On doit au Musée Guimet d’avoir, il y a quelques années de cela, popularisé la connaissance que nous avons aujourd’hui en France de l’art du Gandhara. Cette antique région fait figure d’accident artistique inscrit dans une épopée historique dont on ne connait souvent que le nom et peu les faits ; la conquête de l’Asie centrale par Alexandre le Grand. Située sur les contreforts de la passe de Khyber et au pied de la ville aujourd’hui pakistanaise de Peshawar et de Mardan, cette civilisation s’est répandue dans une aire relativement restreinte. Entre le premier siècle avant notre ère et le IXème siècle, le Gandhara s’est bâti sur les fondations de l’empire kouchan, lui-même né d’un peuple trouvant ses origines dans les plaines chinoises et c’est du contact avec les troupes d’Alexandre le Grand venu jusque là pour soumettre le monde à son désir qu’est né un art qu’on qualifie de gréco-bouddhique.
Amenant avec lui les influences grecques de sa Macédoine natale, c’est tout naturellement que les deux mouvances artistiques se sont mêlées pour générer une statuaire, notamment, à l’expression tout à fait étrange. On trouve ainsi des bouddhas ou des bodhisattvas moustachus drapés de toges manifestement grecques. C’est ici un raccourci de circonstances puisque la synthèse des arts est plus profonde et plus complexe que cela. Les influences de cet art aux contours peu précis sont aussi bien hellénistiques que romaines ou perses et l’iconographie ou l’art architectural contient un programme strictement bouddhique avec une forte connotation indienne. Ceux qui auront un jour l’occasion de venir à Paris voir les fantastiques collections du Musée Guimet seront troublés par toute une série de sculptures provenant de cette région, mais aussi d’Afghanistan, dans lequel on est saisi par la ressemblance entre le programme iconographique racontant les heures de Bouddha avec une statuaire que j’oserais presque qualifier de paléochrétienne tant on a l’impression que ces vestiges pourraient provenir des murs d’un antique église orientale. Cet art est troublant pour toutes ces raisons, car il témoigne d’une improbable synthèse fantastique qui s’est répandue jusqu’aux portes de la Chine à une époque où les voyages de Marco Polo n’était qu’une hypothèse futuriste, et qui, en secret, flatte nos égos d’Européens en nous susurrant à l’oreille que tout ceci est plus de notre culture que de l’Asie…
Ce qui est surprenant, c’est que cet art a survécu à la Grèce longtemps après que celle-ci fut enfoui sous les décombres de l’histoire et de voir à quel point l’architecture particulière a frappé les esprits qui se sont aventurés jusque dans ces confins.
C’est à cette période de l’histoire que l’on doit également les superbes découvertes éphémères d’Aurel Stein dont j’ai déjà rapporté ici la description qu’en a faite Colin Thubron.
C’était une vision extraordinaire. Il y avait là, parfaitement préservées au milieu de nulle part, à des kilomètres de la grande route la plus proche, les ruines d’un beau monastère dont l’architecture n’aurait pas déparé Athènes, Rome ou Constantinople ; les portiques et les frontons de la façade étaient soutenus par des colonnes à chapiteaux corinthiens. Les grandes salles, la chapelle, les stupa —tout était construit dans un style grec classique immédiatement identifiable. Cependant, il s’agissait de bâtiments bouddhistes, situés à quelques kilomètres de la frontière afghane, et qui dataient des premiers siècles de l’ère chrétienne, longtemps après la fin de la civilisation antique. Je me tenais en haut du plus grand stupa. Un croissant de lune venait de se lever, bien qu’il ne fit pas encore noir, et les cigales chantaient. Des fumées de feux de brousse montaient des villages, dans la vallée. Je parcourais le paysage des yeux, stupéfait par ce que je voyais ; ce ne fut que plus tard, dans les bibliothèques de mon pays, que je pus en saisir toute la signification. Il semble que l’origine de ces extraordinaires bâtiments remonte à l’été 327 av. J.-C., quand Alexandre le Grand pénétra dans les hautes terres du Swat, à la tête de son armée macédonienne victorieuse. Dans l’intention de conquérir même les provinces les plus lointaines de l’ancien empire perse, Alexandre était venu jusque dans l’Hindu Kush ; et là, sur les hauteurs du plateau afghan, il avaient entendu parler, pour la première fois, des richesses légendaires du sous-continent indien — de son or, que l’on disait enterré par de gigantesques fourmis et gardé par des griffons ; de ses hommes qui vivaient deux cents ans, et de ses femmes qui faisaient l’amour au vu de tous ; des sciapodes, qui aimaient s’abriter à l’ombre de leur unique et énorme pied ; des parfums et de la soie qui, disaient les Afghans aux Grecs, poussaient sur les arbres et même dans les carrés de choux de l’Inde ; des licornes et des Pygmées ; des éléphants et des faucons ; des pierres précieuses qui parsemaient le sol comme des gravillons ; et d’un genre d’acier unique qui pouvait détourner l’orage. […] Le Gandhara a survécu durant mille ans, longtemps après que la civilisation grecque eut disparu en Europe ; et quand, au VIIè siècle, ce royaume fut détruit par une autre vague d’envahisseurs venus d’Asie Centrale, il laissa derrière lui des monastères d’une fort belle architecture — dans les plaines autour de Peshawar. Fa-Xian, un voyageur chinois du début du Vè siècle, n’en compta pas moins de deux mille quatre cents —et un semis de cités classiques, des acropoli, des stupa, et de superbes sculptures. La plupart s’inspirent des écritures bouddhistes, mais pour ce faire, utilisent les motifs et les techniques de l’art gréco-romain, avec ses volutes de plantes et ses chérubins, ses tritons et ses centaures. Les ruines de la civilisation qui émergea de cet extraordinaire choc des cultures qui jonchent encore la plus grande partie du nord du Pakistan.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998