Carnets de campagne #2
Matinée embrumée de sommeil. Un nouveau livre commencé hier soir, dans le sommeil d’une fin de journée lancinante. Une abeille au vol stationnaire semble hésiter à butiner une fleur tombante de fuchsia riccartonii, tandis que le vent joue avec les feuilles des bouleaux sous un ciel tantôt de plomb, tantôt de blanc fade.
Ermont. Je ne sais plus comment j’ai découvert qu’une rue, une impasse plutôt, bordée d’immeubles sans âme, dans un quartier sans âme, portait le nom d’un homme oublié. Claude Farrère. On remerciera au passage celui qui, dans un éclair de bonté d’âme aura donné son nom à une rue de sa ville, car Claude Farrère, officier de marine et écrivain aura laissé derrière lui quelques traces brillantes dans la nuit du souvenir. D’autres traces sont, au contraire, brunes comme les ténèbres, d’où, peut-être, les raisons de l’oubli. Il n’existe que quelques rues à son nom en France, à Lyon, Paris, Toulon, Saint-Jean-de-Luz et… Ermont, à quelques centaines de mètres de chez moi, formant un angle droit avec la rue Pierre Loti. Étonnant.
Et puis si toutefois un jour vous vous perdez dans les petites rues d’Istanbul, dans le quartier de Sultanahmet, que vous descendez vers la magnifique mosquée de Sokullu Mehmet Paşa et venant de Divan Yolu, l’artère, vous passerez peut-être, si vous avez évité la citerne de Philoxenos (Birbin Direk Sarnıcı), il y a de fortes chances que vous passiez par une rue où l’on trouvera, presque à peine dissimulée, la Keçecizade Fuat Paşa Camii, et portant le nom de Klodfarer caddesi. Une rue portant le nom de Claude Farrère, à l’orthographe turquisée, en plein centre d’Istanbul… et croisant à angle droit une autre rue portant le nom de Piyer Loti caddesi… Quel étrange lien entre ces deux hommes dans ces deux villes à près de trois mille kilomètres l’une de l’autre ? Leur lien, c’est la Turquie. L’un, excentrique et fantasque, aime l’Orient et ses ors, les hommes déguisés en femme, Aziyadé, l’opium, et se perdre dans une vision nihiliste du monde, se travestit dès que l’occasion se présente et s’investit en politique comme d’autres participent à des concours d’ikebana. L’autre, prix Goncourt et Académicien, soutiendra la cause kémaliste tout en se retirant lorsqu’il en comprendra la vision laïque, est farouchement anti-colonialiste, tout en étant d’extrême-droite… Leurs points communs ? Officiers de marine tous les deux, ils aiment la mer, l’Orient, l’opium et la Turquie… et leurs destins semblent liés dans les plans des rues d’Ermont et d’Istanbul…
Il y avait un helichrysum italicum que je n’avais pas encore planté, encore dans son pot qui commençait à se dessécher au soleil, la fameuse plante curry qui pousse dans les dunes, sur les bords de l’Atlantique, une sauge dont je ne sais plus la couleur qui végétait sous un de mes hydrangeas, trop à l’ombre pour pouvoir fleurir, une motte laissée à l’abandon sur le gazon que j’ai fini par replanter dans un massif, au pied d’un lilas, d’un lagerstroemia planté au printemps et d’un phormium qui dormait à l’ombre, dont les longues feuilles rouge vermillon viennent lécher la terre. Jeu de chaises musicales dans un jardin qui change constamment de visage jusqu’à composer des tableaux de couleurs qui se muent au gré des moments de la journée. L’après-midi tire à sa fin, j’épluche des moules sur la table du jardin en écoutant Yodelice, il fait encore bon. Ce soir, je retourne à ma lecture de Jade Chang et il n’y aura rien de plus à en dire.
J’ai l’impression d’en avoir déjà lu un bon paquet ; Cœur des ténèbres, Un avant-poste du progrès, Typhon, Jeunesse. Étonnamment, je n’en ai que peu de souvenirs, à part la nouvelle qui a donné naissance à Apocalypse now de Coppola qui est comme un choc à chaque nouvelle lecture et à chaque nouveau visionnage. Le visage brutal du Colonel Kurtz prenant les traits d’un Marlon Brando au cou de taureau et au regard vide est un choc esthétique qui prend sa source dans une double réalité. La nouvelle est un épisode autobiographique de Conrad en Afrique tandis que le film plonge directement dans un fait d’armes librement inspiré d’un événement de la carrière du Colonel Robert Rheault, chef des Bérets verts.
L’atmosphère humide et sombre des deux œuvres est une source inépuisable d’inspiration, malsaine et puissante, parlant directement aux instincts les plus bas de l’âme humaine. J’ai toujours mis en relation ces deux œuvres avec l’Île du Docteur Moreau de H.G. Wells (1896) mais aussi un autre texte, moins connu, L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares (1940). Il est étonnant de voir les années de publication des deux textes qui se ressemblent sur de nombreux aspects et qui se répondent comme les deux voix d’un seul chant.
On pourra passer par la Polynésie aussi, mais on fait comme on veut. On peut se vautrer dans un hamac et écouter des podcasts avant d’être réveillé par un chat qui me saute dessus ; il ne supporte pas les hamacs vides.
Cette maison me plaisait à moi aussi, autant que la première, habitée avant votre expédition de 1909, et je m’y voyais bien, dans l’une ou l’autre. Pourquoi ne pas aller les reconnaître, ressentir leur feng shui, même si elles ne devaient pas être si différentes de l’hôtel que j’occupais à Pékin, district de Dongcheng, à l’est des lacs ? En l’occurrence, une ancienne résidence d’un général, protégée d’une première porte cloutée, puis d’une autre faisant barrage aux mauvais esprits, dotée d’une cour carrée sur laquelle s’ouvraient quelques chambres. Selon l’usage, les fenêtres de ma siheyuan ne donnaient jamais sur l’extérieur. Tout le charme du lieu tenait à cet emboîtement de pièces, distribuées par des galeries en bois. Au-dessus, en un autre carré parfait, posé sur les tuiles, la cuve du ciel. Coupé du reste de la ville, j’aimais y savourer là mon thé ou une bière Kirin (“licorne”), à l’écart. Sensation enveloppante d’être immergé, protégé, dans la “quiétude géométrique”, alors qu’une vieille dame courbée passait son balai de branches sèches deux fois par jour autour d’une petite volière. Délicat et répétitif métronome.
L’impératrice douairière T’seu-hi (Cixi)
Et on évoquera avec tendresse l’homme, croit-on, qui a inspiré le personnage énigmatique de René Leÿs, un certain Maurice Roy dont il ne reste que quelques mots dans les correspondances de Segalen. Un homme qui côtoya la cour de la Cité Interdite dans ses dernières années de faste et qui assista très certainement à l’assassinat de l’empereur Guangxu (光緒帝) par sa tante qui lui aurait servi un yaourt à l’arsenic, la controversée impératrice douairière Cixi (T’seu-hi, 慈禧) dont les motivations auraient été que l’empereur, toujours sans enfant, aurait été remplacé par son petit-neveu qu’elle aurait pu manipuler ainsi à sa guise, un certain Xuāntǒng, dernier empereur Qing de Chine, dont le nom de naissance est… Puyi (溥儀). Maurice Roy reste un mystère, son existence, son amitié avec Segalen, son physique particulier, tout comme le personnage de René Leÿs.
Alors que la capitale se déploie à vos pieds, maillée, arithmétique, enserrant la Cité violette, Roy vous apprend que l’on ne dit pas “le palais” mais “l’Intérieur”. Et pour évoquer son céleste occupant, qu’ ”on ne dit pas “lui”, mais simplement on s’arrête de parler, on coupe la phrase (équivalent des places vides dans les caractères), on la reprend ensuite, et le parleur et les écoutants s’inclinent avec respect devant ce Silence”…
Fin de journée, les nuages épais succèdent au ciel bleu dans une atmosphère un peu épaisse et terne. De grosses chaleurs s’annoncent, tout le monde semble redouter la canicule tandis que moi, je l’attends de pied ferme, prêt à en découdre avec le soleil torride. Demain, on parlera de siheyuan et de hutong.
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Résidence d’oiseaux tropicaux.
Perruches débarquées des soutes d’avion en provenance de pays lointains, d’autres ressemblent aux mainates de l’Asie du sud-est, dans leurs cris surtout, car je n’arrive pas à les voir. Ils ont fait un nid dans l’arbre du voisin, juste à côté de ma terrasse. Encens Ganga Pooja, café brûlant, l’air chaud qui traverse la maison, une matinée au sommeil qui s’étire comme un vieux chewing-gum collé sur le bitume, quelques pages de Conrad lues à la volée. Cette chaleur-là, je l’attendais avec impatience, le front brûlant, le cœur palpitant… Mon corps réagit au quart de tour au temps qu’il fait.
“Une matinée au sommeil qui s’étire comme un vieux chewing-gum collé sur le bitume.”
Hutong de Pékin
1264. Pékin. Pékin s’appelle alors Dadu, ou aussi Khanbalyk, la ville du Khan, ou encore selon Marco Polo, Cambaluc. La Chine vient d’être envahie par Kubilai Khan et se trouve désormais sous domination mongole, sous la férule de la dynastie Yuan (元朝) qui ne sera réellement fondée qu’en 1279 selon la tradition chinoise après que le Khan ait annexé la totalité des territoires de la Chine. C’est à ce moment-là qu’apparaissent dans ce qui sera la future capitale de la Chine moderne les siheyuan (四合院), les maisons à cour carrée intérieure. Le plan en carré, ouvert sur l’intérieur et fermé vers l’extérieur provient directement du milieu duquel il provient ; ainsi, pour éviter les tempêtes de sable ou le vent glacial, les murs faisaient leur office de protection, que ce soit dans la ville ou dans la steppe, laissant ainsi la fraîcheur enfermée au plus chaud de l’été. Le jardin se trouve au centre et on trouve parfois plusieurs carrés à l’intérieur d’une même construction, les pièces distribuées tout autour, selon la hiérarchie familiale. D’étroites fenêtres peuvent apparaître sur l’extérieur, mais toujours en hauteur, de manière à ce que l’intérieur n’en soit pas visible par les passants. La partie nord de la maison reçoit le plus de chaleur car plus exposée aux rayons du soleil, c’est ici que se trouve l’autel des ancêtres. L’organisation selon les points cardinaux, mais aussi selon les degrés d’accessibilité, très codifiée dans la civilisation Han, témoigne de la considération du rang familial. Ainsi, les filles qui ne devaient jamais sortir de la maison habitaient dans la partie la plus éloignée de la porte principale. Une autre spécificité du Pékin des Yuan, ce sont les hutong (胡同), des petites ruelles étroites serpentant autour des siheyuan. Les deux sont généralement liés. Le vide et le plein. Le nom de hutong vient lui-même du mongol khudag, le puits, car on construisait les siheyuan et les hutong en fonction des puits disponibles. Très réglementée, la construction des hutong allait de pair avec celle des maisons, créant ainsi un réseau parfois hautement complexe qui se nourrissait de lui-même. L’un n’existant pas sans l’autre.
Il va sans dire qu’aujourd’hui, l’urbanisation massive du centre ville de Pékin est un véritable désastre, des dizaines de quartiers ayant été rasés pour laisser place à des barres d’immeubles et de gratte-ciels et expulsant ainsi des centaines de famille à l’héritage unique vers les faubourgs excentrés. Fin de l’histoire remontant aux héritiers de Gengis Khan, aux guerriers mongols, fiers et cruels.
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La semaine se termine comme elle a commencé, sous la chaleur.
Samedi, le temps se déroule en silence sous un ciel sans ombre, dans une fournaise qui laisse croise que l’on traverse un épisode caniculaire, mais ce ne sont que des vagues de chaleur accablante ; la nuit, la température descend et l’air qui circule rend l’atmosphère respirable. On copie les systèmes de climatisation des anciens, où des colonnes vides capturent le vent pour le rafraîchir entre des murs de terre. Pas besoin d’électricité, de pompes qui transforment l’air chaud en air frais, tout en expulsant encore plus d’air chaud ; une aberration. Et puis si on s’adaptait à la chaleur, au lieu de s’en plaindre et de râler, si on en faisait une énergie…
Les tombeaux sans nom, Exil, L’image manquante, S‑21, la machine de mort Khmère rouge. Tous les films de Rithy Panh sont actuellement disponibles sur Arte. Pour les voir et les revoir. Je suis ce travail d’archéologue de la mémoire depuis des années, depuis que j’ai découvert les films documentaires de celui qui veut relever la mémoire cambodgienne, rescapée d’un génocide sans nom. Des images marquantes jusqu’à la nausée mais dont il faut faire le long trajet de rédemption pour le surpasser. Les noms reviennent dans la douleur ; Saloth Sâr, celui qui se fera appeler Pol Pot, dont le nom signifierait peut-être “Politique Potentielle”, lui qui ourdit son plan démoniaque à la terrasse des cafés parisiens, lorsqu’il était adhérent au PCF et qu’il fit la rencontre de Jacques Vergès… Kang Kek Ieu, celui qui se fit appeler Douch, le bourreau, le grand théoricien de l’annihilation dont S‑21, le tertre du vomiquier, Tuol Sleng, était le pôle magnétique. On suit Rithy Panh à genou, inquiet, désarmé, dépité… Il faut retracer avec lui l’histoire, s’en imprégner, se sentir humble.
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Il est temps de fermer ce carnet de campagne, ce dernier jour du mois de juin
Une odeur de lessive qu’on ne trouve qu’en Thaïlande et dont j’ai ramené un échantillon. Dans les rues des petites villes, on sent souvent cette même odeur qui pourrait laisser penser que les vêtements ont été lavés avec de l’encens. Un odeur de fleurs exprimée par le soleil du matin, un vent léger rafraîchit l’atmosphère torride de la journée d’hier ; journée étouffante, torpeur d’une journée au ralenti, avec un mal de crâne qui ne voulait plus partir. J’ai l’impression d’avoir passé cette semaine à subir des températures, qui, si j’aime la chaleur, m’ont tout de même épuisé. Un retour à la normale s’impose. Ma terrasse, mes bouquins, je compte bien m’y remettre.
Le dos plein de douleurs, d’une nuit passée certainement à essayer de trouver la meilleure position pour avoir le moins chaud possible (comme si l’un et l’autre était lié), je me réveille après avoir dormi longtemps, très longtemps ; il est plus de midi au réveil ; les volets sont repliés à moitié, laissant passer un filet d’air et le minimum de soleil. Je vais retrouver mon spot de lecture, faire ce que j’ai envie de faire, c’est-à-dire pas grand-chose.
J’aurais aimé parler plus de Pierre Loti, mais je ne sais pas où sont mes bouquins de lui ; je finirai bien par les trouver, et puis ce n’est pas comme si je n’avais pas, pour me sécuriser, quelques bouquins à portée de main…
Toujours fidèle lecteur. Ce carnet #2 m’enchante !
Un moment délicieux passé à vous lire…
Amicalement
Paul
Merci Paul pour ce gentil mot et votre présence