On n’en a pas fini avec Byzance
Ni avec Constantinople d’ailleurs…
Bir varmış, bir yokmuş. Voilà. Nous y sommes. Les lubies d’une collègue qui revient de voyage, un guide touristique datant de 2007 et qui contient quelques informations fausses (il existerait une synagogue toute en bois à Fener qu’on pourrait visiter, elle n’existe plus depuis 1937 et était construite en pierre), la lecture de mes carnets de voyages sur mon blog, et la souvenir de la lecture d’un livre de William Dalrymple sur les écrits d’un moine chrétien d’Orient du VIè siècle, un beau livre d’art caché dans la bibliothèque, le souvenir d’un livre lu en 2012, celui d’Alain Nadaud, L’iconoclaste, alors que je battais le pavé d’Istanbul, dans les quartiers sud de Sultanahmet, la lecture actuelle du Dictionnaire amoureux d’Istanbul de Metin Arditi… Voici les ingrédients de cette journée ensoleillée un peu fraîche, où tout m’invite à repartir. Il me semble que la dernière fois que je suis parti à l’étranger, c’était en 2018, et le virus du départ commence à fourmiller. Alors oui, ça chatouille, ça commence à frémir.
Avant tout, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance.
Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir
Après une année pour le moins compliquée — je ne me plains pas, il y a des situations bien pires —, tout se stabilise, tout redevient normal, même si au fond, je sais que ce qui est perdu ne peut redevenir la normalité.
Dès lors, une nouvelle vie, un nouveau cycle se met en place. Il faut que tout redevienne comme avant. Et dans le démarrage de ce nouveau cycle, il y a ce frémissement, cette envie incontrôlable de partir, cette fabrication d’anticorps contre la morosité qui me contrôle.
En turc, les contes débutent toujours par ces mots : Bir varmış, bir yokmuş. Il était une fois, et une fois il n’était pas. Ici, l’absence définit le présent. Réalité et inexistence sont d’une même importance. Plus encore, la forme utilisée pour les deux verbes, varmış et yokmuş, est celle du qu’en-dira-t-on, un temps propre à la langue turque qu’on appelle miş li geçmiş soit : « le passé en miş » : il semble que… il paraît que… Plus précisément : on raconte que… La forme directe aurait été : Bir vardı, bir yoktu. Mais ici, le sens doublement plus trouble : il semblerait qu’il y avait une fois, et il semblerait qu’une fois il n’y avait pas. Et moi, qui vous raconte cette histoire, je ne suis sûr de rien, pas même de mon incertitude.
Descartes n’est pas né à Istanbul.
Cette coexistence de contraires mêlés de flou se retrouve sans cesse dans la langue. Pour « Quelles sont les nouvelles ? » on dira : Ne var, ne yok ? Soit : « Qu’y a‑t-il et que n’y a‑t-il pas ? » Pour dire de quelqu’un qu’il a accompli une tâche sans y consentir, on usera de l’expression : Ister istemez. « Il le voulait et il ne le voulait pas. » Lorsqu’en français on dit : « Quoi qu’il arrive », en turc, ce sera : Ne olur, ne olmaz, soit « Quoi qu’il advienne, et quoi qu’il n’advienne pas. » Enfin, si l’on est allé faire des achats, on dira qu’on a fait des alış, veriş. Littéralement, des « acquis et des cessions ». Des achats et des ventes.
Qu’une telle dualité se retrouve si souvent dans la langue en dit long sur sa subtilité, autant que sur l’insaisissabilité de la pensée qu’elle exprime.
Dictionnaire amoureux d’Istanbul, Metin Arditi
Plon, Grasset, 2022
Trois noms pour une ville qui en contient des centaines. Mille visages qui traduisent une histoire des plus chaotiques, des déplacements de populations frénétiques au fur à mesure des histoires de dominations pour un lieu à la confluence des continents, des langues, des mers. Un endroit unique au monde dont le nom vient du grec, εις την Πόλιν, eis tên Pólin, dans la ville. Tout simplement. Dans la ville… tout est fait comme si le mot le plus important était LA ville. Il faut en fait remonter à l’époque de Byzance, avant que Constantin n’en fasse la deuxième Rome puisqu’il était d’usage qu’on l’appelle Βασιλὶς τῶν πόλεων, Basilìs tỗn póleôn, la Reine des Villes, ou plus sobrement ἡ Πόλις, ê Pólis, La Ville. En toute sobriété.
Il serait illusoire de croire que la ville de Constantin existe encore. Constantinople appartient à l’histoire, un simple fragment qui ne dit pas grand-chose de ce que fut la ville. Ce serait comme visiter Paris et imaginer y croiser des tanneurs sur le bord de la Bièvre. Ce serait également illusoire de croire que la ville serait encore parsemée d’églises datant d’avant 1453, date de la prise de la ville par les Turcs. Oh certes il est reste quelques unes, dont la plus célèbre est Sainte-Sophie, et si l’on peut encore en voir quelques unes, converties en mosquées ou non, la plupart se trouvent à six pieds sous terre, ensevelies, détruites par le feu ou le remploi pour d’autres bâtiments.
Mais ce n’est pas ce qu’on vient chercher à Istanbul, en tout cas pas complètement. On y vient pour la douceur de la vie sur les rives du Bosphore, le verre de thé accompagné de baklavas à la pistache à la terrasse d’un café ensoleillé alors que le muezzin lance son plus beau chant dans une indifférence quasi-générale, à moins que ce ne soit une contemplation profonde qui ne dit pas son nom. On y vient pour ses quartiers enchevêtrés, ses konak et ses yalı, ses rues qui n’arrêtent pas de monter et parfois de descendre. Mais surtout on vient ici pour y voir des visages et des sourires, pour prendre le temps de ne rien faire d’autre que de profiter d’être là.
En fait, on y va uniquement pour manger un sandwich au maquereau grillé (balık ekmek) en buvant un Turşu suyu à Eminönü, au pied de la Yeni Camii. Le reste n’a que peu d’importance, ce n’est que du patinage artistique.
Histoire de sourire un peu, de se cultiver et d’être horrifié parfois, je redonne ici en lecture les six articles écrits d’après le livre d’Alain Nadaud, L’iconoclaste. Ce livre est un puits de science pour qui veut se pencher sur l’histoire de Constantinople et de ses empereurs facétieux, en pleine tourmente de la querelle des images, entre iconoclastes et iconodoules. Un régal à lire sans modération.
- Empereurs infortunés de Byzance (1) : La couronne maudite du Khazar
- Empereurs infortunés de Byzance (2) : La Basilissa et l’Aveugle
- Empereurs infortunés de Byzance (3) : Quelques infortunés empereurs jusqu’aux peurs insensées de l’Arménien
- Empereurs infortunés de Byzance (4) : Le Copronyme
- Empereurs infortunés de Byzance (5) : Léon III l’Isaurien, à l’origine de la querelle des images
- Empereurs infortunés de Byzance (6) : Les graptoi et les mandibules de Méthode
Voilà, une nouvelle aventure est en route. Je compte les jours avant le départ, avec beaucoup d’attentes, beaucoup d’envies, trop peut-être. J’ai commencé mon carnet de voyage alors que je ne suis même pas encore sur le départ.
Déjà je me prends à rêver de manger des böreks sur le bord du Bosphore, de boire un thé à la terrasse du café Basin, non loin de Beyazit, de sentir l’odeur du poisson frit à Eminönü, de sucer le sucre liquide des baklavas à côté de la Rustem Paşa Camii, fouiller dans les bacs à livres pour trouver de vieux corans au marché aux livres, de flâner parmi les étals du marché de Kadıköy, d’écouter sans rien faire d’autre le muezzin de la Yeni Camii, de regarder les gens marcher dans la rue et les vieux jouer avec leur tesbih, et tout simplement de laisser le soleil turc caresser ma peau en prenant le temps de ne rien faire.
On n’en a pas fini avec Istanbul…