Jul 30, 2013 | Arts, Livres et carnets, Photo |
Beyrouth centre-ville est le récit photographique de Raymond Depardon dans un Beyrouth en pleine guerre. En quelques photos noir & blanc, il plante le décor d’un Beyrouth idyllique en 1965, qu’il visite pour la première fois. Tout semble beau, les paysages, les gens, la jet-set un peu futile, la gentillesse des gens. Lorsqu’il revient, nous sommes en 1978, il vient d’entrer à l’agence Magnum et part faire son premier grand reportage avec des bobines couleurs. Et là, tout a changé…
Avec ses clichés au plan resserré, un cadrage toujours très strict malgré parfois l’urgence de la situation, Depardon monte un reportage uniquement ponctué de quelques phrases laconiques, comme à son habitude, qui rend la lecture fiévreuse et tendue, comme un jour sous les bombes et les tirs de mitrailleuses…
Un jour, dans une zone tenue par le PNL, en descendant de voiture avec mes appareils photo, une dizaine de combattants m’a encerclé. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. J’avais pris l’habitude de parler fort et de me présenter en français. J’ai bien entendu le cran de sûreté des kalachnikov sauter, ils me braquaient, la balle était engagée dans le canon, nous avons parlé. J’étais calme, j’ai expliqué que je souhaitais simplement les photographier ; les minutes étaient longues, les crans de sûreté sont revenus en position d’attente.
Puis soudain j’ai de nouveau entendu les crans de sûreté sauter, la balle engagée dans le canon : « Il faut nous photographier ! »
Il y revient encore en 1991 et les images qu’il en rapporte lui donne l’impression d’une terre dévastée, vidée de son humanité. Un témoignage fort, au bord du cataclysme, inédit jusque là, d’un conflit qui reste à ce jour encore, totalement incompréhensible…
Raymond Depardon, Beyrouth centre-ville
Points 2010
Magnum Photos pour les clichés,
tous disponibles sur le site de l’agence.
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Jul 5, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Le livre du journaliste franco-américain Jonathan Littell, Carnet de Homs, est un réquisitoire terrifiant racontant de l’intérieur ce qui s’est passé à Homs en janvier 2012, juste avant le déferlement de bombes qui a ravagé le quartier de Baba Amr. Ecrit dans l’urgence, ce ne sont que des notes, vaguement mises en forme, qui évoquent à quel point la population sur place est sur les dents et se sent opprimée. Il y raconte les tortures des agents du gouvernement sur place et en arrière-fond le souhait à peine masqué de la part d’El-Assad de faire crouler son pays dans une guerre civile qui aurait tout l’air d’être un conflit confessionnel. On ressort de là essoré, plein de poussière, des scories de cette atmosphère dégueulasse. Littell porte un regard sans concession, n’hésitant pas à dénoncer ceux qui de l’intérieur profitent de la situation, mais brosse aussi le portrait de femmes et d’hommes courageux qui se battent dans l’indifférence totale des grands de ce monde.
Apothéose de ce témoignage, la confrontation entre son compagnon de route, le photographe Mani (un homme formidable) et Pierre Piccinin, un type qui se dit journaliste et qui pendant longtemps a soutenu le régime en place, au moins jusqu’en février 2012, et qui lors de ces échanges soutient que les activistes de l’ASL ne sont que des terroristes dont le but est de déstabiliser El-Assad. Littell demande à un moment à Mani d’envoyer la photo d’un enfant égorgé « au connard de Gembloux ». Depuis, Piccinin semble avoir retourné sa veste, mais il faut toujours se méfier des apostats.
Photo © Freedom House
Au beau milieu de la guerre qui frappe partout et tout le monde, des plus engagés aux plus innocents, sourdement et aveuglement, on trouve des moments de chaleur dans l’hiver syrien, qui rappellent que ce peuple est plus grand grand que celui qui les étrangle.
2h30 du matin. Je n’arrive toujours pas à dormir. Dans la grande pièce de devant, celle des soldats ASL, ça chante depuis des heures. je me lève et je vais voir. Une vingtaine d’hommes sont assis tout autour contre le mur, fument des cigarettes et boivent du thé ou du maté, et chantent à tour de rôle, a cappella. Je ne comprends pas les paroles, bien sûr, mais on dirait des chants d’amour, peut-être aussi des chansons sur la ville. Les voix tremblent, gémissent, soupirent, quand un finit, un autre recommence. Un homme surtout mène le chant, un homme d’une quarantaine d’années, au visage étroit, barbu, un peu roux, les yeux rusés, entièrement édenté sauf pour une incisive isolée dans la mâchoire du bas. Il chante avec une émotion intense, concentrée, et semble connaître toutes les chansons qu’on lui demande. Quand il marque une pause, un autre reprend. Les autres écoutent, ponctuent, parfois battent des mains. Personne n’interrompt personne, il n’y a aucune concurrence ou compétition, chacun chante pour le plaisir de chanter et écouter pour le plaisir d’écouter, tous ensemble.
Jonathan Littell, Carnets de Homs
Gallimard, NRF, 2012
Photo © Freedom House
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Jan 26, 2013 | Histoires de gens |
Au cours du dîner, le 29 novembre (1943), Staline suggéra au passage que si, à la fin de la guerre, on raflait et liquidait quelques cinquante mille chefs des forces armées allemandes, c’en serait fini une fois pour toutes de la puissance militaire de l’Allemagne. Churchill fut interloqué par l’ampleur des liquidations envisagées par Staline. Il répondit simplement que le parlement et l’opinion n’accepteraient jamais de telles exécutions massives. Mais Roosevelt répondit plus chaleureusement à Staline et, voyant Churchill contrarié (tel était du moins le souvenir de ce dernier), le président américain ajouta que les Alliés devraient en exécuter non pas cinquante mille, mais « juste quarante-neuf mille ». […] La dérive de cette conversation inquiéta si bien Churchill qu’il quitta la salle, mais un Staline jovial lui courut après et protesta que, bien entendu, ce n’était qu’une plaisanterie.
1943, Conférence de Téhéran, les trois larrons de Yalta se retrouvent pour parler de l’après-guerre, quand tout sera terminé. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ambiance est détendue, mais derrière la plaisanterie, peut-on être certain qu’il n’y avait pas un fond de vérité, quand on sait que Staline avait déjà fait exécuter des soldats et des officiers russes accusés de couardise face à l’ennemi. Nikita Khrouchtchev lui-même, alors général de l’armée, fit exécuter plus de 15.000 de ses propres soldats sur le front.
in Les entretiens de Nuremberg, Leon Goldensohn
Introduction et présentation de Robert Gellatelly
Champs Flammarion Histoire
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Jan 24, 2013 | Livres et carnets |
Je ne sais pas pourquoi je me suis rué sur ce bouquin. Il m’arrive parfois de retourner un livre pour en lire la quatrième de couverture et de rester accroché sur quelques mots. En l’occurrence, ce livre, s’il n’avait été recouvert d’un bandeau où figure la photo du cinéaste, vêtu d’une veste noire, d’un krama blanc écru, les traits tirés et le regard comme perdu dans le vague, une épaisse fumée de cigare l’enveloppant, je ne l’aurais peut-être pas retourné, il serait resté en-dehors de mon champ. La photo dit déjà le drame.
Rithy Panh, je ne le connais pas, à part de nom. Je sais de lui qu’il a réalisé un film, un grand film sur les années sombres où les khmers rouges ont littéralement exterminé la population du Cambodge, un film au titre qui ne laisse aucunement de place au doute : S21, la machine de mort khmère rouge. En réalité, je ne savais rien des khmers rouges, je ne savais rien du Cambodge, et je ne savais rien de ce qui s’y était passé, et je ne dis pas qu’aujourd’hui j’en sais beaucoup plus mais au moins je connais cette histoire, l’histoire de cet homme brisé par un passé trop lourd à porter.
L’élimination, c’est le récit mêlé de son expérience d’enfant dont le souvenir lui rappelle Phnom Penh, la capitale encore vivante et qui sera vidée de sa population, et des heures d’un procès qui aurait pu faire date si les vrais responsables avaient été jugés et punis, celui du responsable du S21, le bureau de sécurité, centre de torture et d’exécution de la mécanique mortelle mise en place par un régime pris de folie meurtrière. Le responsable, à tous les sens du terme, c’est Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch ou Douch.
Kaing Guek Eav (Douch) à son procès en 2012
Photo © Ho New / Reuters
L’histoire de Rithy Panh, c’est simplement l’histoire d’un jeune garçon pris dans la folie de l’histoire de son peuple, c’est l’histoire de sa famille, d’un drame qui lui a ôté son père qui finit par cesser de croire en des jours meilleurs et se laisse mourir de désespoir, un inspecteur de l’éducation érudit, éduqué, et selon l’auteur l’archétype de l’homme tourné vers la modernité, vers ce que l’homme a en lui du plus précieux pour sa propre préservation.
C’était la défaite de l’Encyclopédie. Plutôt l’ancien monde, élémentaire, terrien, que la connaissance, froide et difficile.
Ce drame lui a également ôté sa mère, une femme admirable, aimante, qui donna tout à ses enfants pour qu’ils s’en sortent, mais elle renonce le jour où sa fille décède. D’autres mourront, des êtres proches, des inconnus, des dizaines, des milliers de morts jalonnent ce livre, des milliers d’êtres innocents emportés par la folie meurtrière d’un idéologue fou porté par ses théories vaseuses et une absence totale de visibilité sur ses fins, l’horrible Saloth Sâr (Pol Pot) avec son visage figé et son sourire de statue de cire.
Face au bourreau Douch, Rithy Panh n’arrive à tirer que des explications floues, pompeuses et vides de sens, des repentances, des aveux du bout des lèvres ponctués de phrases qui le dégagent de toute responsabilité, lui, l’exécutant, le petit professeur de mathématiques devenu un immonde bureaucrate tortionnaire qui ne pouvait être en tort, car il était en accord avec l’idéologie…
Je comprends qu’on change de nom et de prénom dans la clandestinité. Mais réduire l’autre à un geste, à une mécanique, à une parcelle de son corps, ce n’est pas propager la révolution. C’est déshumaniser. C’est tenir l’être dans son poing.
Jusqu’à la libération, je suis resté le « camarade chauve », et c’était très bien ainsi : je ne portais plus le nom de mon père, trop connu. J’étais sans famille. J’étais sans nom. J’étais sans visage. Ainsi j’étais vivant, car je n’étais plus rien.
Le récit de Rithy Panh, c’est le récit de la déshumanisation la plus totale, alors on pense immanquablement à Primo Levi, Robert Anthelme ou Elie Wiesel… C’est précisément cela l’élimination, L’Angkar (l’organisation), c’est l’élimination car vous n’êtes plus rien. Une des scènes les pires qui me reste est celle de ce jeune garçon dont la jambe s’infecte et sur laquelle il voit des vers grouiller.
Nous savions intuitivement que c’était la fin : l’irruption de la vie animale dans la vie humaine. Il est mort le lendemain.
S21 (Tuol Sleng, la colline du manguier sauvage),
ancien lycée reconverti en centre de torture
Photo © Chris Gravett
J’ai lu ce livre en peu de temps, absorbé dans ces pages qui me disaient que je devais savoir, que je devais terminer, malgré les haut-le-cœur, malgré la nausée qui prend devant la déchéance qu’on fait subir à un peuple, qu’on exécute froidement, qu’on torture et qu’on viole. Un million sept cent mille (le chiffre paraît lui-même dément) Cambodgiens sont morts directement ou indirectement des conséquences de cet assassinat organisé par une poignée de fous. 1 Cambodgien sur 5, mort… au nom d’une révolution sans classe, une révolution bornée, idiote, sans raison.
Sans doute est-ce cela, un révolutionnaire : un homme qui a du riz dans son assiette ; et qui cherche un ennemi dans le regard de l’autre.
Il faut avoir lu ce livre, pour la trace qu’il laisse, pour le futur des nations, pour être en paix avec soi malgré le déchirement qu’il procure à l’intérieur, pour apporter la paix aux morts, pour se regarder en face, pour ne pas faire comme si on ne savait pas, pour lui, pour Rithy Panh et pour les autres qui se sont vu destituer leur droit à être des êtres humains, pour peut-être cauchemarder et finalement ouvrir à nouveau les yeux sur un monde qui produit des monstres, mais au moins, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas…
Duch: Je suis jour et nuit avec la mort.
Je lui réponds: Moi aussi. Mais nous ne sommes pas du même côté.
Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’élimination
Éditions Grasset
EDIT : on me souffle dans l’oreillette qu’il existe un blog autour d’un projet sur la reconstruction du Cambodge et de la mémoire des années sombre, un projet d’Émilie Arfeuil et Alexandre Liebert qui se nomme Scars of Cambodia.
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Oct 22, 2012 | Arts |
J’avais déjà parlé d’un tableau de Michelangelo Merisi (Caravage), la Vocation de Saint-Matthieu, faisant partie d’un triptyque relatant trois moments importants de la vie de Matthieu avec Saint-Matthieu et l’ange et le Martyre de Saint-Matthieu, destiné à décorer l’autel de la chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis-des-Français de Rome. Avant que ne vienne au jour la version que l’on peut admirer actuellement de l’inspiration de Saint-Matthieu, Caravage avait produit une toile de grande taille (232 x 183cm) représentant l’ange guidant la main de Saint-Matthieu.
Bien.
Seulement, les choses ne sont pas aussi simples. Il ne suffit pas d’avoir le vent en poupe, d’être un peintre avec pignon sur rue et de peindre ce qui nous semble bon pour évoquer la commande et respecter le cahier des charges, d’avoir un talent incroyable et une audace de génie pour s’en sortir. Alors pour tenter de comprendre ce qui cloche, apprenons à regarder ce que nous avons sous les yeux pour voir ce que nous ne voyons pas.
Nous voyons deux personnages. La premier, le plus important est Saint-Matthieu, le second est l’ange qui inspire l’apôtre pour lui dicter ce qui sera l’Evangile — pardonnez-moi l’expression, mais c’est quand-même un gros morceau. Étudions ce que nous voyons pour éventuellement en analyser les postures. L’homme est assis sur un curule, portant gauchement (1) le livre sur lequel il écrit, genoux croisés (2), le pied tendu vers le spectateur (3), les jambes couvertes de poussière (4), la main mal assurée et épaisse (5) guidée par celle de l’ange (6), l’air un peu — pardonnez-moi — ahuri, pataud (7), genoux et coudes nus (8). Disons-le nettement, nous avons ici 8 arguments suffisants pour réprouver cette œuvre d’art et l’empêcher d’être élevée au rang de peinture d’autel (du point de vue de l’Église, naturellement).
(1) Le fait que Matthieu porte le livre gauchement le rend maladroit et indique clairement que c’est le genre d’objet qu’il n’est pas habitué à manipuler.
(2) Les genoux croisés révèle une certaine désinvolture, une « épaisseur » qui ne sied pas à un évangéliste.
(3) Ce pied tendu peint avec un raccourci fait clairement apparaître un débordement de la toile et projette le pied en direction du spectateur dans une trop grande proximité.
(4) Matthieu a les jambes couvertes de poussière (même si on le voit peu sur cette reproduction), comme un vulgaire homme du peuple.
(5) Tout indique que Matthieu, s’il sait compter au vu de son métier, a l’air d’avoir un peu de mal à écrire…
(6) Impression renforcée par le fait que l’ange guide sa main au point qu’on se demande si ce n’est pas lui qui écrit avec la main de Matthieu.
(7) L’air naïf qui lui est imprimé n’est pas à son avantage. C’est un peu comme s’il s’émerveillait de cette écriture qui nait sous la plume que sa main tient, guidée par celle de l’ange.
(8) Genoux et coudes sont nus, ce qui n’est guère convenable, quand bien même Matthieu serait un homme simple et humble…
L’impression donnée par la toile fait de Matthieu un personnage beaucoup trop naturel, trop proche du quidam pour figurer dans une église de la sorte. Le tableau est rejeté par ses commanditaires, jugé ton peu bienséant, troppo naturale… Merisi sera obligé d’en conduire une autre version, beaucoup moins attachante, et surtout beaucoup plus conventionnelle.
La première version, dont il n’existe aucune reproduction en couleur a été portée disparue, considérée comme détruite, suite aux bombardements massifs dont a été victime Berlin en 1945, notamment sur le Kaiser Friedrich Museum, aujourd’hui Bode-Museum.
S’il n’avait pas été refusé, il serait aujourd’hui en bonne place dans une église de Rome…
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