Jésus vit en passant, assis au bureau des taxes, un homme qui s’appelait Mathieu. Il lui dit “Suis-moi”.
La vocation de Saint-Matthieu est un des plus beaux tableaux, peint entre 1599 et 1600, du peintre Michelangelo Merisi da Caravaggio, plus connu sous le nom de Le Caravage. Première commande officielle du peintre par le Cardinal Matthieu Contarelli, le tableau est aujourd’hui exposé à son emplacement d’origine, dans la chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis-des-Français de Rome et fait partie des toiles monumentales de l’artiste par ses dimensions (322 x 340 cm). La toile est la première d’une série de trois illustrant la vie de l’apôtre Matthieu, suivie de Saint-Matthieu et l’ange et du Martyre de Saint-Matthieu et raconte en extension l’appel de Matthieu par le Christ, décrit dans l’évangile éponyme(1), scène qu’on nomme vocation (latin vocare, appeler).
La toile décrit une situation dans laquelle on voit le Christ désignant le publicain (percepteur d’impôts) Matthieu(2) Levi assis à la table de son bureau de percepteur. Le Christ est accompagné de son compagnon de la première heure, Pierre. Matthieu, lui, est entouré de quatre personnages ; deux sont tournés vers les protagonistes qui viennent d’entrer et deux autres restent occupés à leurs affaires comptant des pièces de monnaie. Celui qui se trouve le plus à gauche est directement inspiré d’une scène que le peintre Hans Holbein a gravé à Bâle en 1522 au cœur de sa danse macabre et que l’on retrouve copiée par nombre d’autres peintres. Clin d’œil du peintre italien ; sur l’original de Holbein se trouve cité un passage de l’évangile de… Matthieu.
Le tableau suit une composition hors norme appuyée sur deux lignes droites disposées pour l’une à un tiers du bord droit et pour l’autre à un tiers du bord inférieur. La première ligne sépare les deux blocs de personnages ; celui de gauche avec les personnages qui se trouvent à l’intérieur du bureau des taxes parmi lesquels se trouve Matthieu. Tous sont habillés à la manière de l’époque contemporaine du peintre, à l’italienne et assez richement (chapeaux à plumes, chausses blanches, brocarts à épaules bouffantes, velours épais, luisants et colorés, cols de fourrure épaisse) : c’est ici le monde des choses matérielles. De l’autre côté, les deux compagnons sont vêtus de leur manteau de pèlerin et sont pieds nus. On reconnaît le Christ à l’auréole très fine, aérienne, légère comme un trait de lumière au-dessus de la tête. Tous les deux sont éclairés par la même lumière venant de la droite(3), mais remarquez que Pierre ne renvoie aucune ombre portée, ni le Christ d’ailleurs, comme si la lumière n’avait pas de prise sur ces personnages. C’est ici le monde spirituel qui entre par la porte. La liaison entre les deux mondes est assurée par la main tendue.
Les deux autres grandes lignes sont des obliques qui conduisent le regard en indiquant que la partie la plus large vient de cette lumière que l’on peut qualifier de divine. La première vient de la droite, suit l’ombre de la porte, traverse le visage de Matthieu et vient souligner la courbure du dos du personnage de gauche. La seconde ligne part de la cuisse de ce même personnage et rejoint le sol. La ligne horizontale basse coupe au niveau de la table les corps de leurs pieds, qui ont une certaine éloquence.
En regardant de près, on voit que Caravage use d’un procédé courant en peinture qui consiste à modifier les perspectives ; les pièces sont vues sur un autre plan que l’encrier qui lui est vu de côté
Ce tableau du maître a une particularité, qu’on retrouvera dans quelques uns de ces autres tableaux par la suite ; il n’y a aucun motif d’angle, c’est la scène centrale qui anime entièrement la toile et toutes les autres zones sont intégralement plongées dans les ténèbres. Il y a là-dessous une signification : en dehors des lieux et des événements où se trouve l’action, la parole, l’évènement, point de salut, il n’y a que l’ombre, un monde sombre à la limite de la perdition. C’est d’ailleurs le premier tableau de Caravage construit avec un fond aussi sombre. D’autres suivront.
Regardons à présent le tableau d’un peu plus près et les personnages qui s’y trouvent. Quasiment au centre, nous avons un jeune garçon vêtu d’or et de pourpre, le bras nonchalamment posé sur l’épaule de son voisin, expression qui tient presque plus de l’indifférence que de la surprise. Ce visage pulpeux et presque enfantin n’est pas inconnu, c’est un des modèles préférés de Caravage, qu’on retrouve notamment dans le Bacchus de 1596.
Étonnamment, si l’attention est portée sur le visage de Matthieu, surpris qu’on s’adresse à lui, les deux personnages principaux au niveau métaphorique sont les deux personnages de droite, Saint-Pierre et Jésus. Saint-Pierre, d’après la position de ses jambes semble faire intrusion dans la scène légèrement en après coup ; si l’on regarde les jambes du Christ, il y a une torsion incroyable de son corps, tout en dynamisme, qui nous dit qu’il est déjà presque sorti. La circulation des deux corps a quelque chose d’exceptionnel dans la diction des mouvements. Saint-Pierre, main en l’air, semble être intervenu pour menacer le personnage de dos, prêt à se lever et à dégainer son épée pour bondir sur le Christ ; il semble lui dire “calme toi, jeune homme, reste assis”. L’attention du Christ est elle intégralement dirigée vers Matthieu tandis qu’il sort déjà et sait que l’homme le suivra ; dans son mouvement, main tendue, c’est une citation directe de la Création d’Adam de Michel-Ange, peint sur les plafonds de la Chapelle Sixtine.
Globalement très sombre, ce tableau interpelle par l’utilisation qui est faite de la lumière qui se trouve de ce fait l’élément d’économie du tableau. La lumière provenant de la droite semble venir d’une porte, mais c’est assez difficile à saisir ; seul le haut du corps des deux hommes de droite est éclairé et il semblerait qu’une porte fasse écran, c’est en tout cas le sens de l’ombre portée sur le mur, qui plonge le Christ dans l’ombre et en fait ressortir quelques traits par la lumière, dont cette très fine auréole. Le volet intérieur accroche cette lumière et par la même occasion projette une nouvelle ombre dans la pièce. Cette lumière joue le rôle d’intercesseur divin, mais créé également une ambiance suffisamment mystique et magique pour ne pas paraître naturelle. On a comme l’impression d’un rêve, quelque chose qui serait plus de l’ordre de la vision que de la scène de genre.
Un dernier mot sur la symbolique de l’œuvre ; Pierre, symbolisant l’Église en tant qu’institution est représenté de dos et montrant une main calmant l’ardeur du jeune assis. Cette main fait écho à la main du Christ qui est elle pure et exprime à elle seule la vocation, et symbolise la main de l’Église et son autorité. Le fait qu’il soit de dos est très certainement une critique ouverte du peintre à l’égard de l’institution, avec qui Caravage eut tout au long de sa vie des rapports pour le moins conflictuels.
Notes :
1 — Matthieu 9.9–17
2 — Du Grec Matthaios, transcrit de l’Hébreu mattai, mattay, abréviation de mattithyahû, mattith = don et Yâhû = Yavhé)
3 — C’est le seul tableau du Caravage qui est éclairé par la droite.
très belle explication: enrichissante!
Merci d’avoir partagé cette analyse sur ce tableau, que j’ai pu admirer ce week-end.