On n’en a pas fini avec Byzance

Ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

Bir varmış, bir yok­muş. Voi­là. Nous y sommes. Les lubies d’une col­lègue qui revient de voyage, un guide tou­ris­tique datant de 2007 et qui contient quelques infor­ma­tions fausses (il exis­te­rait une syna­gogue toute en bois à Fener qu’on pour­rait visi­ter, elle n’existe plus depuis 1937 et était construite en pierre), la lec­ture de mes car­nets de voyages sur mon blog, et la sou­ve­nir de la lec­ture d’un livre de William Dal­rymple sur les écrits d’un moine chré­tien d’O­rient du VIè siècle, un beau livre d’art caché dans la biblio­thèque, le sou­ve­nir d’un livre lu en 2012, celui d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste, alors que je bat­tais le pavé d’Is­tan­bul, dans les quar­tiers sud de Sul­ta­nah­met, la lec­ture actuelle du Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul de Metin Ardi­ti… Voi­ci les ingré­dients de cette jour­née enso­leillée un peu fraîche, où tout m’in­vite à repar­tir. Il me semble que la der­nière fois que je suis par­ti à l’é­tran­ger, c’é­tait en 2018, et le virus du départ com­mence à four­miller. Alors oui, ça cha­touille, ça com­mence à frémir.

Avant tout, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

Après une année pour le moins com­pli­quée — je ne me plains pas, il y a des situa­tions bien pires —, tout se sta­bi­lise, tout rede­vient nor­mal, même si au fond, je sais que ce qui est per­du ne peut rede­ve­nir la normalité.

Dès lors, une nou­velle vie, un nou­veau cycle se met en place. Il faut que tout rede­vienne comme avant. Et dans le démar­rage de ce nou­veau cycle, il y a ce fré­mis­se­ment, cette envie incon­trô­lable de par­tir, cette fabri­ca­tion d’an­ti­corps contre la moro­si­té qui me contrôle.

En turc, les contes débutent tou­jours par ces mots : Bir varmış, bir yok­muş. Il était une fois, et une fois il n’é­tait pas. Ici, l’ab­sence défi­nit le pré­sent. Réa­li­té et inexis­tence sont d’une même impor­tance. Plus encore, la forme uti­li­sée pour les deux verbes, varmış et yok­muş, est celle du qu’en-dira-t-on, un temps propre à la langue turque qu’on appelle miş li geç­miş soit : « le pas­sé en miş » : il semble que… il paraît que… Plus pré­ci­sé­ment : on raconte que… La forme directe aurait été : Bir vardı, bir yok­tu. Mais ici, le sens dou­ble­ment plus trouble : il sem­ble­rait qu’il y avait une fois, et il sem­ble­rait qu’une fois il n’y avait pas. Et moi, qui vous raconte cette his­toire, je ne suis sûr de rien, pas même de mon incer­ti­tude.
Des­cartes n’est pas né à Istan­bul.
Cette coexis­tence de contraires mêlés de flou se retrouve sans cesse dans la langue. Pour « Quelles sont les nou­velles ? » on dira : Ne var, ne yok ? Soit : « Qu’y a‑t-il et que n’y a‑t-il pas ? » Pour dire de quel­qu’un qu’il a accom­pli une tâche sans y consen­tir, on use­ra de l’ex­pres­sion : Ister iste­mez. « Il le vou­lait et il ne le vou­lait pas. » Lors­qu’en fran­çais on dit : « Quoi qu’il arrive », en turc, ce sera : Ne olur, ne olmaz, soit « Quoi qu’il advienne, et quoi qu’il n’ad­vienne pas. » Enfin, si l’on est allé faire des achats, on dira qu’on a fait des alış, veriş. Lit­té­ra­le­ment, des « acquis et des ces­sions ». Des achats et des ventes.
Qu’une telle dua­li­té se retrouve si sou­vent dans la langue en dit long sur sa sub­ti­li­té, autant que sur l’in­sai­sis­sa­bi­li­té de la pen­sée qu’elle exprime.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

Trois noms pour une ville qui en contient des cen­taines. Mille visages qui tra­duisent une his­toire des plus chao­tiques, des dépla­ce­ments de popu­la­tions fré­né­tiques au fur à mesure des his­toires de domi­na­tions pour un lieu à la confluence des conti­nents, des langues, des mers. Un endroit unique au monde dont le nom vient du grec, εις την Πόλιν, eis tên Pólin, dans la ville. Tout sim­ple­ment. Dans la ville… tout est fait comme si le mot le plus impor­tant était LA ville. Il faut en fait remon­ter à l’é­poque de Byzance, avant que Constan­tin n’en fasse la deuxième Rome puis­qu’il était d’u­sage qu’on l’ap­pelle Βασιλὶς τῶν πόλεων, Basilìs tỗn póleôn, la Reine des Villes, ou plus sobre­ment ἡ Πόλις, ê Pólis, La Ville. En toute sobriété.

Il serait illu­soire de croire que la ville de Constan­tin existe encore. Constan­ti­nople appar­tient à l’his­toire, un simple frag­ment qui ne dit pas grand-chose de ce que fut la ville. Ce serait comme visi­ter Paris et ima­gi­ner y croi­ser des tan­neurs sur le bord de la Bièvre. Ce serait éga­le­ment illu­soire de croire que la ville serait encore par­se­mée d’é­glises datant d’a­vant 1453, date de la prise de la ville par les Turcs. Oh certes il est reste quelques unes, dont la plus célèbre est Sainte-Sophie, et si l’on peut encore en voir quelques unes, conver­ties en mos­quées ou non, la plu­part se trouvent à six pieds sous terre, ense­ve­lies, détruites par le feu ou le rem­ploi pour d’autres bâtiments.

Mais ce n’est pas ce qu’on vient cher­cher à Istan­bul, en tout cas pas com­plè­te­ment. On y vient pour la dou­ceur de la vie sur les rives du Bos­phore, le verre de thé accom­pa­gné de bak­la­vas à la pis­tache à la ter­rasse d’un café enso­leillé alors que le muez­zin lance son plus beau chant dans une indif­fé­rence qua­si-géné­rale, à moins que ce ne soit une contem­pla­tion pro­fonde qui ne dit pas son nom. On y vient pour ses quar­tiers enche­vê­trés, ses konak et ses yalı, ses rues qui n’ar­rêtent pas de mon­ter et par­fois de des­cendre. Mais sur­tout on vient ici pour y voir des visages et des sou­rires, pour prendre le temps de ne rien faire d’autre que de pro­fi­ter d’être là. 

En fait, on y va uni­que­ment pour man­ger un sand­wich au maque­reau grillé (balık ekmek) en buvant un Turşu suyu à Eminönü, au pied de la Yeni Camii. Le reste n’a que peu d’im­por­tance, ce n’est que du pati­nage artistique.

His­toire de sou­rire un peu, de se culti­ver et d’être hor­ri­fié par­fois, je redonne ici en lec­ture les six articles écrits d’a­près le livre d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste. Ce livre est un puits de science pour qui veut se pen­cher sur l’his­toire de Constan­ti­nople et de ses empe­reurs facé­tieux, en pleine tour­mente de la que­relle des images, entre ico­no­clastes et ico­no­doules. Un régal à lire sans modération.

Voi­là, une nou­velle aven­ture est en route. Je compte les jours avant le départ, avec beau­coup d’at­tentes, beau­coup d’en­vies, trop peut-être. J’ai com­men­cé mon car­net de voyage alors que je ne suis même pas encore sur le départ.

Déjà je me prends à rêver de man­ger des böreks sur le bord du Bos­phore, de boire un thé à la ter­rasse du café Basin, non loin de Beya­zit, de sen­tir l’o­deur du pois­son frit à Eminönü, de sucer le sucre liquide des bak­la­vas à côté de la Rus­tem Paşa Camii, fouiller dans les bacs à livres pour trou­ver de vieux corans au mar­ché aux livres, de flâ­ner par­mi les étals du mar­ché de Kadıköy, d’é­cou­ter sans rien faire d’autre le muez­zin de la Yeni Camii, de regar­der les gens mar­cher dans la rue et les vieux jouer avec leur tes­bih, et tout sim­ple­ment de lais­ser le soleil turc cares­ser ma peau en pre­nant le temps de ne rien faire.

On n’en a pas fini avec Istanbul…

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