Apr 20, 2018 | Archéologie du quotidien |
De l’Afrique, je n’ai rien, ni souvenir, ni envie. De nos vestiges coloniaux, puisque plus rien ne nous appartient, puisque l’insupportable politique nous a départi de nos possessions, on se donne parfois l’impression que ce sont des pays à qui nous appartenons, comme pour effacer une mauvaise conscience dont seraient responsables nos aïeux… Mais il n’y a rien à faire, ça sent le casque colonial à des kilomètres à la ronde, la chemise en crêpe de coton et les lunettes de soleil. Combien de fois j’entends
mon pays de cœur, ou alors l’
Afrique, mon continent, ou encore
je me sens plus Africaine que Française… On n’est pas de là, c’est tout… Êtres transplantés, arrachés comme des pieds de mandragore pour être replantés dans un ailleurs qui n’est qu’un dépaysement, un tout petit dépaysement. Personne n’est jamais de l’endroit qu’il choisit. Nous sommes de partout et aucune terre ne nous appartient, pas plus que nous n’appartenons à une terre. L’histoire des fins de règne est là pour nous rappeler l’impermanence des âges d’or.
De l’Afrique, je n’ai que l’image de quelque chose d’écrasant et de vertigineux. De la poussière, beaucoup de poussière, qui entre partout, dans le nez, la gorge, qui s’insinue. Des souvenirs collants, desséchés comme des momies de crocodiles, rien de bien agréable en somme. Des mouches, harassantes, des moustiques, et surtout l’écrasante chaleur des après-midis que le soir n’arrive pas à calmer.
Alors les jours d’Ogoja étaient devenus mon trésor, le passé lumineux que je ne pouvais pas perdre. Je me souvenais de l’éclat de la terre rouge, le soleil qui fissurait les routes, la course pieds nus à travers la savane jusqu’aux forteresses des termitières, la montée de l’orage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui faisait l’amour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la torpeur qui suivait la fièvre, à l’aube, dans le froid qui entrait sous le rideau de la moustiquaire. Toute cette chaleur, cette brûlure, ce frisson.
J.M.G. Le Clézio, L’Africain
Mercure de France, 2004
Tu te souviens de ces jours de plomb ? Ces jours où la tête te tournait parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire que de ne rien faire ? Ces jours d’écrasantes torpeurs qui t’embarquaient jusqu’au fond de ce que tu étais capable de supporter ? Même ta peau devenait étrangère et insupportable… Et puis ces mouches, toujours ces mouches qui ne faisaient qu’ajouter à ton désarroi et que tu aurais tout fait pour voir disparaître d’un claquement de doigt… Tu te souviens de ces frissons du matin alors que l’orage est passé et que… finalement… tu te verrais bien encore quelques jours souffrir de la chaleur plutôt que ça… C’est sans fin. Banou Ifren, Ifriqiya, إفريقيا, quel que soit ton nom, tu es le nom sans fin, sans aboutissement.
Mais au beau milieu de ce grand néant, il y a une note d’espoir que tu gardes tout près de toi, quelque chose qui te dit que tout n’est pas perdu. Ce sont des miettes, des fragmentations de territoires, des espacements, tout ce qui est dans l’écart. Alors oui, c’est moins facile. L’Afrique, c’est comme tous ces pays ou ces continents qui se laissent appréhender comme un poignée de sable ; ça file entre les doigts, mais il en reste toujours quelque chose.
Photo d’en-tête © Frank Knaack
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Oct 30, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
S’il est bien un peuple qui condense tous les fantasmes, c’est bien le peuple targui, qui se nomme lui-même Kel Tamashaq. Nomade par définition et obligation, rebelle car rétif à l’assimilation et l’acculturation, c’est un peuple fier et indomptable, dont la société est réglée sur un modèle défiant les traditions musulmanes et dont la langue, le tifinagh, un dérivé du berbère, a fait l’objet d’un immense et magnifique dictionnaire en quatre tomes par le père Charles de Foucauld.
Dernier arrêt sur images avec Paul Bowles qui nous parle de l’âme et du désert.
Ici, ce sont les hommes qui sont voilés nuit et jour. Le voile est de fine gaze noire et se porte, comme ils l’expliquent, pour protéger l’âme. Mais, comme pour eux l’âme et le souffle sont identiques, il n’est guère difficile de trouver une raison physique, s’il en faut une. La sécheresse excessive de l’atmosphère cause souvent des troubles dans les voies nasales. Le voile conserve au souffle son humidité : il est une sorte de petite plante qui conditionne l’air et permet d’éloigner les mauvais esprits qui, autrement, manifesteraient leur présence en faisant saigner les narines, ce qui arrive souvent dans cette partie du monde.
Il n’est pas très juste de parler de ces gens fiers comme de Touareg. Le mot est un terme d’opprobre signifiant « âmes perdues », qui leur avait été donné par leurs ennemis traditionnels, les Arabes, et qui leur est resté à l’extérieur. Il s’appellent imochagh, les hommes libres.
Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures
Photo d’en-tête © Mvongrue
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Jul 4, 2015 | Livres et carnets |
Paul Morand revient de Tombouctou, dans une France des colonies où l’ouest de l’Afrique n’est plus qu’une annexe française, ravagée par les maladies et la pire d’entre toutes : l’exploitation à tous les niveaux… Qu’il s’en désole ou pas, Morand profite de ces trois mois de voyage souvent inconfortable — on s’habille tout de même tout de blanc pour les soirées chaudes chez les administrateurs des régions françaises —, il revient en passant par la Côte-d’Ivoire aux prémisses de mars et s’émerveille de la végétation, pourtant victime de ce qui ressemble à une catastrophe écologique. Il y a presque cent ans… Témoignage d’un autre temps, tout en prose enlevée :
L’eau et le feu sont ce que j’aime le mieux au monde. Rivières noires, lourdes d’un liquide foncé, couleur de révélateur photographique et, en travers, des cadavres d’arbres noyés. Barrages de jonc, filets d’herbes tressées pour prendre les poissons. Feux. Les indigènes ne défrichent pas à la hache comme nous, ni à la dynamite, comme les Canadiens, mais surtout au feu. Au pied des arbres, ils allument des feux et bientôt la moelle brûle à l’intérieur, et les fromagers, les acajous de vingt mètres se transforment en hauts fourneaux. On voit la fumée sortir par le faîte, comme d’une cheminée. Pour élargir la route, on en a abattu beaucoup. Beaucoup trop. Quelle différence avec les étroites percées de la forêt cambodgienne ! Quels décombres végétaux ! On dirait une catastrophe de chemin de fer, des camions renversés dans un fossé, des crânes de dinosaures, des ruines antiques (car beaucoup de racines étant aériennes, les troncs sont coupés à quatre ou cinq mètres au-dessus du sol). Feuilles brûlées, bananiers calcinés et les feuilles jaunies, retombées autour d’eux comme des robes à volants défraîchis. Arbres égorgés, abattus dans les bras d’autres arbres qui les retiennent, suspendus au-dessus du vide. Parfois avec toutes leurs racines en l’air et une tonne de terre rouge qui pend comme de la chair. On voit dans le sol les grandes cicatrices qu’ils ont laissés, en s’en arrachant.
Paul Morand, in Paris-Tombouctou, 1928.
Robert Laffont, collection Bouquins.
Photo d’en tête © Sebastian Kostrubala
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Jun 6, 2015 | Livres et carnets |
On lui avait pourtant dit qu’il ne servait à rien de se rendre à Tombouctou, qu’il n’y verrait rien que du sable et du désert, des maisons qui tombent sous le vent et des murs de terre qu’une simple éponge mouillée suffirait à faire plier, mais le voyageur est un baudet, un animal têtu qui ne s’attarde pas à écouter les mauvais coucheurs, prompts à briser les rêves d’aventure de celui qui ne peut faire autrement que de s’y accrocher. Même si c’est la réalité, il s’accroche, continue, perce le mystère, quitte à se rendre compte qu’on avait raison, que tout n’y est que façade et mort, délabrement, facticité. Au moins, voyageur, tu auras vu et tu auras vu plus que ceux qui t’ont découragé, alors qu’eux-mêmes n’y sont peut-être jamais allés et ont fini par compenser leur paresse par une manière d’aigreur contagieuse. Écoutez ceux qui ont vu, ceux qui ont fait, et vous resterez coincé dans votre canapé, entouré de votre magique quotidien. Écoutez, et vous ne ferez plus rien.
Cependant, l’impression que laisse Tombouctou est très forte. C’est la fin du monde noir, de la beauté des corps, des gras pâturages, de la joie de vivre, du bruit, des rires : ici commence l’Islam avec sa silencieuse sérénité, sa décrépitude : pas une culture, pas une irrigation, malgré le Niger à quelques kilomètres, pas un édifice ni une route, ni un ouvrage d’art. Le sable y fait éternuer comme du poivre, assèche et étouffe les poumons. Les pas feutrés sur ce sable, qui amortit tout bruit, les maisons sans fenêtres, qu’on dirait fortifiées, le vent coupant du désert, des têtes sinistres vous épiant derrière les grillages de bois peint, derrière les portes cloutées comme des coffres-forts, les terrains vagues, les rues tortueuses, les entrées disposées en chicane et les places désertes où seuls quelques méharis reposent à l’ombre, gardés par un Touareg voilé, maigre comme un chèvre, la bouche barrée de noir, je n’oublierai plus cela.
Ne pas pouvoir oublier la pauvre rudesse de sa propre expérience. Vivre avec cela plutôt qu’avec les on-dit, voilà ce qu’a fait Paul Morand, à la suite de René Caillé, en pénétrant Tombouctou la noire, la rebelle, Tombouctou entourée de ses mystères, de son voile d’impénétrabilité. Capitale des déserts, capitale des Touaregs pourtant nomades, cette ville n’a cessé de fasciner, ne serait-ce que parce que ses murs de pisé renferment la plus grande collection au monde d’écrits sur l’Islam. Derrière ses portes capitonnées, on devine des richesses insoupçonnées, le charme des femmes au buste nu caressées par les doux courants d’air dus aux miracles d’une architecture pleine de recoins, ventilée, et pourtant, dehors, il y a tant de sécheresse…
Il cite Félix Dubois qui vint ici en 1895 :
« L’habitant transforme ses vêtements et sa maison, maquille sa vie et sa ville […] Au lieu de turbans blancs […] en tissu scintillant comme du mica, la population ne se coiffa plus que de loques peu tentantes et de bonnets sans prix. On s’attifa de vieux vêtements étriqués dont la malpropreté était le seul ornement et n’éveillait pas la tentation. Dans leurs rares sorties, les femmes se couvraient d’étoffes grossières et quittaient leurs ornements d’or et d’ambre […]. Les habitations se travestirent comme leurs propriétaires. On se garda de réparer quoi que ce soit ; mais à l’extérieur seulement. A l’intérieur on continuait la coutume de l’entretien annuel. Tout s’émiettait par les rues, sauf les portes cependant, ces portes bardées et si obstinément closes qui étonnent aussitôt le voyageur […]. Le même mystère s’étendit naturellement aux occupations commerciales, on profitait du moment où aucun Touareg n’était signalé en ville pour aller traiter les affaires. »
Belles maisons délabrées, portes cadenassées même dans la journée, qui obligent le visiteur à parlementer à travers la serrure, riches déguisés en pauvres afin de ne pas éveiller l’attention. J’ai déjà vu cela à Leningrad.
Rues poussiéreuses, ensablées, triste regard sur les couleurs qu’un ciel dément pulvérise pour n’en faire que de la poussière, il est loin le temps où Tombouctou faisait rêver par la parole, par les mensonges véhiculés sur ses palais d’or et de pierres précieuses. Il n’y a ici que le désert et la mort au coin de la rue. Si on n’y regarde pas d’assez près. Les trésors ne se laissent pas saisir si facilement, il faut les mériter, savoir regarder et infiltrer les rues sombres comme un mauvais virus dans le corps de la cité.
Tombouctou est pétrie de la matière même du désert. Voici la diane qui donne le réveil non seulement des casernes, mais de la ville, car celle-ci a gardé son aspect de place militaire ; tout y est provisoire et primitif. Qui dirait que les Malinkés ont régné ici au XIVè, les Touaregs au XVè, les Songhaï au XVIè, les Marocains aux XVIIè et XVIIIè, les Peuls et les Toucouleurs au XIXè ? Qu’en reste-t-il ? Du sable, couleur de la poussière de l’Écriture.
Paul Morand n’aura cessé de ne pas écouter les mauvaises langues qui le dissuadèrent de s’y rendre, sans quoi il perdrait son temps dans les rues délabrées. A peine les arcades d’une medersa pour se rafraîchir à l’ombre, à peine de quoi boire pour étancher une soif ardente, sauver sa langue pleine de sable… Pourtant rien ne l’a fait reculer, rien n’a fait reculer en lui l’âme du voyageur obstiné, celui qui veut voir. D’ailleurs, j’aime à présumer que le mot voyage vient de voir. Mais non, c’est plus terre à terre que ça. Voyage vient de viaticum, l’argent qu’on garde dans sa poche pour aller sur les routes (via)…
Toutes les citations : Paul Morand, in Paris-Tombouctou, 1928. Robert Laffont, collection Bouquins.
Photo d’en tête © UNAMID
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Sep 5, 2014 | Livres et carnets |
La confusion est facile, envisageable. Bouvier, Bouvier, ce nom dit quelque chose. Un fils caché ? Un pseudonyme honteusement arraché pour profiter d’une postérité qui se lirait jusque dans le titre de l’ouvrage ? Non aucunement. Pierre Bouvier n’a rien à voir avec Nicolas, mais c’est cela qui m’a fait aller vers ce livre. Pierre Bouvier est socio-anthropologue et ses carnets de voyages sont le prolongement ou la source, ou les deux, de son œuvre, une œuvre scientifique.
A la fin des années 60, il parcourt une partie du monde, s’attarde en Afrique pour des raisons qu’on apprend assez tard dans le livre, sillonne l’Asie, de la Mer d’Oman à Tokyo, dans le dessin d’une grande virgule qui paraît d’ici, presque évidente, mais Bouvier n’est pas un voyageur comme les autres. On ne voit pas ses valises, on ne l’entend pas prendre sa douche dans l’hôtel miteux du bord de route, même si parfois on sait qu’on repasse sa chemise qu’il peut remettre après être passé au Sentō. Mais le cœur du livre de Bouvier n’est pas réellement le voyage. Ce dont il est question ici, c’est le regard, le sien et celui de l’autre, une communion à un moment donné qui fait parler, qui donne à penser l’incompréhension des chocs culturels, le malaise de l’Européen dans un monde colonial en train de s’effriter. On comprend mieux pourquoi l’Afrique, pourquoi l’Asie, sans vraiment mieux comprendre les pays sans pourquoi.
Pendant et après la lecture, le trouble reste, ces petites didascalies insérées au milieu du texte sont indécentes. Oui, indécentes parce qu’intimes, mais tellement sucrées, poétisées qu’on ne se préoccupe plus de savoir ce qu’il est bien de dire ou non, on cesse de porter un jugement et on prend. J’en transpire encore.
De Dakar à Tokyo se lit tout seul, d’une seule traite (ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai même trainé des pieds, mais il faut le laisser tomber, reprendre depuis le début et le terrasser d’un seul coup), ce livre brûle les doigts et la langue, donne soif, ne parle pas de voyages, mais seulement d’un être dans une étrangeté. On en ressort un peu fourbu, comme après une longue nuit d’amour. Une bonne douche et après on verra…
Je vais dresser une carte de mon Inde, de celle dessinée par petites touches de rêverie, de lecture, de témoignage : Louison, la tigresse fidèle des aventures du capitaine Corcoran, les temples sculptés dans la roche, les dieux aux mains multiples, déhanchés au centre du cercle de feu. Nehru, une colombe posée sur le dos de sa paume, il la flatte. Le moine que guident des enfants, cellule improductive de ce continent qui pense ailleurs, la cruauté des maharadjahs, les lanciers, l’Angleterre victorienne et ses pelouses, ses joueurs de polo, ses Indiens en socquettes, mais également la démocratie des illettrés, les élections, les petits partis agressifs, la majorité indolente, le monde des infirmes jaloux de leurs moignons qui pleurent aux heures de visite et les jeunes filles en sari ciel clair, nuageux au crépuscule, les femmes encastrées aux temples, la tolérance, l’intolérance. Il y a aussi les exilés qui se moquent et amassent ; les étudiants aux visages de Latin ou d’Arabe, la jungle où se joue le destin de quelque enfant-loup, où les mangoustes font semblant de craindre le cobra, les fronts fardés d’une tache rouge, tous ces poètes et ces hommes émasculés contre un peu d’argent.
Pierre Bouvier, De Dakar à Tokyo, Carnets de voyage
Éditions Galilée, 2014
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