Café du matin
#2
Café à mer
Café du matin, je ne sais plus combien. Une crème orangée, mousseuse, qui reste sur les parois de la tasse tandis que je bois la dernière goutte dans un léger bruit de bouche qui me permet d’aspirer tout ce qui peut rester dans la tasse.
Un frelon asiatique s’est introduit dans la maison. Son bourdonnement lourd de grosse bête volante qui prolonge mon mal de crâne a fini par cesser, et il a disparu dans la cuisine, certainement lové dans un des pots des plantes qui surplombent le plan de travail.
Un coup d’œil dans le miroir de l’entrée, j’ai les cheveux plaqués sur le crâne, les yeux rougis de n’avoir pas assez dormi, la peau fripée comme un vieux sac en papier, l’impression que l’odeur des draps me colle à la peau, mais que se passe-t-il ? Qui est cette personne en face de moi ? Il va me falloir encore quelques heures de sommeil pour supporter cette journée. Ou alors attendre que ma peau se resserre. Que les petits vaisseaux éclatés dans le blanc de mes yeux se rétractent. Que je prenne une bonne douche qui efface les traces de cette nuit agitée sous mon crâne. Que je fasse dégonfler ces paupières qui me donnent un air de lamantin endormi. Tempête sous mon crâne.
Il fait beau ce matin, le soleil me chauffe le dos. L’air est chaud, je le sens lorsqu’il pénètre mes poumons, alors qu’il est à peine midi. Mois d’avril qui ne promet rien du tout, la semaine prochaine sera fraiche, il faudra ressortir les petits pulls pour le matin. Et de quoi se protéger de la pluie.
Le vent chasse les pétales du cerisier qui a fleuri tôt cette année, en une nuée qui ressemble à des flocons de neige. Souvenir d’un café allongé sur les hauteurs du cimetière d’Eyüp Sultan, un café turc serré, que je bois jusqu’à cette étroite limite qui sépare le liquide du marc. C’est presque un art. Il ne me manque plus que le fes ottoman vissé sur le crâne pour répondre au cliché.
Profite, ça ne va pas durer…
Après une après-midi caniculaire passé à arpenter les rues pentues de Fener et de Balat, je me suis assoupi dans les grands poufs d’un café installé sur les rives de la Corne d’or, écrasé par la chaleur et transpirant comme un bœuf enturbanné. Sur le moment, on en souffrirait presque, mais la sensation de bien-être qui perdure n’a aucun équivalent.
Il y avait aussi un grand café le long du Bosphore, là où les vapur déversent désormais le flot des Stambouliotes à Kabataş, le Kaptanlar Aile Çay Bahçesi, le jardin de thé des capitaines, où des enfants sautaient dans les eaux froides et tourmentées, souvent dans le plus simple appareil, et où l’on pouvait boire des jus de fruits frais et du thé noir bien fort. Tout ceci n’existe plus. Il ne reste là que le béton encore frais qui forment de longs quais sans âme.
Dans une après-midi langoureuse, je retrace ces moments de ma vie où la joie d’être au monde écrase tout le reste, et je finis par m’endormir sur le canapé du jardin, les cheveux en bataille et les routes de la soie de Frankopan posé sur le ventre. Avec ça et l’amour, je peux mourir tranquille.