les murs, mais des colonnes ! Plus récente que les autres, elle a été construite en pleine période ico­no­claste et c’est la rai­son pour laquelle aucune image n’y figure. L’es­pace déga­gé est immense au vu de la struc­ture de la roche. Une colon­nade monte sur deux étages, avec des fenêtres don­nant sur l’ex­té­rieur. Cette église aux colonnes (Direk­li Kilise ou Sütun­lu Kilise) est un tel bijou qu’on pour­rait sans com­plexe lui don­ner le titre de cathé­drale de Cap­pa­doce ! L’im­pres­sion d’es­pace du lieu, sa blan­cheur, sa lon­gueur, font de ce lieu un havre de paix incroyable, à des kilo­mètres de la vie des hommes. Un cou­rant d’air mys­tique me par­court l’é­chine, une sorte d’ex­tase sen­suelle qui me dit de ne plus par­tir d’i­ci. La magie opère com­plè­te­ment. Dehors il fait chaud, et ici il fait si bon que je me repose un peu avant de reprendre la route. Je me sens comme un pèle­rin sur la route de Jéru­sa­lem, érein­té par la route, mais tel­le­ment heureux.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 139 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 142 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 159 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 164 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 167 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 170 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Au dehors, ce ne sont que pigeon­niers peints… A ma grande sur­prise, sur l’un deux, je vois des­si­né un che­val, et un homme !!! C’est à peine croyable ! Et puis sur un autre, un oiseau et un homme et une femme se fai­sant face ! Je n’en reviens pas. Cer­taines églises ont vu les visages de leurs repré­sen­ta­tions bif­fés, sca­ri­fiés, effa­cés, et ici dehors des musul­mans peignent des êtres humains sur leurs pigeon­niers… Je sou­ris à cette idée par­fai­te­ment… ico­no­claste. Plus loin, je tombe sur une église effon­drée. Ici c’est sur quatre étages que sont construites les colon­nades !!! Les hommes n’ont pas man­qué d’au­dace. Les bâtis­seurs (ou plu­tôt les exca­va­teurs) se sont sur­pas­sés dans ces chefs‑d’œuvre sou­ter­rains… Plus j’a­vance vers le début de la val­lée, plus il y a d’ombre, de plus en plus d’a­bri­co­tiers s’en­che­vêtrent dans la val­lée étroite. Des pieds de vigne portent sur eux de petites grappes d’un rai­sin sombre. La falaise fait des vagues blanches cré­meuses, et cer­taines me font pen­ser à des mon­tagnes de polen­ta… La falaise haute est creu­sée de cen­taines de trous. La fin de la val­lée est lar­dée de cônes de tuf.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 176 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 182 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 187 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 197 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 208 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

J’ar­rive au bout de ma ran­don­née, épui­sé, un peu triste presque de voir cet épi­sode se ter­mi­ner, tel­le­ment il fut intense et riche en émo­tions spi­ri­tuelles. Je n’au­rai pas le temps de visi­ter la troi­sième val­lée (Mes­ken­dir) qui vaut appa­rem­ment le coup aus­si avec son tun­nel et l’é­glise aux rai­sins (Üzümlü Kilise). Mais rien ne m’empêchera de reve­nir un jour accom­plir une seconde fois cette ran­don­née magique. Je rejoins ma voi­ture, seule sur le par­king, je jette mon sac sur le siège pas­sa­ger, délace mes chaus­sures pour chan­ger de chaus­settes et his­toire de m’aé­rer les pieds. J’en­tends une voi­ture s’ar­rê­ter à côté de moi, les por­tières claquent, bruits de chaus­sures… En rele­vant le nez, je suis sur­pris de voir un uni­forme. Deux types armés, ran­gers et béret, me parlent en anglais. Sur le 4x4 qui est garé à côté est écrit en blanc « Jan­dar­ma ». C’est votre voi­ture ? Je lui répon­drai bien quelque chose, mais non, je la joue humble, mieux vaut ne pas rigo­ler avec eux. Il me demande les papiers de la voi­ture. Évi­dem­ment je ne sais pas où ils sont, mais j’es­saie quand-même le pare-soleil ; ils tombent sur le siège. Après avoir regar­dé l’é­tat des pneus d’un air dis­trait, il me tend les papiers en me disant de ne pas garer ma voi­ture ici, il y a des voleurs qui s’en prennent aux voi­tures iso­lées. Je ne dis rien mais la voi­ture est pas­sa­ble­ment pour­rie, c’est un tacot, une Renault Sym­bol (oui, je sais) hors d’âge, c’est une voi­ture de loca­tion imma­tri­cu­lée à Deniz­li et je n’y avais rien lais­sé du tout. Mais je les remer­cie et leur dit que de toute façon j’ai fini ma jour­née, que je rentre. Ils me saluent en tou­chant leur béret et je ne demande pas mon reste.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 212 - Avanos

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 214 - Avanos

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 215 - Avanos

Je file vers Ava­nos où je me pro­mène un peu dans le ville et où je retrouve les Fran­çais, dou­chés, chan­gés, en train de boire une Efes Pil­sen à la ter­rasse d’un café. Per­son­nel­le­ment je sens la trans­pi­ra­tion et j’ai de la pous­sière par­tout col­lée sur la peau, les chaus­sures dans un état lamen­table ; ma jour­née n’est pas ter­mi­née. Je passe voir Meh­met dans son ate­lier ; il m’offre un thé. Son fils Oğuz est en train de creu­ser des motifs à main levée dans la terre “consis­tance cuir” des pho­to­phores qui seront bien­tôt cuits.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 217 - Bayramhacı

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 218 - Bayramhacı

Quelque chose a atti­ré mon atten­tion sur le guide tou­ris­tique. A quelques kilo­mètres de là, on trouve des sources chaudes situées dans un com­plexe ther­mal, dans une toute petite ville por­tant le nom de Bay­ram­hacı. Je n’ai pour me repé­rer que les vagues indi­ca­tions du guide. Le GPS n’est pas aus­si fin pour trou­ver l’en­droit et la nuit com­mence à tom­ber. Par chance, l’en­droit est ouvert tard le soir. Je m’en­fonce dans le pay­sage lunaire à l’est d’A­va­nos, sur la route qui se dirige vers Kay­se­ri. La route est nue, plate, elle ne dit rien qui vaille. Tout ici me semble étran­ger, ne res­semble à rien de ce que je connais et l’i­dée de m’é­car­ter des routes prin­ci­pales pro­voque tou­jours chez moi une sorte d’an­goisse qui me décom­pose de l’in­té­rieur. Mais il me semble que j’aime cette sen­sa­tion puisque je la recherche, je me nour­ris de mes propres peurs et les trans­cende à chaque fois en pas­sant à l’acte. Ce n’est pas une angoisse blo­quante, mais la sen­sa­tion de se construire grâce au saut dans l’in­con­nu. Un simple pan­neau sur le bord de la route indique la direc­tion de Bay­ram­hacı et me fait tour­ner brus­que­ment. C’est une route pous­sié­reuse qui finit par se réduire à un simple che­min de terre. Le gou­dron dis­pa­raît tout bon­ne­ment sous les roues de la voi­ture. Le pay­sage change du tout au tout. Sur l’autre rive de ce qui me paraît être au pre­mier abord un lac se trouve un pay­sage lunaire, un pla­teau de tuf colo­ré. En fait, je vais me rendre compte assez vite que c’est une rete­nue d’eau arti­fi­cielle assez récente. Tel­le­ment récente qu’elle n’ap­pa­raît pas sur les cartes d’é­tat-major, mais seule­ment sur les pho­tos satel­lites. Le jour tombe, ren­dant l’at­mo­sphère du lieu impro­bable. Je conti­nue ma route et arrive dans le petit bourg de Bay­ram­hacı, à l’en­trée duquel se trouve un cali­cot au-des­sus de la route : Bay­ram­hacı Köyüne Hoş Gel­di­niz (Bien­ve­nue dans le vil­lage de Bay­ram­hacı). La ville est toute blanche, abso­lu­ment déserte, les mai­sons de pierre blanche, des mai­sons grecques, sont ornées de grilles en fer for­gé peint en bleu. Rien n’est indi­qué, il n’y a de pan­neaux nulle part, si ce n’est pour indi­quer des direc­tions qui me semblent presque fan­tai­sistes. J’ar­rive à la porte d’un hôtel qui pour­rait bien être ma des­ti­na­tion, mais tout semble fer­mé. L’en­droit ne manque pas de charme, il donne sur le lac et après un bon rafrai­chis­se­ment pour­rait avoir du charme. Le pro­blème c’est l’i­so­le­ment. Il faut vrai­ment se perdre pour arri­ver ici. Mais je ne désarme pas, je conti­nue de cher­cher et je finis par trou­ver un pan­neau qui indique (un comble dans un endroit aus­si recu­lé) Hot Springs. C’est un grand bâti­ment peint en jaune au bout de la route. Un chien m’ac­cueille en aboyant. Je prends un sac dans lequel je mets mon maillot de bain et une ser­viette et je me dirige vers la bâtisse.

Un type m’ac­cueille dans un anglais bal­bu­tiant et me fait payer le droit d’en­trée. 5TL. Il me dit que les cabines se trouvent au bord du bas­sin et me laisse entrer. C’est une immense pis­cine où nagent une dizaine de Turcs. Nagent ou bar­botent plu­tôt. Évi­dem­ment, tous les regards se tournent vers moi. Sou­rire. Je m’en­gouffre dans la cabine et je mets mon maillot de bain. Il com­mence à faire un peu frais. Der­rière le mur, on a une vue superbe sur le lac, le vil­lage tout blanc et sa mos­quée au mina­ret jaune qui pour­fend le ciel. Un pay­sage sublime vu d’un lieu impro­bable. Le bas­sin est divi­sé en deux par­ties ; un bas­sin à 35°C, l’autre, plus grand à 30°C. Se détendre là après une bonne jour­née de marche, c’est appa­rem­ment une idée que je ne suis pas le seul à avoir eu puisque peu de temps après, une dizaine de jeunes Fran­çais (et de Fran­çaises) enva­hit le bas­sin. C’est cer­tai­ne­ment le seul endroit du coin où les femmes sont accep­tées dans le même espace que les hommes. Bien évi­dem­ment, cela n’é­vite en rien aux hommes de se rin­cer l’œil au contact des belles étran­gères et je soup­çonne que le lieu soit répu­té pour ça.

A l’in­té­rieur du bâti­ment se trouve le ham­mam. Un car­ré car­re­lé de plaques de ce très beau marbre blanc qu’on trouve par­tout s’ouvre sur un bas­sin noir dont on ne voit pas le fond, ce qui le rend assez inquié­tant. Une forte odeur d’œuf pour­ri prend à la gorge, ce qui est signe que les sources sont char­gées en souffre. L’en­droit est étrange, énig­ma­tique. On s’at­ten­drait presque à voir sur­gir de là une bête vis­queuse venant des entrailles de la terre. Il y a deux hommes au bord de la pis­cine, qui me regardent. J’es­saie de ras­sem­bler toute la digni­té dont je suis capable en entrant tout dou­ce­ment dans l’eau dont la tem­pé­ra­ture oscille en 40 et 45°C, mais à un moment, je dois lâcher quelques mots de fran­çais, du style “putain qu’elle est chaude…” puisque le type le plus jeune me dit : « Vous êtes Français ? »
— Oui ! La sur­prise doit se lire sur mon visage. Vous aus­si, lui demandé-je ?
— Non, nous sommes Belges. Je vous pré­sente mon père, Mehmet.
Je dois avouer que je suis un peu sur­pris. Tous les deux vivent en Bel­gique, ils sont venus pas­ser leurs vacances ici, et le fils m’ex­plique qu’ils viennent sou­vent ici, lui depuis qu’il est tout petit, et qu’un peu plus haut, il y a une autre source chaude où l’eau jaillit à plus de 60°C. Le père ne parle pas un mot de fran­çais, pas plus qu’il ne parle fla­mand. Le fils me demande si j’ap­pré­cie les Turcs, ce à quoi je réponds que je les trouve tel­le­ment gen­tils… Et je rajoute qu’ils sont tel­le­ment plus agréables que les Français.
— Ça, ce n’est pas très com­pli­qué… me dit-il en se marrant.
— Je suis bien d’ac­cord avec vous. J’ai par­fois honte de dire que je viens de France de peur qu’on me mette une éti­quette “pas aimable” dans le dos.
Nous res­tons là à dis­cu­ter au bord de la pis­cine où la cha­leur est dif­fi­ci­le­ment supportable.
Je retourne prendre un peu le frais dans la pis­cine exté­rieure, je prends mon temps, je flotte, je fais des bulles. Le temps s’est arrê­té dans cette pis­cine chaude, per­due au milieu de la Cap­pa­doce. La nuit est tom­bée désor­mais. Je retourne faire un tour dans le ham­mam ; le fils et son père sont par­tis, ils ont été rem­pla­cés par deux hommes et un bébé. Je ne sais pas pour­quoi mais le plus grand des deux me parle tout de suite en fran­çais. Celui-ci vient de Trappes, dans les Yve­lines. C’est bien le comble ça, de retrou­ver un Turc qui vit à côté de chez moi. Il m’ex­plique qu’il met deux jours à venir ici en voi­ture et qu’il passe par la Grèce désor­mais et arrive en bateau, ça lui revient moins cher que de pas­ser par la route, car dans ce cas il tra­verse la Bul­ga­rie et n’ar­rête pas de se faire racket­ter par les auto­ri­tés. Son frère est en train de man­ger un fruit sur le bord de l’eau, alors que le soleil n’est pas encore cou­ché et que le muez­zin n’a pas encore fait l’ap­pel à la rup­ture du jeûne. Il me dit qu’il n’y a que les vieux qui font le ramadan…

Je finis de faire trem­pette dehors, sous un ciel étoi­lé et les puis­sants halo­gènes qui éclairent la pis­cine. Les fran­çaises nagent tan­dis que les Turcs tentent de les imi­ter en bavant… C’est assez drôle de les regar­der se côtoyer dans cet endroit. La situa­tion est assez coquasse. Main­te­nant qu’il fait nuit, je retourne sur Ava­nos où je cherche un endroit pour dîner. Sur la route, je passe devant un pan­neau qui indique le pas­sage de tor­tues… Je trouve un petit res­tau­rant encore ouvert, Ava­nos Top­kapı Res­to­ran, à la déco­ra­tion vert anis, où flotte une bonne odeur de viande mari­née et grillée. Le corps déten­du, fati­gué, j’en­gouffre un Ada­na Kebap savou­reux avec un verre de thé.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 220 - Avanos de nuit

La ville est calme le soir, il fait doux dans ces mon­tagnes. Le pont qui tra­verse le Kızılır­mak est illu­mi­né de bleu et la belle mos­quée toute neuve res­plen­dit dans la nuit. Il est tard, je suis rom­pu. A l’hô­tel, c’est Abdul­lah qui tient la récep­tion. Il me demande d’at­tendre cinq minutes et revient avec un sou­rire énorme et une assiette de pas­tèque cou­pée en mor­ceaux. Nous man­geons ensemble notre pas­tèque sur le bal­con, sous le ciel déli­cat de la Cap­pa­doce, heu­reux comme s’il venait de neiger…

Voir les 221 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul 

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Pano­téens (Pano­tii) de Gog et Magog, peuple des Antipodes

Pano­téens (Pano­tii) de Gog et Magog, peuple des Antipodes

On dit que les voyages forment la jeu­nesse, mais que l’on ne s’y trompe pas, ils forment aus­si l’i­ma­gi­na­tion, une ima­gi­na­tion folle, débor­dante, galo­pante… Les êtres dont il est ques­tion ici sont cer­tai­ne­ment les monstres décrits dans les Chro­niques de Nurem­berg, les Pano­tii ou Pano­téens. Une longue tra­di­tion les fait tra­ver­ser l’his­toire, une tra­di­tion qui pour­rait remon­ter aux écrits bibliques. Isi­dore de Séville les fait venir de Scy­thie, ce qui n’est pas une source ano­dine. En effet, on trouve dans la Bible, à l’é­vo­ca­tion de Gog et Magog, des traces de ces êtres. Dans la Table des Nations, Magog est un des fils de Japhet, et le terme de Gog est uti­li­sé de manière indif­fé­ren­ciée pour décrire Magog, terme qui désigne lui-même la direc­tion du nord de l’A­na­to­lie, ce qui fait dire à Isi­dore qu’on désigne là la Scy­thie… Dans le livre d’E­ze­chiel, le terme de Gog et Magog désigne l’en­ne­mi escha­to­lo­gique, qui devien­dra dans l’A­po­ca­lypse de Jean la figure de deux per­son­nages fai­sant par­tie de l’ar­mée de Satan. Dans les pre­miers textes chré­tiens, on assi­mile ensuite Gog et Magog aux Romains et à l’empereur, l’Antéchrist.
Mais reve­nons à nos Panot­ti que le Moyen-âge a affu­blé de plus de doigts que nous n’en avons, et par exten­sion, a fait de ce peuple atteint de poly­dac­ty­lie les habi­tants des Anti­podes (Opis­tho­dac­tyles / Rückwärtsfüss­ler), connus éga­le­ment sous le nom… d’Antipodes…

Représentation de Panotéen. Hartmann Schedel (1440-1514), - Chroniques de Nuremberg (Schedel'sche Weltchronik), page XIIr

Repré­sen­ta­tion de Pano­téen. Hart­mann Sche­del (1440–1514), — Chro­niques de Nurem­berg (Sche­del’sche Welt­chro­nik), page XIIr

Les anti­podes sont une race de monstres anthro­po­morphes qui ont le pied tour­né vers l’ar­rière, les talons vers l’a­vant et huit orteils à chaque pied; ils sont cen­sés cou­rir plus vite que le vent. À l’é­poque où l’on croyait la terre plate, on pen­sait que des peuples mar­chaient à l’en­vers de l’autre côté du disque et qu’ils avaient les pieds pla­cés de cette façon. Ces créa­tures auraient été obser­vées par Alexandre le Grand lors de ses conquêtes. (source Wiki­pe­dia).

Voi­ci ce qu’on peut lire à la suite du voyage autour du monde de Magellan :

Notre pilote nous dit qu’au­près de là était une île nom­mée Aru­chete où les hommes et les femmes ne sont pas plus grands qu’une cou­dée et leurs oreilles sont aus­si grandes qu’eux ; de l’une ils font leur lit et de l’autre ils se couvrent. Ils vont ton­dus et tout nus et courent fort. Ils ont la voix grêle et ils habitent dans des caves sous terre. Ils mangent du pois­son et une chose qui naît entre les arbres et l’é­corce qui est blanche et ronde comme dra­gée et qu’ils appellent ambu­lon. Là nous pûmes aller à cause des grands cou­rants d’eau et plu­sieurs rocs y sont.

Anto­nio Piga­fet­ta (XV-XVIè siècle)
Pre­mier voyage autour du monde par Magel­lan, IV, « 21 décembre 1521 »
in Umber­to Eco, His­toire des lieux de légende

Le lien entre les Panot­ti de Piga­fet­ta et Gog et Magog devient évident à la vision de ces deux repré­sen­ta­tions conser­vées à la biblio­thèque de la mos­quée Süley­ma­niye à Istan­bul, sous le nom de Ahval‑i Kıya­met (Ye’­cûc-Me’­cûc. Süley­ma­niye Kütü­pha­ne­si).

Ye'cûc-Me'cûc 1 - Ahval-i Kıyamet. Süleymaniye Kütüphanesi (2)

Ye'cûc-Me'cûc 1 - Ahval-i Kıyamet. Süleymaniye Kütüphanesi (1)

Voi­ci ce que nous en dit Fatih Cimok, dans son livre Ana­to­lie Biblique, de la Genèse aux conciles, en rajou­tant une petite couche d’A­lexandre le Grand :

Dans la lit­té­ra­ture chré­tienne tar­dive, Alexandre le Grand, le der­nier « empe­reur du monde », construit un mur de fer et de lai­ton dans les mon­tagnes du Cau­case pour empê­cher Gog et Magog d’en­va­hir le monde jus­qu’à la fin des temps. Cette his­toire appa­raît éga­le­ment dans le Coran (18 et 21) et dans d’autres mor­ceaux de la lit­té­ra­ture isla­mique. Ils sont consi­dé­rés comme vivant nus et mesu­rant envi­ron un mètre de haut. Ils ont de longues oreilles : pour dor­mir, ils se couchent sur l’une et se recouvrent de l’autre comme cou­ver­ture. L’his­toire dit qu’ils ont léché le mur de fer et de lai­ton jus­qu’à ce qu’il devienne aus­si fin qu’une coquille d’œuf et l’ont lais­sé ain­si en disant « demain, nous pas­se­rons à tra­vers ! ». Mais ils ont oublié de dire « inşal­lah ! » et retrou­vèrent donc le len­de­main le mur aus­si épais qu’au début. Ils enva­hi­ront le monde le jour du Juge­ment Der­nier, boi­ront toute l’eau du Tigre et de l’Eu­phrate et mas­sa­cre­ront tous les habi­tants de la Terre. En pein­ture, ils sont sou­vent repré­sen­tés comme des Scythes, des Tar­tares ou des Huns.

En bref, le Pano­téen, c’est le pur étran­ger qu’on affuble des plus incon­ci­liables tares.

Autre source concer­nant le texte de Pigafetta…

Ber­thold Lau­fer, “Colum­bus and Cathay, and the Mea­ning of Ame­ri­ca to the Orien­ta­list,” Jour­nal of the Ame­ri­can Orien­tal Socie­ty, vol. 51, no. 2  (June 1931), pp. 87–103.

From p. 96:  “Piga­fet­ta who accom­pa­nied Magal­haens on the first voyage round the world records a sto­ry told him by an old pilot from Malu­co: The inha­bi­tants of an island named Aru­chete are not more than a cubit high, and have ears as long as their bodies, so that when they lie down one ear serves them for a mat­tress, and with the other they cover them­selves. This is also an old Indo-Hel­le­nis­tic crea­tion going back to the days of the Mahâb­hâ­ra­ta (Kar­na­pra­va­ra­na, Lam­ba­kar­na, etc.) and reflec­ted in the Enoto­coi­tai of Cte­sias and Megas­thenes. As ear­ly as the first cen­tu­ry B. C. the Long-ears (Tan-erh) also appear in Chi­nese accounts; their ears are so long that they have to pick them up and car­ry them over their arms.”

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