Oct 1, 2015 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Apprendre à penser ailleurs, autrement, se décider à se déporter seul pour avoir une vue de biais, pour saisir de biais — et non pas de travers —, entrer dans les Égypte de l’esprit… Voici une gymnastique de l’esprit qu’il est difficile d’admettre et de s’imposer, ou même de se proposer. A travers l’œuvre de Jean Clottes que j’explore depuis quelques années, je trouve de la matière à me représenter les choses autrement, en m’insinuant dans des concepts transposables et sur lesquels j’arrive à travailler au quotidien afin de mieux saisir ce qu’est l’accompagnement au quotidien. De ces effets de bord de la pensée, naissent parfois des choses inattendues au creux de l’appréhension du quotidien.
Les deux principaux concepts qui permettent de comprendre cette religion venue des fonds des âges qu’est le chamanisme, sont la perméabilité et la fluidité. Le paléontologue Jean Clottes distingue exactement quatre concepts en apparence simples, éclairant la vision que pouvaient avoir les hommes paléolithiques de leur conception du monde. Lorsqu’on parle de chamanisme, il faut englober un certain nombre de croyances ayant cours dans les sociétés traditionnelles, mais également une pensée naturaliste et englobante que l’on trouve aujourd’hui notamment dans les campagnes, plus rarement dans les villes, mais il est là question de quelque chose qui ne nous est pas complètement étranger.
Le premier de ces concepts est l’interconnexion des espèces, entre les animaux, entre l’animal et l’humain, mais aussi entre animal, humain et esprits. On trouve par exemple des similitudes entre des qualités ou des aspects physiques entre les représentants des trois types sans qu’il n’y ait vraiment de distinction entre les trois. Nous connaissons bien ce concept puisque dans nombre de nos représentations, nous avons tout autour de nous ce genre de présupposés. Le lion par exemple symbolise la force ; un homme est souvent dit fort comme un lion, et la circulation de cette qualité entre l’animal, l’humain et un esprit représentant la force est quelque chose qui nous parle communément.
Le second concept est la fluidité du monde vivant. Les animaux dotés de qualités humaines sont à l’image des humains, et les humains peuvent se transformer en animaux et inversement. Cela donne lieu à la naissance de créatures composites (homme/cerf, femme/bison, etc.). La différence de nature entre animal et humain n’existe pas. Philippe Descola nous apprend par exemple que chez les Achuar d’Amazonie, il n’y a pas de distinctions entre animal/humain/esprit. Le concept de nature est un et non divisible.
Le troisième est l’acceptation sans réserve de la complexité du monde. Dans les sociétés traditionnelles, la tendance de la langue n’est pas à la synthèse comme dans l’esprit moderne, mais à la multiplication des vocables désignant la complexité du monde.
De nos jours, nous avons tendance à synthétiser la réalité. Nous emploierons un mot très général pour nous référer à un phénomène, par exemple la neige, puis nous le préciserons en tant que besoin au moyen d’adjectifs ou d’incidentes : la neige légère et froide, la neige dure, la neige molle, la neige qui tombe dru, etc. Les Saami du nord de la Norvège et de Laponie, en revanche, emploient à chaque fois un mot nouveau. Ils possèdent ainsi des centaines de termes pour désigner la neige. Il en va de même pour les animaux, dont le plus important, pour les Saami, est le renne, avec lequel ils vivent en symbiose. Or ils n’ont pas, comme nous, un mot unique pour désigner cet animal, mais plus de six cents termes différents, selon l’âge, le sexe, la couleur (85 mots), la robe (34), les andouillers (102) et bien d’autres attributs.
Le quatrième est la perméabilité des mondes. Le monde n’est pas fermé et rigide. Les esprits et les forces naturelles intercèdent dans le monde matériel et les invocations permettent de faire advenir ces esprits et forces dans le monde connu, depuis le monde inconnu. Si on les distingue, les deux mondes n’ont pas de frontières fixes, pas de limites, et tout l’enjeu va devenir non pas d’effacer la frontière, mais de vivre sur cette frontière.
Nous étions dans un site superbe, au pied de falaises impressionnantes, aux parois lisses et belles, parfaitement adaptées à la gravure. Or les gravures ne se trouvaient pas aux endroits propices où nous nous serions attendus à les trouver, mais sur des panneaux à première vue moins adéquats et prometteurs. J’en fis la remarque à Barney, évoquant les cavernes européennes où l’on constate le même phénomène. Se pourrait-il que la roche ait elle-même rejeté le dessin ? Riant, il me dit que j’avais mis dans le mille… Il fréquentait depuis de nombreuses années les Hopis et les connaissait assez pour parler de ces problèmes avec eux. Il fallait effectivement que la paroi accepte d’être gravée ou peinte. Cela demandait une longue méditation et une communion avec la roche avant de savoir si elle vous acceptait ou vous refusait. Comme Barney s’en étonnait auprès d’un interlocuteur hopi, il lui fut répondu vertement « Peindrais-tu sur le visage de ta mère si elle ne le voulait pas ? ».
Jean Clottes, Pourquoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gallimard 2011
Photo d’en-tête © Nicholas Jones
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May 29, 2015 | Livres et carnets |
Je me suis lancé dans la lecture de Paul Morand avec le majestueux ouvrage nommé tout simplement « Voyages », édité dans la collection Bouquins de Robert Laffont. Morand, que je ne connaissais pas, a une écriture très lyrique, enveloppée et un peu pompeuse, une belle écriture d’une autre époque et c’est ce Morand qui part sur les routes de l’Afrique en 1928, in Paris-Tombouctou qui prend ce ton un peu léger et amusé pour parler de son voyage, découpé en petit morceaux, divisé en laconiques petites tranches de pensées. Dès les premières pages, je m’amuse de cette lucidité et cet humour qui parle si bien des réalités de son temps, où le voyage tenaient encore de l’expédition, une écriture teintée de l’ambiance presque art déco qui sévit dans ces années-là…
Avant de quitter Paris, j’ai fait mon testament. Autrefois, il n’y avait que les très vieilles gens qui testaient. Désormais, avec les voyages en avion, les acquittements de femmes jalouses, les révolutions, les bacilles dans le potage, et le cent à l’heure, personne n’est sûr du lendemain. Une des différences essentielles entre hier et aujourd’hui, c’est cette façon de vivre familièrement avec la mort. Chaque fois que nous partons en auto, nous tenons notre vie entre nos mains ; un coup de volant à droite et nous ne sommes plus. Nos pères se confiaient à de paisibles cochers, ou aux mécaniciens de locomotives, une fois par an, au plus, de Paris à Dieppe, mais le reste de leur vie ne comportait d’autre risque que les pelures d’orange, l’excès de Bourgogne et les cheminées, les jours de grand vent.
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Apr 11, 2015 | Arts, Livres et carnets |
Les petites histoires font parfois les grandes et lorsqu’elles arrivent jusqu’à nos oreilles chastes et crédules, elles prennent parfois la couleur des légendes. Niccolò Niccoli, un érudit florentin qu’on peut dire humaniste, est connu pour avoir fondé une des plus grandes collections de livres sous forme de bibliothèque publique qui a alimenté la très célèbre Bibliothèque Laurentienne de Florence mais également pour être à l’origine de l’écriture cursive réputée sous le nom d’« italique de la Cancellaresca » ou « italique de la Chancellerie ». On trouve dans un livre édité en 1859 à Florence (Vite de uomini illustri del secolo XV, Fiorentino Vespasiano da Bisticci) un épisode qui revêt une coloration toute particulière, illustrant la transmission du patrimoine à travers les âges.
Replaçons tout ceci dans le contexte. Rome, au début de la Renaissance, n’est encore qu’une petite ville provinciale mal famée. Comptant 1 200 000 habitants en 260 après J.-C., on ne trouve plus que 30 000 habitants au VIIIè siècle. Sa grandeur passée n’est plus qu’un songe, qui ne se reflète plus que dans les ruines à demi-enterrées d’une ville fantôme. Les rares habitations sont faites à partir de pierres de remploi, de celles qui jadis faisaient la majesté de ses rues pavées et de ses maisons cossues. Des bustes antiques affleurent sous quelques centimètres de terre, des chapiteaux de colonnes et des rinceaux gisent au milieu des métopes et des tympans brisés ; toute une ville attend qu’on la découvre et les gamins jouent dans un vaste terrain vague, autrefois capitale d’un empire s’étendant de l’Écosse aux cataractes du Nil et des contreforts du Portugal au Golfe Persique…
Ami du grand humaniste Le Pogge qui fut à l’origine de la redécouverte du long poème de Lucrèce, de rerum natura, Niccolò Niccoli est décrit en pleine chasse au trésor bien involontaire :
« Un jour, alors que Niccolò sortait de chez lui, il vit un garçon qui portait autour du cou une calcédoine dans laquelle était gravé un portrait de la main de Polyclète. Une œuvre remarquable. Il s’enquit du nom du père du garçon et, l’ayant appris, envoya quelqu’un lui demander s’il accepterait de lui vendre la pierre : le père y consentit volontiers, comme s’il ne savait pas ce que c’était et n’y était pas attaché. Niccolò lui fit porter cinq florins en échange, et le bonhomme estima qu’il en avait retiré le double de sa valeur. » Dans ce cas, au moins, la dépense se révéla un très bon investissement. « Du temps du pape Eugène vivait à Florence un certain Maestro Luigi le Patriarche, qui s’intéressait beaucoup à ce genre d’objet, et il demanda à Niccolò la permission de voir la calcédoine. Ce dernier la lui fit parvenir, et elle lui plut tant qu’il la garda, et envoya à Niccolò deux cents ducats d’or. Il insista tellement que Niccolò, n’étant pas un homme riche, la lui céda. Après la mort de ce patriarche, la pierre passa au pape Paul, puis à Laurent de Médicis. »
Stephen Greenblatt, Quattrocento
Flammarion, 2013
Note pp.345–346
Et voilà comme une petite pièce réussit à traverser les âges, grâce au bon goût d’un petit garçon et de son père, qui, un peu ignorant, ne se doutait pas qu’il était assis sur un bon tas d’or…
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Mar 24, 2015 | Livres et carnets |
Dans les mots et les entrelacs des autres…
Ne trouves-tu pas inouï ces vers de Baudelaire (parlant de Michel-Ange) :
«… lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts. »
Et ceux-ci de Michel-Ange lui-même :
« Les pensers d’amour bienheureusement vains,
Que font-ils alors que deux morts s’acheminent
Dont l’un menace l’autre et dont l’autre me vainc.
Ni sculpter, ni peindre ne rendent plus coi
Le cœur converti à cette amour divine
Qui pour nous ravir ouvre ses bras en croix. »
Pas mal ! Hein !
Eh bien ! Fais mieux que Baudelaire ! Tu en es capable.
Lettre de Thierry Vernet à Nicolas Bouvier (juillet 1945)
in Correspondances des routes croisées
Éditions Zoé, 2010
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Oct 8, 2014 | Arts |
Caravage, que d’autres, moins intimes préféreront appeler par son vrai nom, Michelangelo Merisi, a peint ce tableau aux alentours de 1602. De dimensions modestes (129 x 94 cm), l’œuvre a été commandée par le riche Ciriaco Mattei et fait partie d’un ensemble de sept peintures représentant Jean-Baptiste à différents moments de sa vie. Certains d’entre eux sont considérés comme ayant une origine controversée, n’étant peut-être pas peints par le maître lui-même. Le modèle est connu, c’est un jeune garçon du nom de Cecco, qu’on retrouve dans plusieurs des toiles du peintre, comme par exemple le Bacchus (1596) ou la vocation de Saint-Matthieu (ca. 1599).
Michelangelo Merisi da Caravaggio — le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier — 1602 — 129 x 95 — Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca
La licence artistique représente souvent Jean-Baptiste avec ses deux attributs : la peau de bête et le bâton croisé, mais ici Caravage décide de retourner à la tradition du Livre en n’adoptant pas la peau de mouton mais la peau de chameau. Quant au bâton croisé, il n’est pas présent, ou plutôt il n’est qu’évoqué au travers d’un morceau de bois grossier qu’on retrouve coincé sous le pied gauche du saint. C’est sur ces points qu’on peut dire que l’œuvre du Caravage n’est plus une œuvre sacrée, mais transversale entre sacré et profane. Ce qui frappe également, c’est que la représentation traditionnelle de Jean-Baptiste le fait être accompagné d’un agneau, symbole du martyre du Christ à venir, « l’agneau de Dieu » étant le surnom même de Jean-Baptiste. En l’occurrence, ce n’est pas un agneau mais bel et bien un bélier. On soupçonne alors Caravage d’avoir voulu faire un pont entre les deux testaments avec l’évocation du bélier du sacrifice d’Abraham. Ainsi, il rapproche la figure du frère du Christ et Isaac, fils d’Abraham. Mais le bélier porte en lui un autre symbole ; celui de la débauche. La position du jeune homme enlaçant cet animal à la vertu douteuse peut être interprétée comme un symbole de luxure, bien loin du sacré supposé du thème pictural. On peut arguer également que la présence d’un bélier, le décor sombre mais bucolique du fond du tableau, ainsi que la chevelure hirsute du personnage fait plus penser à une scène orgiaque de mythologie qu’à une scène religieuse. On se demande d’ailleurs pourquoi on trouve un morceau de tissu blanc, peut-être un drap, intercalé entre son étole et son corps. La feuille de raisin est autant un symbole de sacrifice, rappelant le rachat du pêché originel… que la vigne de Dionysos… Autant de petits indices qui laissent supposer qu’on n’est pas vraiment en présence d’une œuvre relevant du sacré.
Michelangelo Merisi da Caravaggio le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier (composition) — 1602 — 129x95 — Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca
En ce qui concerne la peinture elle-même, on remarque que la tableau se joue sur des lumières à la fois plus diffuses, moins tranchées que dans certains des plus grands tableaux de Caravage, comme justement la vocation de Saint-Matthieu qui reste un chef-d’œuvre du clair-obscur. On reste ici sur une palette très orange, avec une étole censée être rouge tirant sur le vermillon, et une carnation en lumière jaune. L’harmonie de teinte reste très serrée entre la peau du Saint, la laine et les cornes de l’animal, l’étole et le fond.
En ce qui concerne la composition, on peut dégager trois grandes lignes, des obliques partant du bas du côté gauche et quasiment parallèle. La plus basse suit le mouvement de la jambe droite, la seconde le bassin et la cuisse gauche, et la plus haute le creux du bras gauche replié sur lequel il prend appui jusqu’au bras droit enserrant le col de l’animal. Un autre grand ligne est une oblique partant du genou, remontant sur la hanche et enfin l’omoplate. Le tout compose les lignes principales d’un hexagone central.
Une autre grande ligne sépare le tableau en deux, passant par l’orteil du saint, sa hanche et l’œil du bélier, une grande ligne directrice qui pose l’axe principal du sujet et une fois de plus fait prendre au bélier une place primordiale dans le sujet.
En ce qui concerne la position du sujet, on en retrouve trace dans une œuvre antérieure, précisément dans une des plus grandes œuvres de la chrétienté ; le plafond de la chapelle Sixtine peint par Michelangelo Buonarotti, datant de 1509. La position du jeune Saint Jean-Baptiste est une citation directe d’un des personnages composant le groupe de la Sibylle d’Erythrée, un ignudo (nu). Ce personnage, représenté ci-dessous, possède une musculature puissante, comme presque tous les personnages de cette fresque, mais il a en plus subi une rectification, une diminution du volume de son bras droit. On observe que celui-ci est représenté dans une position parfaitement improbable ; la torsion entre ses hanches et ses épaules ne produit pas de torsion des muscles du buste et des abdominaux. On sait que Michel-Ange avait pris le parti de peindre ces personnages comme des figures idéales. Caravage, lui, prônait une bonne peinture qui imite la nature, une reproduction fidèle et non pas une idéalisation de la forme. Ainsi, cette scène est-elle certainement un pied-de-nez à Michel-Ange plutôt qu’une citation directe en forme d’hommage, sentiment renforcé par le sourire narquois et le regard frontal (pour ne pas dire effronté) du modèle, qui semble comme se moquer du peintre de la chapelle Sixtine.
Michelangelo Buonarotti — Ignudo — Chapelle Sixtine — 1509 — 756 x 1180
Cet ignudo se situe très exactement entre les scènes de Noé rendant grâce à Dieu et le Déluge, dans le premier quart gauche du plafond.
Michelangelo Buonarotti — Chapelle Sixtine — Plafond — 1509
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