Moka au bar

au Bar Bam­boo Metropole

Indo­chine

L’Indochine n’existe pas. Elle n’existe plus que dans les manuels d’his­toire et dans les romans de Mar­gue­rite Duras, dans les récits de Fran­çois Bizot et les mémoires de guerre de Jon Swain. L’i­dée de l’In­do­chine, c’est une image sur­an­née de teintes pas­telles, empruntes de colo­nia­lisme et d’une cer­taine nos­tal­gie de ce temps où l’on buvait un verre de Suze ou de Cam­pa­ri à la ter­rasse du Metro­pole ou de l’O­rient à Hanoï, du Majes­tic ou du Conti­nen­tal à Saï­gon, à l’ombre des banians sous une cha­leur écra­sante. Une cer­taine idée de la dou­ceur de vivre pour des mil­liers d’é­tran­gers, des Fran­çais sur­tout, des Bri­tan­niques, des Amé­ri­cains, qui venaient ici pour échap­per à la gri­saille de l’hi­ver, pro­fi­ter de la cha­leur dans leur cos­tume trois-pièces et sous leur pana­ma vis­sé sur le crâne, trans­pi­rant gen­ti­ment et avec digni­té dans leur che­mise en crêpe de coton.

Une carte pos­tale jau­nie au timbre rouge à qui il manque des dents, avec une jonque en arrière plan et une pas­tille dans laquelle trônent avec arro­gance les lettres RF, juste au-des­sus de “Postes-Indo­chine”, de belles jeunes femmes, aux che­veux noirs de jais lis­sés et à la sil­houette lon­gi­ligne qui se mouvent avec grâce dans leur ao dai ajus­té et imma­cu­lé, même après avoir par­cou­ru les rues pous­sié­reuses de Saï­gon à bicy­clette… Une monde par­fait, entre exo­tisme léché et pau­vre­té crasse qu’on ne côtoie même pas.

Pho­to © Manh­hai

Conti­nen­tal Palace Hotel, Saï­gon, 1968 (before the falling…)

Sài Gòn

Saï­gon n’existe pas. Saï­gon n’existe plus. Hồ Chí Minh-Ville… Lorsque j’é­tais enfant, le nom de Saï­gon me don­nait des envies de voyage, avait la saveur de l’exo­tisme véhi­cu­lée par des années d’ha­bi­tudes ser­viles, l’In­do­chine était fran­çaise. Je ne savais même pas dans quel pays ça se trou­vait… Je suis né alors que la ville n’é­tait pas encore tom­bée. The fal­ling… 1975. Dans les années 80, j’a­vais enten­du par­ler des boat people sans savoir ce que c’é­tait. Je me sou­viens de mon grand-père par­lant avec une cer­taine hargne d’un de ses voi­sins qui s’é­tait enga­gé dans l’ar­mée pour aller com­battre pen­dant la guerre d’In­do­chine. A côté de ça, d’autres noms ; Java, Suma­tra, Bor­néo, Sin­ga­pour… ça sen­tait bon l’exo­tisme de carte pos­tale, un ima­gi­naire mys­té­rieux, la grande Asie secrète, avec des lam­pions en papier rouge, des odeurs d’en­cens dont les volutes bleu­tées s’é­le­vait vers les pales du ven­ti­la­teur d’un tri­pot fré­quen­té par des hommes por­tant che­mise à col mon­tant en soie noire, une fine natte dans le dos et une mous­tache aus­si fine qu’un trait de crayon, l’air vrai­ment très très mystérieux…

On est un peu idiot quand on est jeune. L’im­por­tant c’est que ça ne se dif­fuse pas trop dans le temps.

Je ne suis jamais allé à Saï­gon, ni à Hồ Chí Minh-Ville, et je n’i­rai peut-être jamais. La nos­tal­gie des jours heu­reux n’est pas pour moi. Cher­cher les traces d’un pas­sé glo­rieux qui n’é­tait glo­rieux que pour ceux qui en pro­fi­taient, dont les grands hôtels avec pignon sur rue sont les témoins muets et silen­cieux, ce n’est pas pour moi.

Khách sạn Metro­pole Hà Nội 

Grand hôtel sur une large ave­nue décou­pée à la Hauss­mann qui por­tait autre­fois le nom d’Hen­ri Rivière, héros de la conquête du « Ton­kin » ; ana­chro­nisme, ou plu­tôt dys­to­pie… Le Métro­pole a vu pas­ser, comme dans tous les hôtels des grandes villes, de grands noms, comme Aga­tha Chris­tie au Péra Hotel d’Is­tan­bul ou comme de nom­breuses per­son­na­li­tés à l’Hô­tel Conti­nen­tal de Saï­gon, rue Cati­nat, point de ren­dez-vous des cor­res­pon­dants et des jour­na­listes pen­dant la Guerre du Viet­nam.  Les maga­zines amé­ri­cains News­week et Time avaient cha­cun leur bureau de Saï­gon au deuxième étage de l’hô­tel. Le Metro­pole, lui, accueillit Somer­set Mau­gham, Char­lie Cha­plin et Pau­lette Godard qui y ont pas­sé leur nuit de noces, et même Gra­ham Greene, alors qu’il écri­vait… Un Amé­ri­cain bien tran­quille… ça fait un peu cli­ché, non ?

Havre de paix, point de chute des repor­ters de guerre, dont cer­tains ne revien­dront jamais, ces hôtels étaient des refuges luxueux au milieu de la tour­mente de la guerre, à tel point que dans l’es­prit de ceux qui y vivaient à demeure, c’é­tait un peu le temps béni des dieux, une paren­thèse tem­po­relle de laquelle ils sont sou­vent nos­tal­giques, comme le raconte très bien Jon Swain dans River of time, un livre gran­diose sur la guerre au Viet­nam et au Cam­bodge, deux guerres qu’il a couvertes :

Le front était proche de Phnom Penh ; si proche qu’à trente minutes de voi­ture, dans n’im­porte quelle direc­tion, un vaste pano­ra­ma de la guerre s’of­frait à nous. Les jour­na­listes pou­vaient prendre leur voi­ture, s’emplir les narines de la vilaine odeur de cor­dite et être de retour au Royal pour déjeu­ner au bord de la pis­cine. En fait, il fal­lait moins de temps pour rejoindre la ligne de front qu’il n’en fal­lait à un Lon­do­nien pour aller au bou­lot en voi­ture aux heures de pointe.
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

Nul autre que lui n’a eu la modes­tie et l’hon­nê­te­té de dire les hor­reurs de cette guerre, lui qui a été un des der­niers repor­ters à assis­ter à la prise de pou­voir au Cam­bodge par Pol Pot et les Khmers rouges, enfer­mé dans l’en­ceinte de l’am­bas­sade de France, avec Fran­çois Bizot qui en rap­por­te­ra le ter­rible témoi­gnage, Le por­tail, fai­sant réfé­rence au por­tail de l’am­bas­sade, der­nier rem­part avant la bar­ba­rie. Son récit est poi­gnant et ces lignes, que je trouve ter­ri­fiantes et qui font allu­sion à ce qu’en disait déjà Hen­ri Mou­hot aux alen­tours de 1860, cassent tota­le­ment le mythe des sages petits hommes jaunes du Sud-est asia­tique, que l’on s’i­ma­gine débon­naires et paisibles…

Très vite, le fleuve m’a sub­mer­gé. A ses côtés, j’ai appris des choses sur la vie et la mort que je n’au­rais jamais pu per­ce­voir en Europe. J’ai appris l’ex­ci­ta­tion de l’a­mour, tein­té de mélan­co­lie, si carac­té­ris­tique de ce coin d’A­sie. j’ai appris aus­si que le Mékong n’est pas aus­si inno­cent qu’il y paraît par­fois. Il est vrai qu’il est source de vie pour les terres d’In­do­chine, mais il a un autre visage qui, le moment venu, se dévoile : celui de la vio­lence et de la cor­rup­tion des pays qui le bordent.
Les terres d’In­do­chine n’ont jamais été ce coin pai­sible et recu­lé d’A­sie, peu­plé de pay­sans dociles et sou­riants que l’on dépeint com­mu­né­ment. Au contraire, c’est une terre de des­po­tisme, de sau­va­ge­rie pri­mi­tive et de souf­france. L’His­toire montre que la vio­lence autant que le plai­sir des sens sont inhé­rents au carac­tère indo­chi­nois, et par­ti­cu­liè­re­ment à celui des Cam­bod­giens. La vio­lence est ins­crite dans leur ADN. Les Cam­bod­giens “semblent seule­ment savoir com­ment détruire, pour ne jamais recons­truire ” a écrire Hen­ri Mou­hot, illustre explo­ra­teur fran­çais, mort du palu­disme en remon­tant le fleuve en 1861. A pro­pos du Mékong, il pour­sui­vait : “La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la ren­contre d’un ami ; c’est que j’ai long­temps bu ses eaux ; c’est une vieille connais­sance ; il m’a long­temps ber­cé et tour­men­té. Aujourd’­hui, il coule majes­tueux, à pleins bords, entre de hautes mon­tagnes dont il a ron­gé la base pour creu­ser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jau­nâtres comme l’Ar­no à Flo­rence, mais rapides comme un tor­rent ; c’est un spec­tacle vrai­ment gran­diose.“
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

L’In­do­chine n’a jamais existé…

Rue Cati­nat à Saï­gon en 1922, un petit air de rue pari­sienne… Pho­to © Mann­hai

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