Petit
réper­toire des rêves

D’un long été

Acte 1

J’ai tou­jours aimé les jour­nées chaudes, brû­lantes, pen­dant les­quelles je m’es­quinte la peau au soleil brû­lant, tou­jours avec excès, jamais avec modé­ra­tion, jus­qu’à la nau­sée, aux trem­ble­ments fébriles.

Une jour­née passe et je suis à nou­veau sur pied. J’ai des sou­ve­nirs de jour­nées tor­rides, cloî­tré der­rière les stores bais­sés, dans une semi-obs­cu­ri­té d’où on ne voit per­cer que quelques fins rayons de soleil sur le tapis ; je regar­dais dans une tor­peur moite les matches de Roland Gar­ros se suc­cé­der sans vrai­ment com­prendre ce que je voyais.

Depuis ce temps, j’aime les jour­nées chaudes, j’aime me pré­las­ser sans rien faire, en transpirant.

Mon lit est défait, comme tous les jours.

Je plonge des­sus pour me délas­ser et pro­fi­ter d’un répit dans une rela­tive fraî­cheur, volets fer­més et fenêtre ouverte, his­toire de ne pas être tota­le­ment décon­nec­té du monde. Tête au niveau des pieds, un oreiller calé sous la joue, je sens le som­meil m’emporter, dans des rêves de per­siennes et de mou­cha­ra­biehs (مَشْرَبِيَّةٌ), der­rière les­quels passent de maigres filets d’air, et des corps de femmes dont je ne dis­tingue que la silhouette…

Rêves de per­siennes, de stores vénitiens…

Acte 2

A pré­sent, je ne suis plus un enfant. Mais un ado­les­cent de quinze ans.

Dehors, l’at­mo­sphère était éton­nam­ment fraîche pour la sai­son, lourde d’ex­ha­lai­sons flo­rales, tan­dis que le long des trot­toirs, les chênes géants éclai­rés par les lam­pa­daires arbo­raient leur mousse espa­gnole dou­ce­ment sou­le­vée par la brise. Mol­ly Boyle et moi fîmes l’a­mour dans ma chambre, len­te­ment, sans hâte, comme un couple ras­su­ré sur son droit légi­time à pas­ser ses len­de­mains ensemble, comme si la mor­ta­li­té et les exi­gences du monde exté­rieur avaient peu d’im­por­tance. Quel plus beau moment de bon­heur les humains pou­vaient-ils se créer ? Au moins pour cette nuit, le monde devra trou­ver ses propres réponses.

James Lee Burke, L’en­blême du croisé.

Je peux me per­mettre de rêver, et même de me vau­trer dans des rêves érotiques…

Acte 3

C’est le plus chaud de tous les étés. Der­rière les volets fer­més, aucune rumeur du monde ne peut venir per­tur­ber ce qui se passe.

De beaux draps blancs, souples et soyeux. Der­rière les volets, seule la mer agite ses crêtes d’é­cume dans un ron­ron loin­tain. Cha­leur assourdissante.

Je suis amou­reux comme une allu­mette craquée.

Mon visage engon­cée entre ses cuisses entou­rées de mes bras, le plus savou­reux des nec­tars au bout de la langue, je navigue au rythme de ses res­pi­ra­tions jus­qu’à en perdre la raison.

En rele­vant le nez, je la vois cares­ser sa poi­trine, ses mains sur ses seins, peau­fi­nant l’œuvre suave.

En silence, le plai­sir gran­dit. Seule­ment des res­pi­ra­tions, des sou­pirs délicieux.

Le bas ventre ten­du à m’en faire mal, je glisse sur elle, cuisses ban­dées, bras à la ver­ti­cale, le regard vague et les pau­pières mi-closes, je la vois me regar­der inten­sé­ment tan­dis que je n’en peux plus de me rete­nir. Elle m’at­tend, plonge ses yeux dans les miens en sou­riant, scru­tant le plai­sir dans mes soupirs.

Nos ventres col­lés, humides de mon plaisir…

Éten­due sur le ventre, le regard sur son télé­phone et ses jambes rele­vées, je me couche sur elle de tout mon long, mon corps juste posé sur le sien.

Elle sou­rit, pose l’ins­tru­ment qui la dis­trait et pose sa tête sur le côté, une sou­rire heu­reux sur ses lèvres douces.

Acte 4

Les bras en croix sur le lit, le souffle coupé.

J’ai l’im­pres­sion de ne plus habi­ter mon corps, dévas­té comme un champ de mines, il me faut de l’air, mais il n’y en a plus un brin dans la pièce.

L’é­té le plus chaud aura rai­son de moi, l’âme dévo­rée par les flammes comme un maquis après l’incendie.

Comme un mau­vais rêve très alcoolisé.

Mes tempes battent sour­de­ment, il n’y a plus rien, plus d’air, plus de vie, plus d’a­mour. Tu vas mou­rir mon garçon…

Pas cer­tain que ce ne soit qu’un rêve…

Acte 5

- Allez, viens, on va man­ger au res­tau­rant… j’ai envie qu’on soit tous les deux.
- OK, tu veux aller man­ger où ?
- Je ne sais pas, peu importe, pour­vu que je sois avec toi.
- OK, je sais où on va, je te guide.

Un bord de Seine, une table pour deux, rien ni per­sonne autour, juste deux regards au même ins­tant. On s’au­to­rise à man­ger du bout de la four­chette sans grand appé­tit. Quelque chose d’autre nous nourrit.

Elle me donne les clefs de sa voi­ture en me disant qu’elle veux avoir l’es­prit libre pour me regarder.

Je repars avec elle en jetant un coup d’œil au fleuve, une main dans la sienne, l’autre dans sa poche… On n’a jamais le temps de faire une pause…

Acte 6

Revê­tus tous les deux de la garb noire, dans les stalles d’une cha­pelle aux trois quarts vides, côte à côte, nous avons dit les psaumes de Jéré­mie dans le superbe gré­go­rien angli­can. Je me tourne sou­dain vers The­si­ger et lui souffle : « Do you real­ly believe in it ? » — « No, not real­ly, but it is so beautiful ! »

Jean Malau­rie, in La vie que j’ai choi­sie de Wil­fred Thesiger

La plus belle des soi­rées au monde sur un lit sans draps, aux effluves lourdes de nos étreintes. Nos odeurs à tous les deux. Nos sou­rires, nos bai­sers, un sac en papier qui tombe à la porte d’en­trée pour la prendre dans mes bras.

Il pleut dehors, je ne m’en étais pas ren­du compte, il est très tard mais le temps n’a pas vrai­ment d’im­por­tance. Elle est allée fer­mer la fenêtre. Elle n’est plus là, je som­nole. Un gâteau qui porte mon nom, les pis­taches qui croquent. Seul au monde, mais avec elle.

C’est un rêve. Il n’y a pas de plus beaux rêves.

Elle marche nue et passe devant moi comme si de rien n’é­tait. Je ne la rêve pas, elle est là.

Je suis sa pute.

Cro­quer dans une nec­ta­rine juteuse. Sen­tir le soleil si rare cares­ser ma peau comme si c’é­tait les doigts d’une femme.

L’é­té n’est pas fini. Loin de là.

Ce sera le plus beau et le plus long de tous les étés.

Pho­tos © Chris Ber­tram, Korz 19, Liz M94
Cré­dits pour quelques cita­tions © Ben­ja­min Biolay

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