Mar 29, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Lorsque j’étais gamin, je jouais avec des petits soldats de plastique que je faisais se battre au milieu du salon chez mes grands-parents, avec le plus total mépris pour les populations civiles. Bataille des Ardennes, Waterloo, Alésia, tout y passait ; je refaisais le monde avec ces morceaux de plastique à l’échelle 1:72 que je me plaisais parfois à peindre pour plus de réalisme. J’ai gardé toutes ces boîtes en carton dans le grenier de ma grand-mère et je me rappelle avoir acheté une boîte en particulier ; la Colonial India British Infantry, et au-dessus de ce titre de la boîte ESCI n°232 se trouve cet intitulé : Indian War Kiber Pass British Infantry. Le fait de voir ces soldats anglais ressemblant plus à des Indiens qu’à des sujets de Sa Majesté me posait question et Kiber Pass était pour moi comme une énigme que je n’arrivais pas à résoudre. Du coup, ces soldats ne se sont jamais battus car je ne comprenais pas qui étaient leur ennemis.
La Passe de Khyber, qu’on appelle aussi le défilé de Khaïber, est en réalité le col immense qui sépare l’Afghanistan et le Pakistan, long de 58 km où il existe une route construite par les Anglais depuis 1879.
Albert Chalcroft, The King’s Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937 — Photo © Marti Bogie
Depuis Alexandre le Grand, cet endroit est réputé pour être un lieu de passage presque obligé pour passer d’un point cardinal à l’autre. Aujourd’hui encore, le mot talibans est associé à ce lieu. Cette situation particulière a valu aux contrebandiers de s’installer précisément au centre de ce col, où la petite ville de Landi Khotal s’est développée sur le sang des innombrables Pakistanais et Afghans, mais aussi des Anglais qui sont venus se fourvoyer dans ces montagnes inhospitalières. Un lieu sinistre que William Dalrymple décrit avec la chair de poule.
Certes, la gare de Landi Khotal semblait avoir été construite dans l’idée qu’on devait s’attendre au pire. Elle ressemblait plus à une forteresse qu’à une tête de ligne, avec ses solides murs de pierre percés d’étroites meurtrières. Au quatre coins, des tourelles couvraient chaque angle de tir. Les maisons voisines avaient été rasées pour laisser le champ libre au combat. L’Afghanistan est à moins d’un kilomètre : ce lieu fut autrefois la première ligne de défense de l’Empire britannique.
D’épaisses grilles protégeaient les fenêtres, et les portes étaient en acier renforcé. Cependant, l’une d’elles avait été arrachée de ses gonds et je me hissai jusque là pour explorer l’intérieur. Un quadrilatère de salles donnant sur un gazon, formant une sorte de cloître, évoquait quelque peu le dernier combat de Cluster. On sentait, instinctivement, que quelque chose de terrible s’était passé là : les hommes des tribus avaient peut-être crucifié le chef de gare ou étranglé le contrôleur. C’était le genre d’endroit où prenaient fin les nouvelles de Kipling, le héros victorien pur jus reposant, étripé, dans un défilé de la frontière, tandis que les vautours tournoient au-dessus de son cadavre :
Si tu es seul, blessé, dans les plaines d’Afghanistan,
Et que les femmes arrivent pour achever les survivants,
Couche-toi sur ton fusil, fais-toi sauter la cervelle ?
Et rejoins ton Dieu en soldat fidèle.
Dans le bureau du chef de gare, tout était resté dans l’état où, pour la dernière fois, un train avait gravi la passe. Le Pakistan Railways Almanach de 1962 était ouvert sur la table et de vieux livres de compte se couvraient de poussière sur une étagère. Cet endroit était sinistre et je n’eus aucune envie de m’y attarder.
Albert Chalcroft, The King’s Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937 — Photo © Marti Bogie
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
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Mar 18, 2014 | Histoires de gens, Livres et carnets |
C’était un roi comme les autres après tout, peut-être un peu plus qu’un roi puisqu’il fut aussi sultan, mais aussi parce qu’il est considéré comme le père fondateur de la nation marocaine moderne et qu’il fut décoré par le général de Gaulle. Mohammed Aïssaoui, dans son livre L’étoile jaune et le croissant, nous fait une brève description de l’attitude qu’eut Mohammed V envers les Juifs installés au Maroc depuis des générations. Si la France attendait de lui qu’il eut un rôle prépondérant dans les rafles qui auraient permis aux Allemands de déporter les ressortissants marocains de confession juive, le monarque se comporta en juste, ce qui fait de lui un potentiel candidat au titre de « juste parmi les nations » auprès du mémorial de Yad Vashem, ce qui ferait de lui le premier musulman de l’histoire (car il y en eut d’autres) à porter ce titre.
Le sultan chérifien Mohammed V du Maroc
Par son comportement durant la Seconde Guerre mondiale, Mohammed V fait la fierté des Marocains et de tous les Maghrébins qui n’ont jamais versé dans l’antisémitisme. On connaît la légende du roi du Danemark qui aurait porté l’étoile jaune durant l’Occupation — mais ce n’est qu’une légende. On connaît moins celle du roi du Maroc, celle-là corroborée par des faits. Alors sous protectorat français, le sultan a refusé que les Juifs de l’empire chérifien arborent l’étoile jaune comme en France et comme voulait le lui imposer le gouvernement de Vichy. A l’époque, il y avait 200 000 Juifs au Maroc, le résident général Noguès représentant de Vichy avait fait préparer 200 000 étoiles jaunes. Serge Berdugo a raconté que le sultan aurait alors répondu à Noguès qu’il lui fallait rajouter une cinquantaine d’étoiles jaunes : pour lui et les membres de sa famille. La phrase attribuée à Mohammed V qui revient le plus souvent lorsque l’on évoque les années d’Occupation au Maroc est : « Les Juifs marocains sont mes sujets, et comme tous les autres sujets, il est de mon devoir de les protéger. » Il est clair que le sultan du Maroc a fait preuve de résistance face aux nazis, au moins une résistance passive, en prenant par exemple tout son temps pour signer les décrets, et qu’il a protégé comme il a pu les Juifs de son royaume.
Mohammed Aïssaoui, L’étoile jaune et le croissant
Gallimard, 2012
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Feb 6, 2014 | Livres et carnets |
Voici un livre qui, lorsque je l’ai lu, il y a quelques étés maintenant, m’a profondément remué. Le livre de Kessel, Les Temps Sauvages, se déroule pendant la Première Guerre Mondiale, à la fin exactement, lorsqu’il revient en France après être passé par Vladivostok. On y fait la rencontre des officiers de l’Armée Blanche de la Russie qui se disloque sous l’impulsion des bolcheviks, et l’ombre de Koltchak, mais aussi celle, folle et fuyante de Roman Fiodorovitch von Ungern-Sternberg, le baron fou.
Roman de jeunesse, indescriptible, c’est un roman d’aventure comme on en fait plus, qui sent le vent des steppes et l’alcool frelaté, la misère des oubliés de la guerre et la mort omniprésente. Une grande œuvre, aussi sauvage que son titre…
Joseph Kessel chez lui en 1967. Photo Jerry BAUER/Opale
Elle était vaste, massive, plus nette et décente que les autres édifices publics. Elle n’avait pas eu le temps de se dégrader : la ligne qui reliait Vladivostok au Transsibérien n’avait pas beaucoup d’années. A l’approche, elle faisait bon effet. Mais dès que notre traineau nous eut déposés devant le haut perron, je n’ai plus été capable de penser à quoi que ce fût. L’odeur était déjà là. Insidieuse, sournoise… détestable. A chaque marche, elle devenait plus lourde.
Quand nous avons atteint le perron, elle imprégnait l’air pourtant libre.
— Venez, m’a dit Milan.
Il se tenait près de la grande porte à peine entrebâillée qui donnait accès à l’intérieur de la gare. Je l’ai rejoint. D’un coup d’épaule où il avait mis tout son poids, il a poussé le battant.
— Venez, m’a répété Milan.
Je ne pouvais pas. Non, je ne pouvais pas. Là, c’était l’antre de l’odeur. Elle frappait en pleine face, de plein jet. Ignoble à faire vomir. Et ce n’était rien encore.
De la porte jusqu’aux derniers recoins du hall, le sol était tapissé, matelassé d’une épaisse et horrible substance, molle, flasque, espère de tourbe, de marécage, dont on ne savait si elle était vivante ou morte car tantôt elle demeurait inerte et tantôt remuait faiblement. Les fenêtres enduites de suie, de vieille poussière et de givre sale ne laissaient passer qu’une lueur couleur de cendre. Il fallait un long instant pour reconnaître dans la matière qui couvrait toute la surface du hall sans en laisser un pouce libre, collés, entrelacés, imbriqués les uns aux autres, des corps humains.
Joseph Kessel, Les temps sauvages
in Reportages, Romans (Quarto)
Gallimard, 1975
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Nov 4, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
« Je ne suis pas aventurier ou mercenaire. Je suis l’homme d’un rêve, et on ne change pas de rêve pas plus qu’on ne change de peau »
Si toutefois un jour vous croisez la route de cet homme, au hasard de vos lectures, dites-vous que vous êtes face à un des plus étranges personnages qui soit. Vous en trouverez un portrait échevelé, longue moustache portée comme des oripeaux de guerrier barbare, col de fourrure épaisse, gants blancs et sabre effilé dans Corto Maltese en Sibérie, mais vous le trouverez aussi au cœur d’un roman ténébreux de Joseph Kessel, Les temps sauvages, en ombre chinoise, tapi dans l’obscurité au côté de Semenov et de Koltchak. Celui qui parle de Nikolai Robert Maximilian von Ungern-Sternberg avec le plus de majesté et qui en brosse un portrait d’illuminé sauvage, de chef de guerre impitoyable et sanguinaire, c’est le géologue Ferdynand Ossendowski, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois sur ce blog, au travers de son livre monumental Bêtes, Hommes et Dieux, et s’il en parle avec autant de véracité, c’est que contrairement aux autres, lui l’a rencontré dans son antre. Les deux hommes mus par un but commun, échapper aux Bolchéviks, se sont serrés les coudes jusqu’à temps que le baron fou connaisse le destin funeste que lui avait prédit un chaman mongol.
Roman von Ungern-Sternberg
en uniforme de général de l’armée impériale en 1917
Comme je passais le seuil, un homme vêtu d’une tunique mongole en soie rouge se précipita sur moi comme un tigre, me serra la main d’un air pressé, puis se laissa tomber sur le lit qui se trouvait d’un côté de la tente.
— Dites-moi qui vous êtes. Nous sommes entourés par les espions et les agitateurs, s’écria-t-il d’un voix criarde où perçait la nervosité.
L’homme ne me quittait pas du regard. Il ne me fallut qu’un instant pour le dévisager et cerner son caractère : une petite tête et de larges épaules ; des cheveux blonds en désordre ; une moustache rousse en brosse, un visage émacié comme celui des vieilles icônes byzantines. Dans cette physionomie, un détail occultait tous les autres : un grand front avancé qui surmontait des yeux d’acier, perçants, fixés sur moi comme ceux d’un animal au fond d’une caverne. Aussi brève qu’ait été mon observation, elle m’avait suffit pour comprendre que j’avais devant moi un homme dangereux, prêt à commettre sans tergiverser l’irréparable. Bien que le danger fut évident, je n’en oubliais pas son attitude insultante.
Issu d’une vieille famille noble de la Baltique remontant au XVème siècle et toujours représentée, le baron fou (ou baron sanglant, ou baron noir) est un personnage que la folie a pris tandis qu’il menait les Armées Blanches avec le Général (tout aussi fou, mais beaucoup moins excentrique) Grigori Mikhaïlovitch Semenov et lorsqu’il prit la décision de la rupture avec son supérieur, l’Amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak. Ungern-Sternberg conduira un corps indigène composé de Mongols, Bouriates, Kalmouks, Kazakhs, Bachkirs et de Japonais qu’il tiendra d’une main de fer, il se convertit au bouddhisme tibétain et tentera même de remettre sur son trône l’empereur mongol Bogdo Khan. Se rêvant l’exterminateur des Bolchéviks en Russie, il se voyait la réincarnation de Gengis Khan et arborait fièrement une posture panmongoliste. Pourchassé par les Rouges qui en avaient une peur bleue, le baron blanc finit exécuté au terme d’une parodie de procès… Ne reste que le souvenir d’un fou dans les chants des Mongols des steppes…
Roman von Ungern-Sternberg aux alentours de 1919
en uniforme mongol tandis qu’il est à la tête
de la terrifiante « Division sauvage »
Les prophéties se sont réalisées. Environ cent trente jours après notre séparation, le baron fut capturé par les bolcheviks, à la suite de la trahison de ses officiers. Il fut exécuté à la fin du mois de septembre.
Baron Ungern von Sternberg… Comme un orage sanguinaire du Karma vengeur, il passa sur l’Asie centrale. Qu’a-t-il laissé derrière lui ? L’ordre du jour sévère qu’il adressa à ses soldats et qui se terminait par les paroles de la révélation de saint Jean :
— Que personne n’arrête la vengeance qui doit frapper le corrupteur et le meurtrier de l’âme russe. La révolution doit être arrachée du monde. Contre elle, la révélation de saint Jean nous a prévenus en ces termes : « Et la femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle avait à la main une coupe d’or pleine des abominations et de la souillure de ses impudicités. Et sur son front était écrit ce nom mystérieux : la grande Babylone, la mère des débauches et des abominations de la terre. Je vis cette femme enivré du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. »
C’est un vrai témoignage humain qu’il laissait là, un témoignage de la tragédie russe, une témoignage peut-être de la tragédie mondiale.
Mais il restait une autre trace, plus importante encore.
Dans les yourtas mongoles, près des feux des bergers, Bouriates, Mongols, Dzongars, Kirghiz, Kalmouks et Thibétains racontent la légende née de ce fils de croisés et de corsaires : « Du Nord est venu un guerrier blanc qui appela les Mongols, les conviant à briser leurs chaînes d’esclavage, qui tombèrent sur notre sol délivré. Ce guerrier blanc était Gengis Khan réincarné ; il a prédit la venue du plus grand de tous les Mongols, qui répandra la belle foi de Bouddha, la gloire et la puissance des descendants de Gengis, d’Ugadaï et de Kublaï Khan. Et ce temps viendra ! »
L’Asie s’est réveillée et ses fils prononcent d’audacieuses paroles.
Il serait bon, pour la paix du monde, qu’ils se montrassent les disciples des sages créatures. Qu’ils suivent Ugadaï et le sultan Baber plutôt que de se ranger sous les auspices des mauvais démons de Tamerlan le Destructeur.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
A lire, ce très bon article sur Libération, Le baron perché.
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Sep 2, 2013 | Histoires de gens, Sur les portulans |
Je me souviens que lorsque j’étais gamin et que je jouais (invariablement) avec mes petits soldats de plastique, j’avais notamment une boîte de soldats des forces de l’OTAN qui m’ennuyait. Ces soldats n’avaient rien d’original et ne ressemblaient à rien de ce que je connaissais. Quand mon grand-père m’a expliqué ce qu’était cette armée, j’avais encore moins envie de les emmener dans un combat puisque pour moi, les guerres n’existaient plus, il n’y avait donc aucune raison de mobiliser ce corps d’armée fantoche, et surtout, contre qui ? Un bataillon de dragons ou de hussards ? Un régiment de la Waffen-SS ? Non, ridicule. Et je me souviens que lorsqu’il était question de l’OTAN (que j’appelais NATO parce que c’était noté comme ça sur la boîte), mon grand-père me racontait des trucs en vitupérant contre De Gaulle sans que je ne comprenne un traître mot de tous ces enjeux.
De la présence de l’OTAN en France restent aujourd’hui des cicatrices éparpillées sur tout le territoire, des bases aériennes américaines ou canadiennes abandonnées ou reconverties en bases pour aéromodélistes. Un patrimoine qui, vu du ciel, montre des formes parfois étonnantes. Collection d’étoiles et de fleurs à pétales arrondis dans la belle campagne de nos régions…
Base de l’US Air Force
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