Sep 5, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Carnet de voyage en Turquie : Balades poétiques et visages stambouliotes
Bulletin météo de la journée (dimanche 29 août 2012) :
10h00 : 26.1°C / humidité : 43% / vent 7 km/h
14h00 : 26.5°C / humidité : 35% / vent 17 km/h
22h00 : 23°C / humidité : 48% / vent 17 km/h
Voilà. C’est mon dernier jour. Comme par un heureux hasard, c’est aujourd’hui la fête de la rupture, que les Arabes appellent Aïd el-Fitr et que les Turcs appellent Ramazan Bayramı. Dans la cour de l’hôtel où l’on prend le petit déjeuner sur les canapés ottomans. Je répète, avec l’impression que les mots vont rester en moi, les vocables qui désignent le lait chaud (sıcak süt), le café (kahve), les croissants (kruvasan).
Mes mains sont sèches et je n’aime pas ce que je vois dans le miroir en passant dans la salle à manger. J’ai un beau teint hâlé qui témoigne que j’ai passé un mois sous le soleil brûlant de la Turquie, mais j’ai les yeux tristes et fatigués, je me sens aussi vide qu’une outre d’eau dans le désert. Comme un signe disant qu’il était temps de partir, le ciel s’est couvert d’un voile gris comme au lendemain d’un orage et quelques gouttes tombent du ciel tandis que je me remplis de café et de pâte de sésame en maugréant en imaginant que la température du ciel est quasiment tombée de quinze degrés. Je ne sais pas exactement ce que je ressens, partagé entre un bonheur incommensurable d’avoir pu faire un voyage comme celui-ci, la joie de m’être laissé entraîner dans des ornières que je ne m’imaginais pouvoir suivre un jour, et la tristesse infinie qui me serre l’estomac à l’idée de devoir partir ce soir. Sous mon crâne, les démons qui m’ont toujours animés commencent à se réveiller et à me tirer avec eux dans des limbes de désolation dont je ne veux pas connaître la profondeur. Je commence à me sentir désarmé dans cette ville dans laquelle je ne sais plus vraiment quoi faire, plus vraiment où aller. En ce jour de fin de Ramadan, il n’y a pas grand-chose d’ouvert. Les gens dans la rue arborent leurs plus beaux vêtements, tout en couleurs pastels, en brillants et en tissus épais et chers, en couvre-chefs de prix, en voiles richement parés. Je tombe même sur un couple d’Indonésiens, presque aussi incongrus ici que je peux l’être moi-même, à la différence près que eux, sont musulmans… Derrière la Mosquée Bleue, les vendeurs du bazar d’Arasta ne sont plus vraiment intéressés par les passants, comme s’ils avaient fait leur beurre et que se décarcasser pour aller arnaquer le touriste n’était plus vraiment à l’ordre du jour, ni même une nécessité impérieuse. Je me dis que pour cette dernière journée, je pourrais aller voir cet étrange musée passant complètement inaperçu dans la rue du bazar, le musée des mosaïques, mais malheureusement, une pancarte indique à l’entrée du musée qui commence là où les marches s’enfoncent dans le sol, qu’en raison de la fin du ramadan, le musée est fermé pour la matinée. Le vieil homme à l’entrée me dit de revenir dans une heure et que ce sera certainement ouvert. Pendant ce temps, j’erre un peu au pied de la Mosquée du Sultan Ahmet Ier, regarde les passants apprêtés dans leurs habits de cérémonie, me demande encore combien de temps je vais pouvoir tenir dans cette ville si je ne rentre pas sur le champ à Paris. C’est une sensation étrange, inexplicable, qui me pousse à vouloir partir immédiatement. Je ne reste finalement pas très loin du musée. Le musée ouvre ses portes. Je descends sous terre sans imaginer ce que je vais trouver là.
Le musée des Mosaïques est en réalité un ancien péristyle mis au jour dans les fouilles qui ont été menées ici jusqu’en 1954 et qui ont mis au jour les derniers vestiges de ce qui était le Grand Palais commencé par Constantin. La salle dans laquelle on se trouve mesure 66 x 55 m, ce qui laisse imaginer l’importance du bâtiment d’origine. On pense, certainement à raison, que le Grand Palais était une accumulation de salles de styles hétéroclites, construites à des époques différentes. On peut avoir une idée de ce à quoi ressemblait le Palais sur le site de Byzantium 1200. Franchement, on aurait presque préféré ne jamais voir ça, car le peu qu’il reste du Palais est d’une incroyable tristesse. L’état d’abandon dans lequel il a dû se trouver témoigne à quel point les Hommes sont de bien piètres conservateurs. Et moi, je n’aurais pas dû terminer mon voyage par ces tristes vestiges, me laissant un goût amer dans la bouche. Étrangement, je me sens mal à l’aise face à ces mosaïques qui, sous leur air bucolique et champêtre, sont en réalité de réelles scènes d’horreur. La qualité est incroyable et d’une grande fraîcheur pour des mosaïques datant de plus de 1500 ans et les couleurs resplendissantes. On peut voir des éléments architecturaux et ce qui peut ressembler à des scènes de chasse ou de vie champêtre, une vie éloignée de cette ville dans ce qu’elle a plus de plus lointain ; au delà du Palais, il n’y a que la mer.
Je pensais m’être trompé sur le compte de ces mosaïques, mais trois ans plus tard, tandis que je lisais le sublime livre de William Dalrymple, L’ombre de Byzance, je retrouvais mes sentiments traduits de la même manière par le grand écrivain britannique.
J’ai passé le plus clair de l’après-midi au musée des Mosaïques, à admirer les quelques motifs rescapés. Ils datent tous de la fin du VIe siècle — juste après Justinien — et proviennent du Grand Palais, qui se dressait jadis à flanc de colline, derrière la Mosquée Bleue. Ce sont donc ces mosaïques que dut fouler l’empereur Héraclius lorsqu’il apprit la chute de Jérusalem aux mains des Perses ou la reddition d’Alexandrie.
Au premier abord, on s’étonne d’y trouver encore une influence hellénistique. Le style de ces mosaïques est le plus souvent bucolique et empreint d’un naturalisme chaleureux qui, à première vue, s’apparente davantage aux délicates fresques de Pompéi qu’aux figures raides et hiératiques des icônes byzantines plus tardives ou austères Pantocrator qui dominent souvent la coupole des églises médiévales. Mais au bout d’un moment, quand on examine de plus près ces idylles pastorales, on finit par s’inquiéter pour la santé mentale de leurs auteurs, voire de leurs commanditaires.
Toujours à première vue, on croit voir par exemple un cheval allaiter un lion ; il s’agit bien sûr d’un symbole de la paix, de la même manière qu’on trouve dans la Bible un loup dormant à côté d’un agneau. Sauf que si l’on y regarde vraiment de très près, on s’aperçoit que le lion est en train d’éventrer le cheval tout en refermant ses mâchoires sur ses testicules. Ailleurs, un autre lion se dresse sur ses pattes de derrière pour attaquer un éléphant mais rate son coup et s’empale sur une défense. Ici c’est un loup qui déchire la gorge d’une biche, là, deux gladiateurs en haubert et culottes de cuir que charge un tigre rose gravement blessé au cou et saignant de la gueule, et, ailleurs encore, un griffon ailé qui fond sur une antilope et lui arrache la peau du dos tandis qu’un autre gobe un lézard.
On se perd en conjectures sur ce qui a conduit le maître mosaïste à imprégner ses œuvres d’une violence aussi psychopathologique : les assassinats et autres révolutions de palais étaient fréquents, à l’époque ; on ne voit pas quel apaisement ces scènes sanguinolentes pouvaient procurer à l’empereur qui les foulaient quotidiennement. D’un autre côté, elles fournissent un antidote salutaire à la littérature byzantine, dont le corpus est uniformément pétri de pessimisme pieux et essentiellement composé d’interminables hagiographies dont les ascètes héroïques résistent aux silencieuses invites de séductrices démoniaques. Peut-être l’empereur éprouvait-il quelque soulagement à retrouver ces scènes de carnage quand il avait supporté deux heures durant les sermons sur la chasteté débités par le patriarche.
William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto
Ici s’arrête un peu brutalement mon récit de voyage, au terme de vingt-quatre jours passés en Turquie. Ici s’arrête mon récit de voyage, car, trois ans après être revenu de Turquie, quasiment jour pour jour, je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé après avoir visité le Grand Palais. J’imagine que j’avais laissé ma valise à l’hôtel après avoir quitté la chambre et avoir pris mon petit déjeuner et j’ai dû dire au réceptionniste que je la laisserai là jusqu’à ce que mon taxi vienne me chercher pour l’aéroport. Non seulement je ne m’en souviens plus, mais c’est ici que s’arrêtent mes notes de voyages, que, scrupuleusement, je prends presque en temps réel. Je ne sais plus. J’ai dû tout laisser tomber, je devais être épuisé de corps et d’esprit et j’ai certainement à un moment donné décidé de me recroqueviller sur moi-même, incapable d’en absorber plus, incapable de retenir plus que tout ce qui m’avait été donné jusque là. Ce qui est certain, c’est que j’ai bien pris l’avion, et que je suis passé au-dessus des Alpes (la preuve en photo), mais je ne me rappelle vraiment, sincèrement, plus de rien…
La seule chose dont je me souviens, c’est que le lendemain, j’étais déjà reparti au travail, ne m’étant laissé absolument aucune marge pour décompresser. Au contraire de nombre de personnes, je ne vois pas l’intérêt de ne pas profiter jusqu’au bout. Je me fous de rentrer plus tôt, “pour faire la lessive”, “pour ranger la valise”, “pour faire un peu de ménage avant de retourner au travail”. Non, je ne suis pas dans cette optique et je m’en fous littéralement. De la même manière, je ne conçois pas les vacances comme étant du repos. Le voyage n’est pas fait pour ça, bien au contraire. Je me repose le week-end, le soir quand je reviens du travail, mais certes pas en voyage. Je suis là pour m’éreinter, pour me faire détruire, pour qu’on attente à mon intégrité physique et mentale, dans une posture attentiste et presque auto-destructrice…
J’ai mis trois ans à rédiger ce carnet de voyage, ce sont certainement plus de 60 000 mots écrits pour en rapporter la saveur et l’essence. Ce fut pour moi un travail énorme, de retouche de photos (des poussières se sont insérées dans mon appareil, sur le capteur, j’ai ramené près de 2000 photos dont pas une seule n’avait de tâche), de tri, de choix, de rédaction, de correction, d’interrogations, de mises en forme… Ce furent trois ans qui m’ont permis de continuer à vivre ce voyage en me le remémorant, minutes après minutes d’après mes notes scrupuleuses, et tout ce que j’ai écrit me permettra de le faire vivre encore tant que moi, je serai en vie.
Partir en Turquie pendant quatre semaines m’aura appris énormément, mais je serais tenté de dire qu’une des principales choses que j’en ai comprises, c’est qu’en voyage, comme au final dans la vie de tous les jours, il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils représentent, ni pour ce qu’on a envie qu’ils soient. Je sais que beaucoup de gens en France ont une très mauvaises opinions, pour ne pas dire un a priori raciste, concernant les Turcs. J’ai entendu dire que les Turcs étaient de mauvaises personnes car ils ont participé à la guerre du mauvais côté de la barrière, au côté des Allemands. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que nous ne parlons pas aux Allemands ? Est-ce que nous avons le même a priori envers les Allemands ? Je ne comprends ces faux débats. De la même manière, je me suis rendu compte que les Turcs n’aiment pas beaucoup les Arabes, et que les Stambouliotes n’aiment pas les Anatoliens, etc. Ça n’en finit pas. En fait, personne n’aime personne. Parce que ceux-là ont ce défaut, parce que ceux-ci puent… C’est infernal et complètement con. Lorsque je voyage, je pars avec des a priori pour pouvoir les casser un à un, je le fais exprès, pour me discipliner et en revenir meilleur, plus tolérant, plus intelligent j’espère dans mes rapports avec l’Autre.
Je sais parfaitement à quel point Istanbul n’est plus que l’ombre d’elle-même, à quel point la Turquie a souffert de destructions et on a toujours la tentation de se dire qu’on aurait aimé connaître comment c’était exactement avant. A l’heure où j’écris, des abrutis se sont mis en tête de détruire Palmyre à la dynamite, de raser une civilisation pour que d’ici quelques années, dans leurs machiavéliques plans, les populations oublient leurs racines. Mais ça n’arrivera pas. La mémoire humaine est d’une nature extensible et elle a également cette capacité de résilience qui permet de passer de la douleur à la reconstruction de soi. Ils ont détruit Palmyre ? Tant pis, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’ils font subir aux êtres humains. Et puis Palmyre, on l’a photographié, on l’a étudié, on sait à quoi ça ressemblait. Les êtres humains ne sont pas faits de cette matière-là. Mais ce n’est pas ici le bon endroit pour une tribune, car on parle ici de voyage. Et si demain un tremblement de terre efface Istanbul, la perte patrimoniale sera immense, mais songeons d’abord à ceux qui y vivent…
C’est donc ici que ça se termine, mais c’est également ici que les choses naissent, dans les recoins d’une vie passée, car c’est lorsqu’il y a un grand silence que se préparent toujours les révolutions. Pour moi, la Turquie en ce mois d’août 2012, en plein ramadan, ce fut plus qu’un voyage, ce fut bien mon être dispersé, déversé sur les montagnes de Cappadoce ou dans les rues d’Istanbul, sur les hauteurs de Pamukkale, au pied de la tombe de l’apôtre Philippe ou dans les ruines englouties de Kekova, réduit en poudre et déposé sur la terre, comme on répand les cendres encore chaudes d’un défunt…
Voir les 75 photos de cette dernière journée sur Flickr.
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Jun 14, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Carnet de voyage en Turquie : L’église cachée (Saklı Kilise), la vallée de Pancarlık et le ramadan à İstanbul
Bulletin météo de la journée (samedi 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humidité : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humidité : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humidité : 54% / vent 22 km/h
C’est aujourd’hui le dernier jour du ramadan (ramazan), un jour vécu à la fois comme une libération et comme un renouveau, après un mois lunaire éprouvant pour les corps et les esprits, un mois censé mettre son âme à l’épreuve et purifier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’astreignent à ne pas manger et surtout à ne pas boire pendant ces longues journées torrides. Ramadan, c’est aussi l’occasion de se retrouver tous ensemble dans la rue et partager ensemble dans une ambiance chaleureuse son repas dès lors que le muezzin a commencé sa longue complainte, qui sur l’hippodrome, entre Sultanahmet Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éternité qui transperce le cœur et donne la chair de poule, malgré la sueur qui continue de dégouliner sur mon corps et la chaleur insensée. Je regardais hier soir les belles femmes endimanchées (ou plutôt enramadanées) dans leurs manteaux longs traînant par terre, boutonnés jusqu’au col dans lequel est coincé un foulard serré qui leur enserre le visage. Comment supporter la chaleur dans ces conditions ? Certaines sont visiblement à l’aise financièrement, mais on sent clairement le poids de la tradition ; ce n’est pas ici que traîne la jeunesse stambouliote émancipée.
Il fait nuit, une nuit noire, mais certainement pas calme. Les minarets de Sultunahmet, tendus comme des chandelles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’entends comme un craquement dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muezzin entame sa longue plainte en suppliant le nom d’Allah. Le nez dans l’oreiller, un œil à moitié ouvert, il ne me viendrait jamais à l’idée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, malgré l’heure, malgré la fatigue et je me rendors avant que les derniers mots soient prononcés.
Avant d’aller déjeuner, je m’installe quelques instants sur le toit d’hôtel où personne ne vient, le soleil a déjà commencé à chauffer le zinc des toitures sur lesquelles les pattes des corbeaux (kuzgun) grincent dans un petit cliquetis désagréable. Le monde s’arrête ici, comme dans tous les lieux sur lesquels je me suis reposé pendant ce voyage. Je me sens vidé, incapable d’en absorber davantage ; la coupure devient inévitable. Marmara brûle à main droite, laissant pantelantes les silhouettes des cargos qui attendent leur tour pour franchir le Bosphore, dans un air mâtiné des traces de gas-oil consumé. Sultanahmet Camii, à main gauche et du haut de ses six minarets, flamboie comme une armée de lances au lendemain de la victoire et malgré sa pierre grise et sombre, renvoie une lumière aveuglante qui fait pleurer mes yeux fatigués.
J’irai voir ce matin le tombeau de celui qui a donné son nom à la grande Mosquée Bleu, le Sultan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et derrière la fontaine. Il était encore en travaux la dernière fois que je suis venu et je m’engouffre dans ce mausolée spacieux où reposent le Sultan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cercueils recouverts de feutrine verte et à la tête desquels se trouvent les turbans blancs indiquant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs dessinés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visité les tombeaux qu’on peut voir dans l’enceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…
Mais je repère quand-même quelques douceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majestueuse me donne à voir des étoiles de bois incrusté d’ivoire et de nacre, dans un mélange étonnant de couleurs simples, primitives, associé au cuivre des poignées et des gonds, des serrures et des ornements. La céramique d’Iznik commence à me sortir par les yeux, même si je reconnais que la multiplicité des motifs m’impressionne à chaque fois un peu plus, surtout depuis que je sais que les vrais carreaux authentiques sont fabriqués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des tonnelles de la ville méditerranéenne. Pas moins de vingt-sept opérations sont nécessaires pour produire ces motifs à la simplicité enfantine.
Pour ce dernier jour, j’ai décidé de visiter à nouveau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incompréhensible. La plus grande église du monde en dehors du monde chrétien est une ode aux croyances barbares, un lieu saint qui a survécu aux hommes, aux religions, aux tremblements de terre — qui sait pour combien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syndrome de Jérusalem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle religion il est question, je me sens comme envahi par une force qui me dépasse et me laisse pantelant sur le bas-côté, vidé de ma substance au profit de quelque chose que je ne peux contrôler et dont la puissance m’étreint. C’est peut-être ce que Mircea Eliade appelle le sacré. Vivre des épiphanies qui ressemblent à des orgasmes spirituels à chaque coin de rue n’est pas donné à tout le monde. Certains en sont même morts dans d’atroces souffrances.
Sous le soleil écrasant, les dômes de plomb du hammam Haseki Hürrem sont d’une grisaille époustouflante, les petits bubons de verre étincelant sur cette pesante carapace. Au pied de la plus grande église du monde chrétien oriental, les empiètements des minarets paraissent comme les pieds gigantesques d’une statue d’empereur romain que le temps aurait façonné jusqu’à ce qu’on n’en voit plus que l’armature. L’ingéniosité de cette architecture qui transforme une base carrée en tour ronde dans une douceur de baklava est là le véritable génie de ceux qui ont dessiné la beauté de cette Istanbul ottomane. La brique rose dans l’ombre du bâtiment semble fraîche comme des biscuits de Reims dans une charlotte à la framboise, mais ce n’est qu’une illusion. Le soleil écrase tout.
Dans le jardin qui entoure l’église, je m’attarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autrefois les alentours et qui, recouverts par une terre tassée par les années de conquête, ont été préservés des saccages. Sur certains d’entre eux, on peut encore voir gravé le nom de Théodose, l’empereur bâtisseur et dernier empereur romain à avoir régné sur l’Empire d’Orient unifié. Des colonnes au chapiteau sculpté dans un style corinthien pur se retrouvent affublées sur leur fut d’une croix latine, absurdité complète qu’on ne voit qu’ici.
L’effet est toujours le même quand on rentre dans l’église, ou non, il est à chaque fois amplifié, parce qu’on s’attend à ce qu’on va y trouver. Une ambiance barbare, brute, sauvage, l’élément le plus représentatif de l’art byzantin dans toute sa splendeur, en terre musulmane de surcroît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y comprend plus rien, si tant est qu’on tente de percer le mystère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lancer un avertissement. Son imposante stature écrase celui qui entre ici. Misérable vermisseau, prosterne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas rester trop longtemps ; personne ne songerait à tambouriner dessus pour l’ouvrir. Certaines portes latérales du narthex ne sont plus de style byzantin mais présentent une forme d’ogive telle qu’on en voit sur les bâtiments ottomans. Qui brouille ainsi les pistes ?
Dans ce narthex déjà parcouru, mon regard se perd dans les marbres colorés, veinés comme une peau diaphane sous laquelle on verrait le sang couler alors que ce sont certainement des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répandus suite aux querelles des images et aux invasions successives… Sous les pilastres bordés d’une frise florale représentant certainement des vignes, symbole christique par excellence, ce sont des plaques incrustées de couleurs qui déjà annoncent les volutes florales des céramiques d’Iznik, les contours des portes sont capitonnés de gros clous de bronze, censés tenir la structure pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient parfaitement en place. Sur une porte en bronze, un vase contenant deux feuilles stylisées et confrontées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits carreaux dorés, recouvrant savamment les renflements de la structure, s’ornent parfois de feuilles enroulées, motifs qui alternent un peu avec les croix omniprésentes. Ici c’est un trou de serrure qui m’intrigue, laissant supposer des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’écritures arabes, recouverte d’une chape de bronze. Tous les matériaux d’ici sont des matières hautement nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Proconnèse, le porphyre rouge sang, la lumière, l’or.
Ici encore, ce sont des plaques marquetées de marbres, un vert sombre et granuleux pour le fond, un veiné jaune et rouge pour donner du relief, un porphyre pour remplir un disque, un vert fin et clair pour les volutes florales… Au dessus d’un pilastre, c’est ici une reproduction d’église en miniature, certainement Sainte-Sophie elle-même, une croix représentée au milieu, entre des rideaux qu’on imagine être de pourpre impériale. Entre chacune des plaques de marbres, c’est un frise faite de carrés alternés donnant l’impression d’une dentelle ; lorsque la pierre se fait tissu…
Et puis, changement de décor, nous sommes dans une mosquée. Derrière les cuivres découpés d’étoiles, les pointes des flèches tendues vers le ciel se terminant par un croissant de lune, lui aussi pointant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Allah, les vitraux d’un pur style ottoman. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nouveau sur la dentelle de pierre grise, fleurs infinies qui donnent le vertige, sur le sol à nouveau, de gigantesques disques de marbres colorés qui font comme des bulles sous le vide immense de la coupole. Une pièce est ouverte sur le côté du narthex et j’accède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horologion, là où se trouvent les psautiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recouverts de céramiques ottomanes. Au plafond, je découvre des anneaux scellés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au travers des lucarnes, un chat reste là, assis, se laissant caresser par tous ces gens grossiers qui osent venir ici.
Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trouver autrefois une porte, la trace d’une main prise dans la couleur de la pierre. Fascinant, et surtout, incompréhensible. C’est là que réside le mystère de ce magnifique monument, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se donner la peine de découvrir. Ces lustres imposants descendant du ciel comme des soucoupes volantes, rappelant les plus grands mystères des livres d’Ezechiel et d’Enoch…
Certaines des colonnes sont cerclées, les autres pas. Et puis au bas des certaines d’entre elles, des frises grecques qui, aux jointures sont comme des swastikas. Est-ce que les autres regardent aussi par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours auparavant dans les tréfonds de la Cappadoce, notamment à Mustafapaşa sur l’église Saint Constantin et Sainte Hélène. De la loge impériale on voit les arches de soutènement en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épuisé de tous ces détails, j’ai l’impression de vaciller et l’espace d’un instant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de partir d’ici est le plus fort. La chaleur m’a rincé, exténué, l’émotion a, quant à elle, été la plus forte et encore maintenant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’asseoir pour ne pas tomber… Quelques instants…
Au centre d’un des séraphins brûle un cœur d’or. Les séraphins, ces êtres redoutables, divins et pourtant toujours destructeurs, objets de fantasmes, délicatement représentés par des plumes bleues tentatrices… Sous mes mains, sur la rambarde de marbre, une inscription en grec que je n’arrive plus à déchiffrer. Peut-être une revendication d’un insurgé de l’époque de la Sédition Nika… Et puis au-dessus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les renflements entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je profite des fenêtres ouvertes pour m’extasier depuis ici sur ces minarets tendus comme des arcs, dépassant des rotondes. Sur les murs du narthex, on trouve les plaques gravées des décisions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque compréhensible. Monogrammes, croix, chrismes, le nom d’Allah, de petits crochets au-dessus des portes qui devaient retenir autrefois des tentures, histoire de ne pas donner un air trop évident aux choses. Chaque émotion en son temps. Cette fois-ci, je dois sortir de l’église et j’emprunte une sortie que je ne connaissais pas, la Belle Porte sur le fronton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majesté. Dehors, c’est le baptistère que je découvre avec sa baignoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’étaient immergés les empereurs de l’Empire Romain d’Orient, dans cette cuve que personne ne visite guère. Et pourtant, c’est tout un symbole.
Pour reprendre mon souffle, je m’assois à l’ombre, engloutissant toute l’eau de ma bouteille, et je me pose pour écouter le chant du muezzin. Je reprends mon chemin pour m’enfoncer vers le Grand Bazar. J’ai un rendez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le vendeur de cuivres. Il m’a fait promettre de revenir pour m’offrir un kebab que nous mangeons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est censé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, histoire de faire comprendre que c’est fermé pendant l’heure du repas, improvisée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au plafond, un simple vantail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « ottoman air conditionning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrairement à ma dernière visite, il a laissé poussé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indépendant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa moustache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil malicieux et tendre. Nous échangeons quelques mots dans un anglais qu’il maitrise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pendant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du marché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’avais pris dans mes bras au mois d’avril. Il a grandi à présent, mais c’est le même, j’en suis certain. Il passera peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écraser par une voiture sur Divan Yolu.
Au pied de la belle mosquée Beyazıt Camii, la mosquée construite par le sultan Bajazed II, successeur du conquérant Mehmet II et destitué par son fils Selim, se trouve un marché d’un genre particulier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et surtout un incroyable marché au tesbih, ces chapelets le plus souvent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aussi, mais pas à Istanbul) s’amusent à égrener toute la journée pour s’occuper les mains. Ici, on échange des regards, on négocie ferme, on s’engueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tesbih rejoignent les mains caleuses de leurs nouveaux propriétaires. Je m’amuse à regarder les visages des hommes, certains émaciés et burinés, d’autres avec un seul œil restant, certains rondouillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquiétants presque. Ces visages soit barbus, soit moustachus, soit pas vraiment rasés, ont parfois la douceur des heures débonnaires.
La fin de journée arrive, la chaleur, elle, ne descend pas. Le soleil tanne ma peau bien brunie par plus trois semaines passés dans cette fournaise turque ; pas aussi fort toutefois que dans la baie de Kekova ou sur les hauteurs de Pamukkale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décroissant, les gens circulent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monument majestueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’odeur des maquereaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bonheur de sentir cette odeur âcre revenir me chatouiller les naseaux. Je n’arrive plus à quitter cette place qui, décidément, reste mon lieu d’amarrage préféré. Ici, tout semble converger ; ceux qui descendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sultanahmet par le tram, ceux qui viennent de Galata depuis l’autre côté du pont… Carrefour inévitable, croisement de toutes les intentions, c’est Eminönü. Je reste à m’extasier devant les vapuru qui patientent sur le quai en crachant leur immonde fumée crasseuse, portant chacun des noms de personnalités de la ville, puis devant les vendeurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pectorales cousues de sequins brillants et les vendeurs de moules démesurées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on mangerait des huîtres sur le port de Cancale. Dans une rue un peu reculée, je mange un baklava accompagné d’un thé et d’un Sirma au citron. Je m’amuse en regardant les voitures dans lesquelles s’entassent parfois une bonne dizaine de personnes sous les cris des corbeaux.
Je décide, une fois n’est pas coutume, d’aller diner sous le pont de Galata. Une multitude de restaurants s’est installée sous la route, un étage inférieur qui fait penser aux anciens ponts parisiens ou au Ponte Vecchio de Florence, sauf qu’ici on passe sur une coursive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-dessus de nos têtes. Je m’arrête à une terrasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colorée qui donne au Bosphore une couleur rouge sang. C’est un de ces restaurants qui ne sert pas d’alcool, ramadan ou pas. Moi qui voulait boire une Efes Pilsen, je me contenterai ce soir d’un jus d’abricot (Kayısı suyu) et d’un maquereau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voitures passant au-dessus et les cris des gamins, enrobés dans les mélopées des hauts-parleurs vendant leur Bosphorus tour !!!! Bosphorus tour !!!! commencent à me taper sur les nerfs. Je ne supporte plus le bruit de cette ville infernale que j’aime tant. Il est temps pour moi de partir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se reposer ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous éreinter, vous essorer comme ces carpettes élimées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les promenades sétoises.
Je retourne à l’hôtel, en empruntant le tunnel dévasté passant sous la route d’Eminönü, en passant devant un reste de mur byzantin, au pied de la Mosquée Bleue, devant des manières de maisons kurdes qui sont en réalité la façade d’un restaurant d’où sort une plainte douce accompagnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istanbul et je me demande déjà comment je vais faire pour revenir à Paris. Je veux dire, comment je vais faire pour revenir dans mon élément naturel après autant de chambardements et d’émotions. La prochaine que je viendrai ici, je chercherai les morceaux de moi que j’ai laissés sur place.
https://youtu.be/uw3UYdJaEFg
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May 9, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
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Bulletin météo de la journée (vendredi 17 août 2012) :
Station de Nevşehir
10h00 : 23°C / humidité : 48% / vent 7 km/h
14h00 : 28°C / humidité : 18% / vent 6 km/h
22h00 : 21°C / humidité : 31% / vent 20 km/h
Station d’İstanbul
10h00 : 28°C / humidité : 55% / vent 15 km/h
14h00 : 31°C / humidité : 28% / vent 22 km/h
22h00 : 30°C / humidité : 55% / vent 19 km/h
Je suis levé très tôt, en même temps que le soleil, peut-être même avant. La fatigue n’a plus de prise sur moi ; je me sens incroyablement léger, dégagé de toute contrainte, presque inconscient du monde environnant. Dans cette chambre immense où j’ai la sensation d’avoir finalement passé trop peu de temps, je commence à rassembler mes quelques affaires. Mais étrangement, j’ai la bougeotte et comme il est encore trop tôt pour aller déjeuner, je m’assieds sur le rebord de la fenêtre pour regarder les ballons percer le ciel frais du matin. Il est encore tôt… mais je chausse mes chaussures et je m’habille sommairement, je prends les clefs de la voiture et je sors de la chambre presque comme un voleur, passant devant le type avec un petit geste de la main et l’air satisfait du sale gamin qui va faire une connerie. Pour une connerie, c’est une sacrée connerie. Je file à toute vitesse vers Göreme sur la route poussiéreuse ; la voiture fait de dangereuses embardées dans les virages, me rappelant tout à coup que mon tacot a les pneus lisses. Je prends la direction du musée en plein air et je rejoins un panneau qui m’intrigue pour être passé plusieurs fois devant. Le panneau jaune indique Saklı Kilise, ce qui signifie « église cachée ». En me renseignant un peu sur le guide, j’apprends que cette église porte ce nom car un éboulement en avait caché l’entrée pendant plusieurs siècles, au-dessus de la vallée de Zemi qui rejoint la vallée des pigeonniers. Elle n’a été mise au jour qu’en 1957, révélant des fresques peintes directement sur le roc, exceptionnellement conservées du fait de leur isolement du monde extérieur et c’est cette église-là que je souhaite voir avant de quitter la Cappadoce.
La ville dort encore, il n’est que 7h00 et tout semble se réveiller doucement. Le soleil est déjà chaud, mais je supporte bien un petit pull qui me rappelle qu’on est quand-même dans les montagnes. Au point le plus bas d’Üçhisar, on est déjà à près de 1300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Je m’engage sur le sentier qui emprunte un chemin derrière une ancienne église reconvertie en écuries ; le chemin monte sacrément et passe sur une crête un peu escarpée. D’ici je peux voir toute la vallée qui s’étend devant moi. Le coin est truffé d’églises dans la roche, mais je n’ai pas de carte suffisamment détaillée et exhaustive pour imaginer les visiter toutes un jour. Je m’engage sur le plateau de tuf où l’on trouve des champs cultivés, des abricotiers en nombre. Le soleil du matin rase ce paysage dont la blancheur éclatante est à la fois un supplice et un régal pour les yeux. Mon chemin s’étend sur quelques dizaines de mètres, mais alors que je m’attends à tomber sur une indication, sur un panneau qui pourrait m’aider, rien ne me laisse présager qu’il existe ici une église, et je me laisse finalement à croire que le mot « église cachée » ne soit finalement qu’un calembour indiquant qu’elle est tellement bien cachée qu’on ne peut la trouver. Je finis par descendre dans la vallée par un chemin hasardeux et tente de repérer les lieux depuis le contrebas mais je ne vois rien d’autre que des vignes, du tuf bien lisse et bien glissant. Il est pourtant dit sur le guide que quelques mètres sur le plateau donnent accès à une volée de marches abruptes qui descendent à l’église mais je ne vois rien et ça commence à m’énerver. Je décide alors de remonter sur le plateau par un chemin dans un goulet d’étranglement en passant mes pieds dans les creux entre les cônes de tuf. J’arrive à me débrouiller plutôt bien jusque là, jusqu’à ce que je me retrouve avec le pied bien coincé dans la roche. Et là, je commence à avoir peur. Je suis tout seul, personne ne sait que je suis là… Au mieux on retrouvera la voiture dans quelques jours et on se posera la question… Je n’arrive plus à monter et sous mes pieds il y a cinq bons mètres de vide, je ne peux pas me retourner et oser espérer sauter sans me casser quelque chose, mais de toute façon, ma chaussure est tellement bien encastrée que je ne peux pas bouger. Je commence à fatiguer, à m’essouffler et pour ne rien cacher, je commence à avoir franchement peur. Je commence à rire nerveusement en me disant que je suis un peu inconscient parfois, mais j’essaie de garder la tête froide et je commence à réfléchir pour me sortir de là. Et là, j’ai comme un coup de génie ; je dénoue mon lacet et arrive à retirer ma chaussure de mon pied endolori, que j’arrive finalement à poser plus bas. Après avoir récupéré la chaussure, je redescends tout doucement pour ne pas tomber et j’arrive finalement en contrebas. Après ce gros coup de trouille, je finis par remonter par où je suis descendu. Je dois me rendre à la réalité, je n’arriverai pas à trouver l’église cachée et quitter la Cappadoce sur cet échec me rend un peu amer.
Finalement, c’est quand je reviens sur mes pas que je vois sur le bord du précipice une volée de marches taillées dans le roc et qui descendent vers une excavation. Je n’en crois pas mes yeux, je suis passé devant peut-être trois ou quatre fois sans voir les marches. Voici une église qui mérite bien son nom. Évidemment, elle est fermée, comme souvent apparemment, mais ce que j’arrive à en voir me permet d’identifier les différentes scènes avec ma lampe torche (ustensile finalement indispensable en Cappadoce) : la Deisis, l’Annonciation, la Nativité, la Présentation de Jésus au temple, le Baptême, la Transfiguration, la Crucifixion du Christ, La Dormition de Marie et quelques saints. Les couleurs sont encore vives et la peinture pas trop abimée. J’aurais finalement trouvé cette belle église cachée et je reviens à l’hôtel fier de moi, même si j’ai presque failli ne pas en revenir vivant…
Je suis accompagné jusqu’à la voiture par des nuées de moustiques qui viennent de se réveiller et me dévorent les jambes. C’est mon dernier jour ici, je reprends l’avion dans la soirée pour Istanbul, mais j’ai le cœur gros et je n’ai pas vraiment envie de partir d’ici. C’est sans précipitation que je me douche et que je finis de boucler ma valise avant de descendre déjeuner sur la terrasse, une dernière fois. Le lieu est si magique que je sais qu’il y aura quoi qu’il en soit une deuxième fois.
Une fois le ventre plein, je laisse mes valises à l’accueil après avoir convenu d’un accord tout à fait intéressant avec Abdullah par l’intermédiaire de l’anglais rudimentaire de Fatoş. En fin de journée, je ramène la voiture — que je paie dans le prix de la chambre — et je pars avec et le propriétaire jusqu’à l’aéroport de Nevşehir qui me dépose là-bas. Seule contrepartie, je paie le plein d’essence arrivé près de l’aéroport. C’est plus qu’honnête. Nous nous serrons la main et je repars sur les routes, profiter un dernier instant des paysages. Je me dirige vers la vallée de Devrent et je m’arrête à un endroit que m’avait chaudement recommandé Adbullah : Paşabağ (le jardin du Pacha). Plutôt qu’un jardin, c’est un immense champ de cheminées de fée où tous les Turcs des environs semblent s’être donnés rendez-vous en famille. Certaines anciennes cellules des moines sont accessibles par la roche, mais sont littéralement envahis de petits enfants Turcs un peu bruyants et désordonnés. Un superbe terrain de jeu pour eux, mais je n’arrive pas vraiment à goûter l’endroit, que je trouve sans charme. Il y a, paraît-il, une église, que je n’ai pas vue, mais pour tout dire je ne m’éternise pas ici. A part quelques polychromies, une vallée solitaire et la présence d’un énorme lézard à la peau lardée de piquants, je ne retiens pas grand-chose de l’endroit. Je file et m’arrête sur un plateau d’où je peux voir la Cappadoce à 360° ; d’un côté, le plateau de Çavuşin avec ses jolies vallées, de l’autre la plaine qui s’étend jusqu’à Ortahisar et Ürgüp. C’est une terre accidentée, teintée de rouges là où poussent les vignes qui servent aux vins (réputés) d’Ürgüp, de jaune souffre là où la caillasse effleure, de roses là où sortent de terre les cônes de tuf, de blancs lorsque la terre est rincée par les pluies et la neige de l’hiver, de verts pâles là où poussent des touffes disparates et des buissons chétifs, parfois dans la terre aussi qui arbore ces étranges teintes qu’on trouve incroyables en ces lieux…
Je reprends la voiture pour aller voir la fameuse Pancarlık Kilisesi que j’ai failli voir il y a trois jours si je n’étais pas arrivé aussi tard… Je passe par la route qui part d’Ortahisar ; c’est une vieille route cabossée, étroite et poussiéreuse, pleine de trous. Je déplace des tonnes de poussière et de sable qui ne me font pas passer inaperçu sur cette route isolée. Rien de tel pour signaler sa présence. Je pense aussi que je finis de ruiner la voiture qui va en prendre un sacré coup dans les amortisseurs.
Cette fois-ci, c’est ouvert, mais le type qui garde l’église n’est vraiment pas débordé, à tel point qu’il dort, en toute simplicité. Je suis obligé de tousser, ce qui ne le réveille pas. Je lâche finalement un petit éclat de rire qui le bouscule ; il se met debout comme si de rien n’était et d’un sourire franc sous sa belle moustache poivre et sel, il me demande les 4TL de droits d’entrée — dört lira. L’église est toute simple, avec une dominante de couleurs vertes et ocres. La marche de l’autel est sculptée en onde, ce qui est extrêmement rare et qui symbolise certainement l’eau du baptême, et le chœur est une demi-coupole où est peint un Christ en majesté, ainsi que le tétramorphe et des séraphins. Les saints représentés le sont sous forme de bandes historiées.
Des ouvertures creusées dans la pierre laissent passer un petit courant d’air agréable, tandis que deux hommes sont vautrés sur les tapis à l’entrée de l’église, prenant un thé qui a dû refroidir depuis longtemps. Je profite de ces derniers instants, car je sais que je ne reviendrai pas tout de suite ; alors j’imprime dans mes souvenirs les couleurs et les formes de ce paysage dans lequel je me sens comme en terrain connu, les odeurs de tabac et d’eau de rose, d’herbes cuites par le soleil et de terre crayeuse, les chants des muezzin de la région qui sont comme des cantiques anciens dont la mélopée se retient comme une chanson entêtante.
Retour à Göreme pour déjeuner en plein milieu d’après-midi, au Maccan Café, sur le grand place près de la gare routière. J’y déjeune d’une coban salata faite à la commande et d’un menemem bien relevé avec un ayran pour éteindre le feu. Il est temps de partir ; je retourne à l’hôtel où attend le chauffeur. Ma valise attend sagement dans un coin et je sens déjà que quitter cet hôtel va être un vrai déchirement. C’est la première fois de ma vie que je pars un mois loin de chez moi, dans un pays étranger qui plus est, et ma déchirure se mesure à l’imprégnation de mon âme par ces terres étranges, empreintes de mysticisme et de religion aux contours un peu flous, d’histoire grecque relevée à la sauce ottomane, teintée de la douleur des déplacements de populations et d’une histoire récente pas toujours très drôle. Abdullah est là, ainsi que Fatoş. Bukem est absente aujourd’hui. Les adieux me déchirent le ventre, surtout lorsque je sais que ce n’est pas simplement une relation commerciale, et que derrière ce qu’on voit, des gens qui se plient en quatre pour leurs clients, ce n’est pas une vaine obséquiosité, mais quelque chose qu’on a, me semble-t-il par chez nous, définitivement perdu et dont le nom lui-même ressemble à une vaste blague au parfum suranné de naphtaline ; l’hospitalité. Tout a été fait pour me faciliter la vie, et cela, sans surcoût. Je me rappelle encore ces moments où en plein milieu de la nuit Abdullah me demandait de patienter un peu pour me préparer des tranches de pastèque alors que la fatigue m’étrillait ou lorsqu’il partageait avec moi ses noisettes (fındık) et ses abricots (kayısı) avant que je ne parte passer la journée dans la poussière. Il était hors de question que je sorte de son hôtel sans avoir pris une petite bouteille d’eau dont le meuble à l’entrée regorgeait. Ce n’est presque rien, mais c’est une relation instaurée qui ne souffre pas le refus, et dont j’ai vu sur place peu de Français se saisir…
Je monte à côté du chauffeur, ma valise dans le coffre, et après avoir embrassé Abdullah qui m’entoure littéralement dans ses bras puissants, mon nez fourré dans le tissu de sa chemise qui sent l’eau de rose, après avoir serré la main à Fatoş (oui, on n’embrasse pas les femmes comme ça…) et à un autre type qui était là mais dont je ne savais rien, je leur fais signe par la fenêtre. Abdullah se saisit d’une petite jarre remplie d’eau qu’il jette d’un mouvement de la main vers la voiture… il me dit que c’est une tradition pour souhaiter bonne route. Je trouve l’attention terriblement charmante et ma gorge se serre.
La voiture file vers Nevşehir que nous traversons à toute vitesse, les rues sont désertes et le soleil commence à décroître. Après avoir dépassé la ville, le chauffeur qui ne parle ni français ni anglais m’indique la rivière qui file le long de la route et me dit « Kızılırmak »…
Le fleuve rouge continue donc de m’accompagner jusqu’à l’aéroport. Nous dépassons Gülşehir, l’aéroport se trouve à la sortie de la ville, au milieu de rien. Ce n’est qu’un bâtiment tout en longueur où l’on ne sent pas une grosse activité. Dernier sursaut avant de passer les contrôles, je passe aux toilettes avec un petit sachet en plastique dans lequel j’avais récolté de la terre rouge de Cappadoce. Sortir des éléments minéraux, naturels ou vivants de Turquie est passible de prison, alors plutôt que de prendre des risques inutiles, je préfère me délester de cette poudre dans les entrailles de la terre avant de prendre l’avion.
Après les contrôles, je patiente dans une grande salle vitrée donnant sur la piste et derrière, de courtes montagnes érodées. L’embarquement est annoncé. Je me rends compte que l’aéroport de Nevşehir (Nevşehir Kapadokya Havaalanı) ne propose des vols que pour Istanbul, deux fois par jour avec Turkish Airlines. C’est vraiment le strict minimum, bien loin du gros aéroport de Kayseri. Une fois le vol parti, je pense que tout fermera jusqu’au lendemain midi. L’avion se poste devant les portes qui donnent directement sur le tarmac et lorsque les portes s’ouvrent, on nous invite à nous diriger vers l’avion à pied. C’est la première fois que je marche sur un tarmac et ce sera loin d’être la dernière. Le soleil se couche sur la piste dans une atmosphère irréelle de fin du monde comme on aimerait en vivre tous les soirs, le vent charriant une odeur salée d’herbes riches. Avant de m’engouffrer dans l’avion, je déguste cet instant tant que personne ne me presse. Le bonheur ne tient pas à grand-chose. Ce sont ces petits moments de transit qui vous extraient un moment de l’encroutement dans lequel on se vautre lorsqu’on prend ses aises dans une ville et qu’on a l’impression que le temps s’arrête.
Dans l’avion, puisque c’est Ramadan et que le soleil ne va pas tarder à se coucher, on me propose un plateau repas spécial ramadan, une boîte sur laquelle est inscrit iyi Ramazanlar (Bon Ramadan). Tout le monde a droit de goûter à ces petites douceurs, du riz au sésame, des galettes salées et de l’ayran. Le baklava finit de me faire fondre. L’avion est un A321 qui porte le nom de Sakarya, une province à proximité d’Izmit.
L’arrivée à Istanbul de nuit est magique. Le taxi m’emmène dans le quartier de Sultanahmet mais ne connait pas l’hôtel Sultan Hill. A proximité, comme c’est l’usage, il demande au premier venu où se trouve l’hôtel. C’est un petit hôtel derrière une façade de bois, une grande maison ottomane, dont la particularité est de se trouver juste derrière les murs de la Mosquée Bleue. Après avoir dîné, je monte sur la terrasse pour profiter de la vue… d’un côté Sultanahmet Camii, la superbe mosquée dont le muezzin a déjà chanté le dernier chant du jour, de l’autre la mer de Marmara, la pointe du Sérail, le tout dans une lumière brumeuse et surnaturelle. Avant d’aller me coucher, je fais un tour sur l’hippodrome, lieu de vie extraordinaire où tout le monde mange dans une ambiance bon enfant, au milieu des cris des enfants, des femmes qui rient et des hommes qui fument sous leurs moustaches. Istanbul est une ville qui se laisse prendre au creux de la main. Vivre le ramadan à Istanbul dans la chaleur des soirs brûlants est une expérience qu’on aimerait pouvoir étirer à l’infini et je me dis qu’il faudra que j’attende douze ans pour revivre un mois d’août dans les mêmes conditions. Istanbul en août 2024… Le rendez-vous est pris.
La chambre de ce petit hôtel en bois est toute petite mais je m’endors sans demander mon reste, en songeant déjà à cette heure tardive de la nuit (ou du matin) où le muezzin de Sultanahmet me réveillera avec son chant.
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Feb 21, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
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Bulletin météo de la journée (jeudi 16 août 2012) :
10h00 : 24°C / humidité : 49% / vent 4 km/h
14h00 : 28°C / humidité : 19% / vent 15 km/h
22h00 : 21°C / humidité : 30% / vent 4 km/h
Il est encore tôt lorsque j’ouvre les yeux. Le calme matinal de la Cappadoce m’envahit et creuse en moi un abîme de bonheur sourd. Ni volets, ni rideaux, mon regard tombe sur les myriades de ballons qui envahissent la plaine dans la lumière du soleil levant. Un ballet silencieux emplit le ciel rougeoyant, des dizaines de bulles flottant dans un air frais, tandis que je reste la tête sur l’oreiller à admirer la succession de plateaux de tuf qui s’étend à perte de vue sur l’horizon. Je me suis endormi hier soir sur les pages d’Amin Maalouf ; ce ne serait pas étonnant que mes rêves aient vagabondé aux côtés de Saladin.
L’hôtel est intégralement en pierre volcanique, une pierre à la fois rugueuse et chaleureuse et je ne manque à aucun instant de poser ma main dessus pour en sentir la rugosité. Je me fais couler un bain chaud pour dérouiller mes muscles abimés par la descente de la vallée, avant de descendre déjeuner.
Je me rends à Çavuşin, à quelques kilomètres seulement de la sortie de Göreme en prenant la route vers Avanos, avec la ferme intention de marcher dans les grandes vallées que l’on voit du ciel et dans lesquelles se cachent des petites églises creusées à l’écart du monde dans le tuf de la montagne. C’est une randonnée qui s’envisage sur la journée, surtout si l’on veut prendre le temps. Je pensais, en ce mois d’août rencontrer pas mal de monde mais encore une fois, j’ai l’impression d’être seul au monde. Je n’aurai rencontré dans la Güllü Dere (la vallée aux roses, le mot dere désignant plus le lit d’un ruisseau asséché qu’une vallée à proprement parler) en tout et pour tout qu’un couple d’Allemands avec leur môme dans leur poussette (inutile de dire qu’ils ont vite fait demi-tour…) et un couple de Français avec leur fils avec qui j’ai fait un bout de chemin.
Çavuşin, ça signifie pour moi un bourg paisible, une grande place avec une épicerie, des camions et des remorques peinturlurés et sur les pare-brises, au-dessus des poignées de portes des voitures, sur les autocollants des pare-soleil, une inscription supposée attirer la chance, ici écrite en alphabet latin : Bismillahirrahmanirrahim. Mais c’est aussi la citadelle, avec ses habitations troglodytes, et tout en haut la basilique Saint-Jean Baptiste, qui a peut-être contenu un jour les reliques de l’Agneau de Dieu… Peut-être… Cette partie de la ville était encore habitée jusqu’en 1964, date à laquelle elle a été évacuée. En 1975, une grande partie de l’édifice s’est effondrée. Çavuşin c’est aussi une petite mosquée où j’ai rarement entendu le muezzin chanter et des petites églises dans la ville, ouvertes aux quatre vents, et des maisons grecques en pierre, décorées d’ornements en forme de coquillage ou d’étoiles. Sur la grande place, lorsqu’on continue le chemin sur la droite, on arrive en bordure d’un cimetière, un très vieux cimetière où par endroits ne subsistent plus que des stèles fichées en pleine terre, sans inscriptions, rongées par le vent et la poussière, d’autres sont amarrées sur la pente de la colline, tournées vers La Mecque. Au milieu des tombes musulmanes, des stèles chrétiennes surmontées d’une croix, dont une porte un nom pourtant bien turc : Ali Kara mort en 1952. Ali le noir.
Cette vallée porte le nom de Zindanönü et mène vers les trois vallées qui sont comme un Graal au terme de ce voyage ; Güllü Dere (la vallée aux roses), Kızıl Çukur (le fossé rouge) et Meskendir. On y voit d’énormes mamelons renflés de tuf blanc, des pics, des coulées d’oxydes qui ont coloré la roche de roses et de verts. Je retourne sur mes pas pour aller chercher la voiture que j’ai laissée dans le centre pour la garer sur un immense parking vide. Cela me vaudra de faire une rencontre surprenante avec la gendarmerie (jandarma) à mon retour.
Je m’engouffre dans la vallée ; il fait déjà chaud, le soleil est haut dans le ciel. Quelques arbres chétifs, des abricotiers surtout, promettent une ombre qu’il est de bon ton d’accepter. Le chemin se rétrécit, passe sous des arches de pierre creusées par la main de l’homme. J’arrive devant la première église, l’église des Trois Croix (Üç haçlı kilise), laquelle me laisse un peu perplexe. En dehors d’un écriteau, rien ne laisse penser qu’on est ici au pied d’une église, laquelle n’est visible depuis le chemin que par la présence d’une ouverture sur l’extérieur qui permet de voir une immense croix insérée dans une mandorle gravée au plafond, ouverture causée par l’effondrement d’une partie de la façade. L’accès se fait par une pente ardue et c’est pratiquement allongé sur le sol que j’arrive à escalader en mettant les pieds dans les encoches. J’avoue ne pas être totalement rassuré et la perspective de tomber cinq mètres plus bas ne m’enchante guère, mais le spectacle en vaut la peine. A l’intérieur, ce sont des gravures datant du VIIè siècle et des peintures ultérieures (fin IXè siècle) qui ornent ses parois, notamment une vision triomphante du Christ, entourée de chérubins tétramorphes et de séraphins, des éléments au plus proche de la tradition paléochrétienne et byzantine. C’est un travail d’une rare finesse, rongé par le temps, abîmé par des mains indélicates, hostiles à l’imagerie chrétienne. L’impression d’être coincé dans ce lieu totalement improbable, isolé du monde, donne une belle idée de la manière dont vivaient reclus les moines qui habitait ces trous de souris pour se protéger de leurs persécuteurs. Dans cette vallée pas complètement isolée au final, on trouve des terrasses cultivées, des ceps de vignes taillés, des petits abricotiers, tout un monde de cultures à l’abri du vent dans ces édens naturels.
Je descends de l’église par le goulet et manque de dévaler plus vite que prévu, mais heureusement que j’ai de bonnes chaussures. Un peu plus loin se trouve une autre église, l’église Saint-Jean (Ayvalı kilise), mais elle est malheureusement fermée en ce moment pour restauration. Le vallon se referme, le chemin devient de plus en plus étroit. Il y a des pigeonniers partout, et certaines falaises montrent des striures qui laissent penser que des ouvertures ont été creusées, mais rien n’est moins certain.
Le guide bleu dit qu’on peut faire demi-tour pour atteindre la vallée suivante, ou alors prendre le chemin de crête pour arriver de l’autre côté. C’est ici que je tombe sur un couple de Français avec leur fils d’une vingtaine d’années, visiblement pas très content d’être là, qui se demandaient s’ils allaient faire demi-tour ou tenter la crête. Lui regarde vers le haut et estime que c’est possible. Elle, pas très sportive, me dit que son mari a l’habitude de faire des treks et qu’il est content dès que ça grimpe. Le fils, lui, est beaucoup plus sur la réserve, et il souffle comme un ado à qui on demande de se lever un dimanche matin, et ne se voit pas du tout grimper. Allez, on va faire un bout de chemin ensemble. On s’entraide pour grimper dans les endroits les plus glissants, on se donne la main et on finit par se rendre compte qu’en étant monté si haut, on ne pourra plus redescendre de ce côté-là. Quitte ou double. D’autant que je n’ai pas vraiment l’impression que le chemin soit si praticable que ça. Tant pis, on y est. Le chemin devient de plus en plus étroit et raide, les gravillons glissent sous les chaussures. Lui monte à toute vitesse et derrière je traîne la patte pour essayer de le suivre. Une fois qu’il est sur la crête, il estime qu’on peut redescendre facilement de ce côté. On attend sa femme et son fils qui peinent. Une fois arrivé en haut, j’ai une surprenante vision, à la lisière de ces deux vallées, je vois devant moi toute la plaine de Göreme. Je reste là quelques instants et nous décidons avec les autres de nous séparer. Lui a envie de trotter, moi j’ai juste envie de prendre mon temps dans ce décor à couper le souffle, d’autant qu’un petit vent me rafraichit après la montée. Je ne sais pas combien de temps je reste assis là, sur la crête, avant de redescendre, mais je me laisse envahir par la douceur de cet air, de la fragrance d’herbes inconnues et rares, et surtout le silence… Un silence incomparable, mystique, presque d’inspiration divine. Je comprends pourquoi des hommes sont venus jusqu’ici pour se retirer du monde.
Il faut bien redescendre maintenant. Je pensais que ce serait plus simple de monter, mais ce n’est qu’une blague… alors que les Français sont descendus comme s’ils avaient un train à prendre, je me rends compte que je n’arriverai pas à aller au même rythme. Je descends quand-même une partie des goulets sur les fesses tellement ça glisse. Et puis soyons honnête, je suis un peu pris par le vertige… La vallée s’ouvre à nouveau, certains endroits sont littéralement brûlés par le soleil, il n’y a plus que de l’herbe sèche, des cailloux qui roulent sous les chaussures, paysage qui s’effrite sous mes pas et que je contribue largement à éroder. J’imagine sans difficulté ce que représenterait une averse dans ce paysage. L’eau qui n’est pas absorbée par le soleil doit ruisseler en torrents dans les goulets et se concentrer dangereusement. Dans cette vallée au nom évocateur, le fossé rouge (Kızıl Çukur), les falaises prennent des teintes colorées étranges, de rouge, de jaune vif couleur de souffre, de vert tendre, de rose doux.
Ici et là, on trouve des croix taillées dans les parois de la roche, des ouvertures creusées pour contenir une simple pièce minuscule dont on peut se poser la question de l’usage.
Je prends tout mon temps pour descendre et admirer ce paysage sensationnel… pour tomber sur un bar… Après cette descente improbable, tomber sur un bar avec une terrasse où se prélassent quelques personnes, dont les Français, en train de siroter un jus d’orange et de pamplemousse à l’ombre d’un parasol, cela a quelque chose de surréaliste. Le type qui monte ici à pied ses caisses de fruits me demande d’où je viens. Quand je lui dis que je suis passé la crête, il me félicite mais me dit qu’un chemin en contrebas est beaucoup plus facile pour relier les deux vallées. D’un côté, je me maudis, mais de l’autre, je n’aurais pas vu ce superbe spectacle à cheval entre les deux vallons. Je lui prends un grand jus et lui demande s’il connaît le chemin pour aller voir la Direkli Kilise, une des plus belles églises de la vallée, mais qui reste apparemment difficile à trouver. Il me dit qu’un Français lui en a demandé le chemin un peu plus tôt, mais il était tellement aimable qu’il l’a envoyé dans une autre direction. Il est en train de me dire que je suis plus aimable que l’autre et que peut-être je mérite de voir ça… Je verrai bien une fois sur place ce qu’il pensait de moi.
Avant de repartir, je prends le temps de visiter la petite église qui surplombe le bar, Haçlı kilise (église à la croix) où l’on trouve une très belle abside en forme de quart de sphère et des peintures exceptionnellement conservées. Une énorme croix est gravée au plafond de la nef. Je redescends le chemin en prenant soin de bien suivre les explications du tenancier du bar. Des pans entiers de rochers se sont effondrés, laissant place à des creux taillées, des pièces désormais éventrées, exposées aux quatre vents, patrimoine irrécupérable qui va s’éteindre avec la vallée. De nombreux pigeonniers parcourent les falaises à des hauteurs hallucinantes et on a du mal à s’imaginer comment font les propriétaires pour aller récupérer la fiente qui servira d’engrais. Certains sont peints de très jolis motifs arabes, quelques mots écrits à la peinture verte, couleur de l’islam, achèvent de donner un air tendre à ces petites niches. Des damiers, des fleurs, des motifs circulaires, contournent l’interdiction des représentations humaines ou animales dans l’art de l’islam.
En continuant ma descente, j’arrive devant l’église superbe. De dehors, une simple falaise, quelques ouvertures, rien qui ne laisse supposer le trésor qui se trouve derrière la paroi ; une église blanche, toute blanche, immaculée, plongée dans l’obscurité des siècles. Ici, aucune fresque, pas un seul récit biblique dessiné sur les murs, mais des colonnes ! Plus récente que les autres, elle a été construite en pleine période iconoclaste et c’est la raison pour laquelle aucune image n’y figure. L’espace dégagé est immense au vu de la structure de la roche. Une colonnade monte sur deux étages, avec des fenêtres donnant sur l’extérieur. Cette église aux colonnes (Direkli Kilise ou Sütunlu Kilise) est un tel bijou qu’on pourrait sans complexe lui donner le titre de cathédrale de Cappadoce ! L’impression d’espace du lieu, sa blancheur, sa longueur, font de ce lieu un havre de paix incroyable, à des kilomètres de la vie des hommes. Un courant d’air mystique me parcourt l’échine, une sorte d’extase sensuelle qui me dit de ne plus partir d’ici. La magie opère complètement. Dehors il fait chaud, et ici il fait si bon que je me repose un peu avant de reprendre la route. Je me sens comme un pèlerin sur la route de Jérusalem, éreinté par la route, mais tellement heureux.
Au dehors, ce ne sont que pigeonniers peints… A ma grande surprise, sur l’un deux, je vois dessiné un cheval, et un homme !!! C’est à peine croyable ! Et puis sur un autre, un oiseau et un homme et une femme se faisant face ! Je n’en reviens pas. Certaines églises ont vu les visages de leurs représentations biffés, scarifiés, effacés, et ici dehors des musulmans peignent des êtres humains sur leurs pigeonniers… Je souris à cette idée parfaitement… iconoclaste. Plus loin, je tombe sur une église effondrée. Ici c’est sur quatre étages que sont construites les colonnades !!! Les hommes n’ont pas manqué d’audace. Les bâtisseurs (ou plutôt les excavateurs) se sont surpassés dans ces chefs‑d’œuvre souterrains… Plus j’avance vers le début de la vallée, plus il y a d’ombre, de plus en plus d’abricotiers s’enchevêtrent dans la vallée étroite. Des pieds de vigne portent sur eux de petites grappes d’un raisin sombre. La falaise fait des vagues blanches crémeuses, et certaines me font penser à des montagnes de polenta… La falaise haute est creusée de centaines de trous. La fin de la vallée est lardée de cônes de tuf.
J’arrive au bout de ma randonnée, épuisé, un peu triste presque de voir cet épisode se terminer, tellement il fut intense et riche en émotions spirituelles. Je n’aurai pas le temps de visiter la troisième vallée (Meskendir) qui vaut apparemment le coup aussi avec son tunnel et l’église aux raisins (Üzümlü Kilise). Mais rien ne m’empêchera de revenir un jour accomplir une seconde fois cette randonnée magique. Je rejoins ma voiture, seule sur le parking, je jette mon sac sur le siège passager, délace mes chaussures pour changer de chaussettes et histoire de m’aérer les pieds. J’entends une voiture s’arrêter à côté de moi, les portières claquent, bruits de chaussures… En relevant le nez, je suis surpris de voir un uniforme. Deux types armés, rangers et béret, me parlent en anglais. Sur le 4x4 qui est garé à côté est écrit en blanc « Jandarma ». C’est votre voiture ? Je lui répondrai bien quelque chose, mais non, je la joue humble, mieux vaut ne pas rigoler avec eux. Il me demande les papiers de la voiture. Évidemment je ne sais pas où ils sont, mais j’essaie quand-même le pare-soleil ; ils tombent sur le siège. Après avoir regardé l’état des pneus d’un air distrait, il me tend les papiers en me disant de ne pas garer ma voiture ici, il y a des voleurs qui s’en prennent aux voitures isolées. Je ne dis rien mais la voiture est passablement pourrie, c’est un tacot, une Renault Symbol (oui, je sais) hors d’âge, c’est une voiture de location immatriculée à Denizli et je n’y avais rien laissé du tout. Mais je les remercie et leur dit que de toute façon j’ai fini ma journée, que je rentre. Ils me saluent en touchant leur béret et je ne demande pas mon reste.
Je file vers Avanos où je me promène un peu dans le ville et où je retrouve les Français, douchés, changés, en train de boire une Efes Pilsen à la terrasse d’un café. Personnellement je sens la transpiration et j’ai de la poussière partout collée sur la peau, les chaussures dans un état lamentable ; ma journée n’est pas terminée. Je passe voir Mehmet dans son atelier ; il m’offre un thé. Son fils Oğuz est en train de creuser des motifs à main levée dans la terre “consistance cuir” des photophores qui seront bientôt cuits.
Quelque chose a attiré mon attention sur le guide touristique. A quelques kilomètres de là, on trouve des sources chaudes situées dans un complexe thermal, dans une toute petite ville portant le nom de Bayramhacı. Je n’ai pour me repérer que les vagues indications du guide. Le GPS n’est pas aussi fin pour trouver l’endroit et la nuit commence à tomber. Par chance, l’endroit est ouvert tard le soir. Je m’enfonce dans le paysage lunaire à l’est d’Avanos, sur la route qui se dirige vers Kayseri. La route est nue, plate, elle ne dit rien qui vaille. Tout ici me semble étranger, ne ressemble à rien de ce que je connais et l’idée de m’écarter des routes principales provoque toujours chez moi une sorte d’angoisse qui me décompose de l’intérieur. Mais il me semble que j’aime cette sensation puisque je la recherche, je me nourris de mes propres peurs et les transcende à chaque fois en passant à l’acte. Ce n’est pas une angoisse bloquante, mais la sensation de se construire grâce au saut dans l’inconnu. Un simple panneau sur le bord de la route indique la direction de Bayramhacı et me fait tourner brusquement. C’est une route poussiéreuse qui finit par se réduire à un simple chemin de terre. Le goudron disparaît tout bonnement sous les roues de la voiture. Le paysage change du tout au tout. Sur l’autre rive de ce qui me paraît être au premier abord un lac se trouve un paysage lunaire, un plateau de tuf coloré. En fait, je vais me rendre compte assez vite que c’est une retenue d’eau artificielle assez récente. Tellement récente qu’elle n’apparaît pas sur les cartes d’état-major, mais seulement sur les photos satellites. Le jour tombe, rendant l’atmosphère du lieu improbable. Je continue ma route et arrive dans le petit bourg de Bayramhacı, à l’entrée duquel se trouve un calicot au-dessus de la route : Bayramhacı Köyüne Hoş Geldiniz (Bienvenue dans le village de Bayramhacı). La ville est toute blanche, absolument déserte, les maisons de pierre blanche, des maisons grecques, sont ornées de grilles en fer forgé peint en bleu. Rien n’est indiqué, il n’y a de panneaux nulle part, si ce n’est pour indiquer des directions qui me semblent presque fantaisistes. J’arrive à la porte d’un hôtel qui pourrait bien être ma destination, mais tout semble fermé. L’endroit ne manque pas de charme, il donne sur le lac et après un bon rafraichissement pourrait avoir du charme. Le problème c’est l’isolement. Il faut vraiment se perdre pour arriver ici. Mais je ne désarme pas, je continue de chercher et je finis par trouver un panneau qui indique (un comble dans un endroit aussi reculé) Hot Springs. C’est un grand bâtiment peint en jaune au bout de la route. Un chien m’accueille en aboyant. Je prends un sac dans lequel je mets mon maillot de bain et une serviette et je me dirige vers la bâtisse.
Un type m’accueille dans un anglais balbutiant et me fait payer le droit d’entrée. 5TL. Il me dit que les cabines se trouvent au bord du bassin et me laisse entrer. C’est une immense piscine où nagent une dizaine de Turcs. Nagent ou barbotent plutôt. Évidemment, tous les regards se tournent vers moi. Sourire. Je m’engouffre dans la cabine et je mets mon maillot de bain. Il commence à faire un peu frais. Derrière le mur, on a une vue superbe sur le lac, le village tout blanc et sa mosquée au minaret jaune qui pourfend le ciel. Un paysage sublime vu d’un lieu improbable. Le bassin est divisé en deux parties ; un bassin à 35°C, l’autre, plus grand à 30°C. Se détendre là après une bonne journée de marche, c’est apparemment une idée que je ne suis pas le seul à avoir eu puisque peu de temps après, une dizaine de jeunes Français (et de Françaises) envahit le bassin. C’est certainement le seul endroit du coin où les femmes sont acceptées dans le même espace que les hommes. Bien évidemment, cela n’évite en rien aux hommes de se rincer l’œil au contact des belles étrangères et je soupçonne que le lieu soit réputé pour ça.
A l’intérieur du bâtiment se trouve le hammam. Un carré carrelé de plaques de ce très beau marbre blanc qu’on trouve partout s’ouvre sur un bassin noir dont on ne voit pas le fond, ce qui le rend assez inquiétant. Une forte odeur d’œuf pourri prend à la gorge, ce qui est signe que les sources sont chargées en souffre. L’endroit est étrange, énigmatique. On s’attendrait presque à voir surgir de là une bête visqueuse venant des entrailles de la terre. Il y a deux hommes au bord de la piscine, qui me regardent. J’essaie de rassembler toute la dignité dont je suis capable en entrant tout doucement dans l’eau dont la température oscille en 40 et 45°C, mais à un moment, je dois lâcher quelques mots de français, du style “putain qu’elle est chaude…” puisque le type le plus jeune me dit : « Vous êtes Français ? »
— Oui ! La surprise doit se lire sur mon visage. Vous aussi, lui demandé-je ?
— Non, nous sommes Belges. Je vous présente mon père, Mehmet.
Je dois avouer que je suis un peu surpris. Tous les deux vivent en Belgique, ils sont venus passer leurs vacances ici, et le fils m’explique qu’ils viennent souvent ici, lui depuis qu’il est tout petit, et qu’un peu plus haut, il y a une autre source chaude où l’eau jaillit à plus de 60°C. Le père ne parle pas un mot de français, pas plus qu’il ne parle flamand. Le fils me demande si j’apprécie les Turcs, ce à quoi je réponds que je les trouve tellement gentils… Et je rajoute qu’ils sont tellement plus agréables que les Français.
— Ça, ce n’est pas très compliqué… me dit-il en se marrant.
— Je suis bien d’accord avec vous. J’ai parfois honte de dire que je viens de France de peur qu’on me mette une étiquette “pas aimable” dans le dos.
Nous restons là à discuter au bord de la piscine où la chaleur est difficilement supportable.
Je retourne prendre un peu le frais dans la piscine extérieure, je prends mon temps, je flotte, je fais des bulles. Le temps s’est arrêté dans cette piscine chaude, perdue au milieu de la Cappadoce. La nuit est tombée désormais. Je retourne faire un tour dans le hammam ; le fils et son père sont partis, ils ont été remplacés par deux hommes et un bébé. Je ne sais pas pourquoi mais le plus grand des deux me parle tout de suite en français. Celui-ci vient de Trappes, dans les Yvelines. C’est bien le comble ça, de retrouver un Turc qui vit à côté de chez moi. Il m’explique qu’il met deux jours à venir ici en voiture et qu’il passe par la Grèce désormais et arrive en bateau, ça lui revient moins cher que de passer par la route, car dans ce cas il traverse la Bulgarie et n’arrête pas de se faire racketter par les autorités. Son frère est en train de manger un fruit sur le bord de l’eau, alors que le soleil n’est pas encore couché et que le muezzin n’a pas encore fait l’appel à la rupture du jeûne. Il me dit qu’il n’y a que les vieux qui font le ramadan…
Je finis de faire trempette dehors, sous un ciel étoilé et les puissants halogènes qui éclairent la piscine. Les françaises nagent tandis que les Turcs tentent de les imiter en bavant… C’est assez drôle de les regarder se côtoyer dans cet endroit. La situation est assez coquasse. Maintenant qu’il fait nuit, je retourne sur Avanos où je cherche un endroit pour dîner. Sur la route, je passe devant un panneau qui indique le passage de tortues… Je trouve un petit restaurant encore ouvert, Avanos Topkapı Restoran, à la décoration vert anis, où flotte une bonne odeur de viande marinée et grillée. Le corps détendu, fatigué, j’engouffre un Adana Kebap savoureux avec un verre de thé.
La ville est calme le soir, il fait doux dans ces montagnes. Le pont qui traverse le Kızılırmak est illuminé de bleu et la belle mosquée toute neuve resplendit dans la nuit. Il est tard, je suis rompu. A l’hôtel, c’est Abdullah qui tient la réception. Il me demande d’attendre cinq minutes et revient avec un sourire énorme et une assiette de pastèque coupée en morceaux. Nous mangeons ensemble notre pastèque sur le balcon, sous le ciel délicat de la Cappadoce, heureux comme s’il venait de neiger…
Voir les 221 photos de cette journée sur Flickr.
Épisode suivant : Carnet de voyage en Turquie : L’église cachée (Saklı Kilise), la vallée de Pancarlık et le ramadan à İstanbul
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Feb 6, 2015 | Livres et carnets |
On dit que les voyages forment la jeunesse, mais que l’on ne s’y trompe pas, ils forment aussi l’imagination, une imagination folle, débordante, galopante… Les êtres dont il est question ici sont certainement les monstres décrits dans les Chroniques de Nuremberg, les Panotii ou Panotéens. Une longue tradition les fait traverser l’histoire, une tradition qui pourrait remonter aux écrits bibliques. Isidore de Séville les fait venir de Scythie, ce qui n’est pas une source anodine. En effet, on trouve dans la Bible, à l’évocation de Gog et Magog, des traces de ces êtres. Dans la Table des Nations, Magog est un des fils de Japhet, et le terme de Gog est utilisé de manière indifférenciée pour décrire Magog, terme qui désigne lui-même la direction du nord de l’Anatolie, ce qui fait dire à Isidore qu’on désigne là la Scythie… Dans le livre d’Ezechiel, le terme de Gog et Magog désigne l’ennemi eschatologique, qui deviendra dans l’Apocalypse de Jean la figure de deux personnages faisant partie de l’armée de Satan. Dans les premiers textes chrétiens, on assimile ensuite Gog et Magog aux Romains et à l’empereur, l’Antéchrist.
Mais revenons à nos Panotti que le Moyen-âge a affublé de plus de doigts que nous n’en avons, et par extension, a fait de ce peuple atteint de polydactylie les habitants des Antipodes (Opisthodactyles / Rückwärtsfüssler), connus également sous le nom… d’Antipodes…
Représentation de Panotéen. Hartmann Schedel (1440–1514), — Chroniques de Nuremberg (Schedel’sche Weltchronik), page XIIr
Les antipodes sont une race de monstres anthropomorphes qui ont le pied tourné vers l’arrière, les talons vers l’avant et huit orteils à chaque pied; ils sont censés courir plus vite que le vent. À l’époque où l’on croyait la terre plate, on pensait que des peuples marchaient à l’envers de l’autre côté du disque et qu’ils avaient les pieds placés de cette façon. Ces créatures auraient été observées par Alexandre le Grand lors de ses conquêtes. (source Wikipedia).
Voici ce qu’on peut lire à la suite du voyage autour du monde de Magellan :
Notre pilote nous dit qu’auprès de là était une île nommée Aruchete où les hommes et les femmes ne sont pas plus grands qu’une coudée et leurs oreilles sont aussi grandes qu’eux ; de l’une ils font leur lit et de l’autre ils se couvrent. Ils vont tondus et tout nus et courent fort. Ils ont la voix grêle et ils habitent dans des caves sous terre. Ils mangent du poisson et une chose qui naît entre les arbres et l’écorce qui est blanche et ronde comme dragée et qu’ils appellent ambulon. Là nous pûmes aller à cause des grands courants d’eau et plusieurs rocs y sont.
Antonio Pigafetta (XV-XVIè siècle)
Premier voyage autour du monde par Magellan, IV, « 21 décembre 1521 »
in Umberto Eco, Histoire des lieux de légende
Le lien entre les Panotti de Pigafetta et Gog et Magog devient évident à la vision de ces deux représentations conservées à la bibliothèque de la mosquée Süleymaniye à Istanbul, sous le nom de Ahval‑i Kıyamet (Ye’cûc-Me’cûc. Süleymaniye Kütüphanesi).
Voici ce que nous en dit Fatih Cimok, dans son livre Anatolie Biblique, de la Genèse aux conciles, en rajoutant une petite couche d’Alexandre le Grand :
Dans la littérature chrétienne tardive, Alexandre le Grand, le dernier « empereur du monde », construit un mur de fer et de laiton dans les montagnes du Caucase pour empêcher Gog et Magog d’envahir le monde jusqu’à la fin des temps. Cette histoire apparaît également dans le Coran (18 et 21) et dans d’autres morceaux de la littérature islamique. Ils sont considérés comme vivant nus et mesurant environ un mètre de haut. Ils ont de longues oreilles : pour dormir, ils se couchent sur l’une et se recouvrent de l’autre comme couverture. L’histoire dit qu’ils ont léché le mur de fer et de laiton jusqu’à ce qu’il devienne aussi fin qu’une coquille d’œuf et l’ont laissé ainsi en disant « demain, nous passerons à travers ! ». Mais ils ont oublié de dire « inşallah ! » et retrouvèrent donc le lendemain le mur aussi épais qu’au début. Ils envahiront le monde le jour du Jugement Dernier, boiront toute l’eau du Tigre et de l’Euphrate et massacreront tous les habitants de la Terre. En peinture, ils sont souvent représentés comme des Scythes, des Tartares ou des Huns.
En bref, le Panotéen, c’est le pur étranger qu’on affuble des plus inconciliables tares.
Autre source concernant le texte de Pigafetta…
Berthold Laufer, “Columbus and Cathay, and the Meaning of America to the Orientalist,” Journal of the American Oriental Society, vol. 51, no. 2 (June 1931), pp. 87–103.
From p. 96: “Pigafetta who accompanied Magalhaens on the first voyage round the world records a story told him by an old pilot from Maluco: The inhabitants of an island named Aruchete are not more than a cubit high, and have ears as long as their bodies, so that when they lie down one ear serves them for a mattress, and with the other they cover themselves. This is also an old Indo-Hellenistic creation going back to the days of the Mahâbhârata (Karnapravarana, Lambakarna, etc.) and reflected in the Enotocoitai of Ctesias and Megasthenes. As early as the first century B. C. the Long-ears (Tan-erh) also appear in Chinese accounts; their ears are so long that they have to pick them up and carry them over their arms.”
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