Ruines des grottes aux mille Boud­dhas de Bezeklik

Aurel Stein est un per­son­nage tout à fait fas­ci­nant, qui n’au­ra eu de cesse d’ar­pen­ter le monde sur les traces de Mar­co Polo et de la Route de la soie ; il n’y a qu’à lire son éton­nant par­cours pour voir à quel point cela res­tait chez lui une idée fixe. Archéo­logue hon­grois de nais­sance, natu­ra­li­sé bri­tan­nique, il part en 1900 sur les routes de sables et obtien­dra au soir de sa vie le sésame dont il avait tou­jours rêvé : avoir enfin l’au­to­ri­sa­tion de se rendre en Afgha­nis­tan, le bout de la route et sur­tout l’ex­tré­mi­té orien­tale de l’empire d’Alexandre le Grand. Pas­sé Pesha­war puis arri­vé à Kaboul, il s’é­teint brus­que­ment une semaine plus tard.

Arri­vé à l’oa­sis de Hotan (ou Kho­tan) en 1901, dans cette petite oasis chi­noise ouï­ghoure (petite oasis de 116 000 habi­tants tout de même) bor­dant le sud du désert du Tak­la­ma­kan, il découvre de bien étranges sta­tues dans un pays sans pierre. C’est ce que nous raconte Colin Thu­bron dans L’ombre de la route de la soie avec une cer­taine émotion.

Au bord du désert de Taklamakan

Le cha­me­lier dési­gna sou­dain un point en s’é­criant : « Rawak ! ». On cli­qua les yeux pour essayer de dis­tin­guer quelque chose dans la lumière éblouis­sante. A quinze cents mètres envi­ron, plus clair encore que les sables clairs qui l’en­tou­raient, un bâti­ment étin­ce­lait dans son iso­le­ment. L’an­cien affluent nour­ri­cier avait depuis long­temps plon­gé dans le sous-sol : l’oa­sis avait dis­pa­ru, lais­sant à ce sanc­tuaire cou­leur cham­pagne le soin de déran­ger seul le désert, avec ses éta­ge­ments de brique ané­miée. Il conser­vait une gra­cieuse sim­pli­ci­té, jusque dans son déla­bre­ment : mon­té sur une base en étoile l’é­di­fice cir­cu­laire s’é­le­vait de quatre côtés, au moyen de marches de plus en plus étroites.
A mesure qu’on s’ap­pro­chait, un tam­bour(1) bri­sé se pro­fi­la sur le débris des ter­rasses, avec sa cou­pole effon­drée et le rec­tangle d’un rem­part ondu­la sur le sable. On pas­sa devant la cabane de brin­dilles d’un gar­dien depuis long­temps absent, et nos cha­meaux s’agenouillèrent.
On fran­chit les murs par une porte éva­nouie. L’en­ceinte était à demi noyée sous les dunes qui enfouis­saient les rem­parts ou se répan­daient à tra­vers leurs brèches. Le stou­pa se dres­sait devant moi, flou der­rière le voile de sable coa­gu­lé ; les esca­liers s’ef­fon­draient, mais les étages supé­rieurs déga­geaient leurs murailles de brique crème et pous­saient vers le ciel leur brillant cylindre pri­vé de dôme.

Sta­tues en relief au pied du stu­pa de Rawak

C’est autour de cette cour à demi enfouie que Stein avait décou­vert plus de quatre-vingt-dix sta­tues géantes en 1901. Dans ce pays sans pierre, elles avaient été façon­nées en stuc sur des arma­tures de bois : des boud­dhas et des bod­hi­satt­va gran­deur nature, dis­po­sés en saillie sur la par­tie supé­rieure des murs, qui posaient sur le sol le regard endor­mi de leurs yeux en amande dans les lourdes têtes, dont beau­coup man­quaient. Le tom­bé des robes mou­lait les contours des corps, tra­his­sant l’hé­ri­tage grec du bas­sin supé­rieur de l’In­dus, conquis par Alexandre six cents ans plus tôt.
Mais le bois à l’in­té­rieur des sta­tues avaient pour­ri et elles n’é­taient plus que de minces coquilles intrans­por­tables. Stein les avait recou­vertes de sable à regret — cela avait eu une res­sem­blance trou­blante avec un enter­re­ment humain, avait-il noté —, mais quelques années plus tard, des cher­cheurs de jade chi­nois en quête de tré­sors les avaient déter­rées et fra­cas­sées. Les dunes s’é­taient dépla­cées et refor­mées depuis ; elles mon­taient à pré­sent jus­qu’à une dizaine de mètres au-des­sus des murs, ense­ve­lis­sant tout ce qui pou­vait encore s’y trouver.
Alors que j’a­van­çais tant bien que mal au pied du mur nord-est, sur lequel poin­taient encore des traces de para­pet, je dis­tin­guai des plaques de ce stuc peint en blanc, qui avait autre­fois recou­vert le sanc­tuaire. Et là, contre le rem­part lis­sé, mes mains trem­blantes décou­vrirent le torse d’une sta­tue, com­plè­te­ment évi­dé. Gul et le cha­me­lier se repo­saient près des bêtes : per­sonne ne par­ta­gea avec moi cette fur­tive vio­la­tion. La sta­tue était d’une vul­né­ra­bi­li­té sai­sis­sante. Le sable s’en déta­chait à mon contact et je m’a­per­çus que la tête man­quait. Ce n’é­tait plus qu’une enve­loppe d’ar­gile rouge peinte en rose pâle, pré­sen­tant des courbes et des can­ne­lures. Je pus tâter des doigts la par­tie infé­rieure des robes qui plon­geaient brus­que­ment sous la dune. Après quoi je recou­vris tout, en pre­nant soin d’ef­fa­cer jus­qu’à mes traces de pas dans le sable. […]

Colin Thu­bron, L’ombre de la route de la soie,
2006, tra­duc­tion de Katia Holmes

Sta­tue du Gand­ha­ra, bodhisattva

Liens :

  1. Fas­ci­na­ted by the Orient, site hon­grois en anglais dédié à Aurel Stein (d’où viennent les trois pho­tos de ce billet)
  2. Œuvres d’Au­rel Stein sur Inter­net Archive
  3. Récit de voyage au pied du stu­pa de Rawak (en)
  4. Pho­tos de l’oa­sis de Hotan sur Panoramio
  5. Loca­li­sa­tion du stu­pa de Rawak sur Google Maps

Notes :
1 — Base d’un dôme.

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