La tur­bine

La tur­bine

La tur­bine

Le bruit de la nuit

Dans son petit appar­te­ment du centre-ville, les rideaux tirés, volets fer­més, il est presque trois heures du matin lors­qu’elle ouvre un œil, les deux, entre ses pau­pières lourdes du som­meil qu’elle vient de subir. Ses longs che­veux raides épar­pillés sur l’o­reiller, la joue col­lée des­sus et la bouche sèche, elle ne bouge pas, les yeux entr’ou­verts. Quelque chose ronfle. Non, ça ne ronfle pas, ça vrom­bit. Elle cligne des yeux, tou­jours à moi­tié ouverts et regarde dans le vague de son salon qui, tous les soirs, se trans­forme en chambre. Elle ne regarde rien en par­ti­cu­lier, juste l’obs­cu­ri­té envi­ron­nante. Pas un seul bruit en dehors de ce vrom­bis­se­ment. Juste ce vrom­bis­se­ment qu’elle n’ar­rive pas à attra­per, un son de très basse fré­quence, tel­le­ment bas qu’il en est insai­sis­sable, c’est une ligne mono­corde qui semble par­fois s’é­touf­fer et qui dis­pa­raît com­plè­te­ment lors­qu’une voi­ture passe, pour reprendre quelques secondes après que le der­nier son domi­nant ait com­plè­te­ment dis­pa­ru de son champ audi­tif. Elle ne bouge pas, reste dans la posi­tion dans laquelle elle s’est réveillée. Pas un geste, seul le bruit de sa res­pi­ra­tion se mêle avec le son étrange.

Elle ima­gine que c’est peut-être la chau­dière de l’im­meuble. Une machi­ne­rie quel­conque, une pompe de rele­vage, même si elle ne sait pas vrai­ment ce que c’est, elle a enten­du ça l’autre fois quand elle est allée au maga­sin de bri­co­lage, pompe de rele­vage, ça sonne bien, c’est peut-être ça, une pompe de rele­vage, une pompe de rele­vage fait for­cé­ment un bruit qui res­semble à ça quand c’est en train de rele­ver et que ça pompe. Ouais. C’est for­cé­ment un truc comme ça. Bien. Mais en atten­dant, elle ne dort plus, elle reste figée seule dans son lit chaud et ce bruit sourd qui vrom­bit. Elle ne bouge pas d’un poil, referme ses pau­pières et s’i­ma­gine qu’elle va se ren­dor­mir faci­le­ment. Ce qu’elle fait sans rien deman­der à personne.

Elle se réveille avec la radio qui lui susurre à l’o­reille qu’il est lar­ge­ment temps qu’elle se lève pour aller bos­ser. Ce qu’elle fait. Elle se lève en ramas­sant ses beaux che­veux bruns qu’elle entor­tille rapi­de­ment his­toire de ne pas les avoir dans le visage et fonce direc­te­ment dans la cui­sine, ouvre un tiroir, en sort une cap­sule de café qu’elle colle dans sa cafe­tière, une tasse ramas­sée sur le bord de l’é­vier, elle attend que la machine se réveille elle aus­si. En se met­tant en marche, la machine à expres­so fait un bruit de cafe­tière qui se met en marche, méca­nique, sourd et vibrant, qui lui fait ins­tan­ta­né­ment pen­ser à ce bruit qu’elle a enten­du cette nuit, bien qu’il soit très dif­fé­rent. Le café coule et pen­dant ce temps, elle appuie sur le bou­ton qui ouvre tous les stores, plie sa couette, pose l’o­reiller des­sus et emmène le tout dans le pla­card de l’en­trée, suite à quoi elle replie son clic-clac d’un geste expert, méca­nique, simple et effi­cace. La nuit a dis­pa­ru de la sur­face de son appar­te­ment en quelques minutes, comme si la jour­née d’hier n’a­vait pas connu d’aboutissement.

L’é­tude d’ar­chi­tecte dans laquelle elle a com­men­cé à tra­vailler il y a six mois se trouve à dix minutes en voi­ture, un peu en retrait de la ville, dans une zone d’ac­ti­vi­té qui, comme toutes les zones d’ac­ti­vi­té n’a pas beau­coup d’âme, mais l’en­vi­ron­ne­ment est boi­sé et donne sur le ver­sant d’une col­line arbo­rée et les locaux sont modernes et spa­cieux, loin des entre­pôts com­mer­ciaux des envi­rons. C’est un bâti­ment d’ar­chi­tecte, for­cé­ment, avec une cour inté­rieure dans laquelle sont plan­tés des hor­ten­sias autour d’un gigan­tesque magno­lia à grandes fleurs blanches. Son bureau donne direc­te­ment dans la cour, ce qui lui pro­cure une vue repo­sante et sans dis­trac­tion, ce dont elle pense avoir besoin pour tra­vailler serei­ne­ment. Son der­nier pro­jet sur lequel elle tra­vaille avec sa col­lègue est une mai­son en bois, basse consom­ma­tion et inté­gra­le­ment recou­verte d’un bar­dage en bam­bou qui vien­dra mas­quer la tota­li­té de la façade, fenêtres com­prises. Elle est assez fière de ce qu’elle a réus­si à sor­tir sur sa table de dessin.

Après avoir déjeu­né avec Solenn, elle retourne dans son bureau accom­pa­gnée d’une grande tasse de café fort avec une goutte de lait et tan­dis qu’elle déver­rouille son ordi­na­teur, elle per­çoit un son léger. La route est loin de l’é­tude et l’o­rien­ta­tion de son bureau fait qu’elle ne per­çoit pas les bruits de la cir­cu­la­tion. Par­fois une moto qui péta­rade ou un camion qui a du mal à mon­ter la côte, mais en géné­ral, c’est incroya­ble­ment calme. Elle n’au­rait de toute façon pas pu tra­vailler dans un envi­ron­ne­ment bruyant, c’est une constante chez elle. De temps en temps, elle met un peu de musique pour rompre la mono­to­nie des jours plu­vieux qu’elle déteste, mais de manière géné­rale, c’est dans le silence du cocon qu’elle s’est construit qu’elle aime tra­vailler et déve­lop­per ses talents de des­si­na­trice pour les pro­jets qu’elle ima­gine. Le son est de plus en plus pré­sent, le même son qu’elle a per­çu cette nuit et qui l’a extir­pé de son som­meil, le même vrom­bis­se­ment, à peine per­cep­tible, mais bel et bien là, pas de doute pos­sible. Elle reste déci­dée à ne pas se lais­ser dis­traire par cette occur­rence peu oppor­tune et conti­nue à rem­plir le dos­sier qu’elle doit remettre ce soir au ser­vice urba­nisme. Au bout d’un quart d’heure, elle déchausse ses lunettes et les pose sur son cla­vier, elle fait tou­jours ça, et se lève pour aller voir Solenn qu’elle dérange tan­dis qu’elle est en train de lire ses mes­sages sur son téléphone.

- Dis-moi, tu entends ce bruit ?
- Quel bruit ?
- Écoute bien.

Les deux femmes res­tent coites dans un silence assour­dis­sant. Elles n’en­tendent que Caro­line à l’ac­cueil qui parle au télé­phone, mais le son de sa voix par­vient étouf­fé par le dédale de murs qui empêche les sons de se propager.

- Tu entends ? dit-elle.
- Non, répond Solenn, à part Caro­line, je n’en­tends rien du tout. Qu’est-ce que tu entends ? Un once d’im­pa­tience peut se lire sur ses traits.
- Un bruit sourd, comme un moteur. Ce ne serait pas une pompe de rele­vage ?
- Une pompe de rele­vage ? Tu sais à quoi ça sert au moins ?
- Non, c’est un truc qui m’est venu comme ça, dit-elle en sou­riant bête­ment.
- C’est moi qui ait fait les plans du bâti­ment, il n’y a pas de pompe de rele­vage ici, on n’en a pas besoin. C’est dans le cas où l’eau stagne dans un endroit trop bas pour être éva­cuée natu­rel­le­ment…
- OK, je te crois mais tu n’en­tends pas ?, dit-elle en appro­chant le doigt de son oreille, c’est comme s’il y avait un moteur qui tour­nait tout le temps, un son très bas.
Solenn res­ta figée, tout en la fixant.
- Bon, écoute, je n’en­tends rien, ça te dirait de me lais­ser bos­ser un peu ? J’ai un client à rap­pe­ler pour son per­mis de construire.
- Oui, je te laisse, déso­lée. Sur ce, elle retour­na à son bureau et insé­ra un CD de Roland Kirk dans le lec­teur de son PC. Le bureau s’emplit des contor­sions du saxo tout en chas­sant le vrom­bis­se­ment qui la pour­sui­vant depuis son réveil nocturne.

La jour­née de tra­vail pas­sée, elle s’ar­rête à la piz­zé­ria pour com­man­der une piz­za au cho­ri­zo qu’elle est bien déci­dée à man­ger rapi­de­ment avant de bou­qui­ner un peu. Elle a com­men­cé un livre d’El­la Maillart qui l’a embar­quée dès les pre­mières pages et qu’elle a hâte de retrou­ver. Avant ça, elle allume la télé, s’ins­tal­ler sur son cana­pé et engouffre sa piz­za arro­sée d’huile piquante tout en regar­dant la pre­mière chaîne d’in­for­ma­tions conti­nue sur laquelle elle tombe. La pre­mière ministre fin­lan­daise vient de se faire épin­gler pour avoir pas­sé une nuit en boîte de nuit alors que les res­tric­tions sani­taires lui auraient impo­sé de s’i­so­ler tan­dis qu’elle était cas contact. Ce n’est pas tant la bourde de la femme poli­tique qui la révolte, mais qu’une femme de 36 ans puisse être pre­mière ministre, enfin non, elle n’est pas révol­tée, mais bien plu­tôt admi­ra­tive. Bon et puis elle est vrai­ment très jolie. Tout ceci semble irréel vu de son cana­pé, et le reste des infor­ma­tions ne la pas­sionne guère. Elle finit sa piz­za et éteint la télé avant d’ou­vrir un peu la fenêtre pour chas­ser l’o­deur du cho­ri­zo et attrape son livre. Ella Maillart est un per­son­nage qu’elle adore, elle a lu plu­sieurs de ses livres, notam­ment ceux où elle est par­tie en expé­di­tion avec Anne­ma­rie Schwar­zen­bach. Tout ceci aus­si lui semble irréel, deux femmes qui partent seules en Afgha­nis­tan quelques jours avant le début de la deuxième guerre mon­diale, ça lui paraît fou et en même temps tel­le­ment pos­sible parce que l’é­poque où tout ceci se passe était tel­le­ment dif­fé­rente. Elle met ses lunettes et replonge dans sa lec­ture en se lais­sant déli­cieu­se­ment hap­per par les mots de l’é­cri­vaine suisse. Le calme après une longue jour­née de bou­lot dans une vie plu­tôt bien réglée, sans para­sites, sans dis­trac­tion autre que celles qu’elle choi­sit. Elle se dit qu’elle aime bien sa vie sans encombres, confor­table et soli­taire, et entame les pages là où elle s’é­tait arrêtée.

Au bout de quelques minutes, elle entend à nou­veau le vrom­bis­se­ment comme un bour­don qui s’ap­proche d’elle jus­qu’à deve­nir constant. Un vrom­bis­se­ment. Le vrom­bis­se­ment. Le même. Sans l’a­ga­cer vrai­ment, ni l’in­quié­ter, elle pose ses lunettes et se demande d’où ça peut venir. Ou tout au moins ce que c’est. Elle pose son livre, ses lunettes, et ouvre son ordi­na­teur por­table qui se trouve sur la tablette. Mot de passe, moteur de recherche, elle tape “bruit sourd constant” et arrive sur quelques résul­tats. Le pre­mier lui indique une entrée étrange : le “hum”, un son dont on ne connaît pas l’o­ri­gine et dont l’exis­tence, si elle n’est pas niée, n’est pas non plus confir­mée comme étant un fait avé­ré et scien­ti­fi­que­ment expli­qué. Il y est ques­tion éga­le­ment des acou­phènes, mais elle se doute bien que ce n’est pas ça, car sinon elle l’en­ten­drait conti­nuel­le­ment. D’autres hypo­thèses un peu étranges font état d’un bruit tec­to­nique résul­tant de la dérive des conti­nents ou de phé­no­mènes élec­tro­ma­gné­tiques puis­sants mais non avé­rés avec cer­ti­tude. En bref, si elle a la sen­sa­tion d’ap­prendre quelque chose, elle ne semble pas trou­ver de solu­tion tan­gible à ce phé­no­mène. Ce qui ne la ras­sure ni ne l’in­quiète. Elle s’en étonne sim­ple­ment et prend le par­ti de reprendre sa lec­ture. Le vrom­bis­se­ment ne sau­rait déran­ger une lec­ture aus­si pas­sion­nante que les pages d’El­la Maillart.

Elle finit par se cou­cher après avoir lu un quart de son livre. La nuit est tom­bée et plus aucune voi­ture ne passe dans la rue. Rituel immuable, pla­card, couette, oreiller, clic-clac, la chambre est prête. Aupa­ra­vant elle file dans la salle de bain pour se laver les dents et prendre une douche rapide. Une fois cou­chée, volets fer­més et lumière éteinte, elle se met à rêver à la jeu­nesse d’El­la lors­qu’elle navi­guait avec son petit voi­lier sur le lac de Genève, enfant pré­coce et déjà rêveuse, lors­qu’elle entend mon­ter dou­ce­ment le vrom­bis­se­ment, comme cet après-midi, une vibra­tion sourde qui monte et devient constante jus­qu’à ce qu’elle n’en­tende plus que ça. Elle repense à ce qu’elle a lu. Des images de tur­bines sou­ter­raines, de com­pres­seurs élec­triques, de curieux com­plexes indus­triels occa­sion­nant des trem­ble­ments de la terre lui viennent en tête. L’i­ma­gi­na­tion pro­fuse dont elle a tou­jours su faire preuve s’emballe. Ce qu’elle a lu sur les plaintes d’ha­bi­tants du Nou­veau-Mexique notam­ment l’in­ter­pelle, les phé­no­mènes col­lec­tifs étant tou­jours sujets à cau­tion, il y a tout de même géné­ra­le­ment une part de véri­té dans ces étran­ge­tés. Et du coup, sans savoir pour­quoi, elle se sou­vient de cette his­toire de pain mau­dit dans les années 50 à Pont-Saint-Esprit, cité tran­quille du Gard, où des habi­tants furent pris de folie col­lec­tive, ce qui sera plus ou moins expli­ci­té par une intoxi­ca­tion ali­men­taire par l’er­got du seigle, et se dit qu’elle n’a pas fini d’être sur­prise par ce que les évé­ne­ments les plus ano­dins du quo­ti­dien sont en mesure de révéler.

Elle se retourne dans son lit, ferme les yeux, coince sa main déli­cate sous son oreiller et s’en­dort tran­quille­ment en fre­don­nant quelques paroles de Heart of gold de Neil Young. Juste avant de som­brer, elle se dit que ce n’est quand-même pas une tur­bine qui va l’emmerder.

Pho­to by © Dan Meyers on Uns­plash

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L’homme sans clefs

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Parce qu’il est en train de les perdre

Il est en train de perdre ses clefs mais il ne le sait pas. Pas encore. Et puis de toute façon ça ne veut rien dire, on ne peut pas être en train de perdre ses clefs, c’est quelque chose de sou­dain ou dont on se rend compte après coup, dans aucune langue la forme pro­gres­sive ne per­met de dire qu’on est en train de perdre ses clefs. Et pour­tant. Il est bien en train de perdre ses clefs. Tout ce qui s’est pas­sé ses der­niers jours va dans le même sens, il va perdre ses clefs et c’est en train de se pas­ser main­te­nant, tan­dis qu’il écrit les der­niers mots de son e‑mail sur son ordi­na­teur, il ne bouge pas d’un pouce, sérieux comme un pape, seuls ses doigts s’agitent sur le cla­vier qu’il manie à la per­fec­tion et avec rapi­di­té, pro­dui­sant un léger cli­que­tis que, si l’activité du bureau était encore vive, per­sonne n’entendrait, mais à ce moment pré­cis, le bruit des touches qu’il claque à toute vitesse emplit l’air à tel point qu’il s’engourdit l’esprit, tout entier ten­du vers ce qu’il écrit, sur ce bon dieu d’e‑mail qu’il aurait dû écrire il y a bien long­temps déjà mais qu’est-ce qui s’est pas­sé, il n’a pas dû avoir le temps ou alors il a com­plè­te­ment oublié ce sujet mais il s’en fout il écrit ce bor­del d’e‑mail et il part d’ici, il est le der­nier et il déteste ça il ne veut pas être dans cette caté­go­rie de per­sonnes qui res­tent tard pour mon­trer qu’elles ont énor­mé­ment de tra­vail, je suis sous l’eau je n’en peux plus, j’ai trop de tra­vail, non si je ne finis pas à temps c’est juste que je ne suis pas effi­cace et ça c’est tout sim­ple­ment insup­por­table pour lui, ce n’est pas lui, ce n’est pas lui, il n’est pas ça, non, il n’y a plus aucun bruit, même la femme de ménage a décam­pé en lui sou­hai­tant une bonne soi­rée, bonne soi­rée mon cul oui, tu sais ce que je vais faire ce soir ? non alors s’il te plaît laisse-moi tran­quille, va ran­ger tes affaires et sors d’ici moi j’ai encore du bou­lot je dois finir ce bon dieu d’e‑mail sans quoi je ne vais pas­ser une bonne soi­rée, com­pris, et puis je vais encore tom­ber dans les embou­teillages à l’heure qu’il est ça me gonfle, les der­niers mots, ça y est c’est ter­mi­né, envoyer, il ferme son ordi­na­teur por­table sans même attendre de voir si l’e‑mail est bien par­ti et le range dans sa sacoche prend sa veste repo­sant sur le dos de sa chaise et tire la porte de son bureau pour la fer­mer à clef, non pas à clef, il n’a pas ses clefs, où sont-elles, il n’a pas ses clefs, où sont-elles, pas dans cette poche, là non plus, non là j’ai déjà regar­dé, il pose la sacoche de l’ordinateur, retourne ses poches qu’il a vides de tout, rien dans les poches pas dans la veste non plus, pas là, pas là non plus, bon dieu où sont ses clefs ? Silence.

Il n’a pas ses clefs, il vient de les perdre et se ras­soit la veste pliée sur les genoux. Il ne le savait pas mais il n’a pas ses clefs sur lui. Il réflé­chit quelques ins­tants, il avait bien ses clefs ce matin en arri­vant sinon il aurait été obli­gé de deman­der à quelqu’un de lui ouvrir et il se revoit pré­ci­sé­ment en train d’ouvrir la porte de son bureau comme tous les matins, tous les matins, il se voit et se revoit fer­mer son bureau à clef et comme tous les soirs il sait pré­ci­sé­ment à quel moment il ferme sa porte, tous les soirs, abso­lu­ment tous les soirs, c’en est même hor­ri­pi­lant de revoir ces mêmes moments tout le temps comme si c’était la clef de ses journées…

La clef, son porte-clef, il ne l’a pas per­due. La clef est dans la ser­rure, côté exté­rieur, il ne l’a même pas vue tout à l’heure quand il a tiré la porte pour la fer­mer, mais là assis depuis son bureau il la voit, elle est là dans la ser­rure et le porte-clef pen­douille comme une chaus­sette sur un éten­doir à linge bou­geant très légè­re­ment comme si le vent le taqui­nait du bout du doigt. Il n’a pas per­du sa clef. Pas celle-ci en tout cas. Elle est bien là. Pour­tant, il ne se lève pas, il observe son porte-clef pen­douiller dans le silence assour­dis­sant du cou­loir à moi­tié éteint même les bruits de la rue ne par­viennent pas jusqu’à lui il n’y a plus rien autour de lui et ce silence ter­rible l’empêche de se lever, il s’en rend compte il déteste le silence, le silence lui pèse et sur­tout main­te­nant alors qu’il était à deux doigts de par­tir dans la pré­ci­pi­ta­tion parce qu’il devait par­tir tôt ce soir pour rejoindre ses amis qui l’attendaient en ville mais il devait vrai­ment ter­mi­ner cet e‑mail qui devait par­tir aujourd’hui parce que le reste de l’équipe devait pou­voir le lire le len­de­main matin à leur arri­vée pour ne pas blo­quer la pro­cé­dure et lui-même ne savait s’il allait pou­voir arri­ver suf­fi­sam­ment tôt le len­de­main pour l’écrire alors il a pré­fé­ré ter­mi­ner ça ce soir, c’est aus­si simple que ça, mais la pré­ci­pi­ta­tion s’est envo­lée tout à coup. Il n’est plus plus pres­sé. D’ailleurs pour­quoi le serait-il il ne doit rien à per­sonne. Le porte-clef pen­douille. Ses amis l’attendront de toute façon. Ou peut-être pas.

Bon.

De toute façon il va se pas­ser quoi hein ? Ils vont se retrou­ver dans un quar­tier chic et cool et ani­mé et tout comme d’habitude et man­ger un mor­ceau tous ensemble ils seront com­bien allez sept huit à tout cas­ser dans un des res­tau­rants qu’aura choi­si Syl­via comme d’habitude il n’y aura pas suf­fi­sam­ment de lumière pour voir ce qu’on a dans son assiette et on boi­ra des cock­tails aux noms savants et ridi­cules comme “petite dou­ceur” ou “sex on the playa” et ils péro­re­ront tous cha­cun par petits groupes jusqu’à sen­tir une légère ivresse les enla­cer et ils se quit­te­ront après s’être cha­leu­reu­se­ment embras­sés oui on se revoit bien­tôt hein on se télé­phone et on se fait ça et trois fois sur quatre ça n’aboutira pas parce que machin a un truc impré­vu oh le pauvre ça doit être dur pour lui en ce moment non ne t’en fait pas j’ai juste beau­coup de tra­vail la semaine pro­chaine ça ira beau­coup mieux tu ver­ras dans quelques temps et on puis ils se rap­pel­le­ront encore et là c’est bon tout le monde est là allez on y va. Comme à chaque fois.

Il est tou­jours assis à son bureau, les mains coin­cées entre les cuisses, le regard per­du sur le mou­ve­ment en balan­cier du porte-clefs qui tend à s’amenuiser au fil des secondes qui passent mais il bouge tou­jours comme un ver de terre qui n’aurait pas fini sa besogne. Quelque chose ne va pas, quelque chose n’est pas comme d’habitude, il sent mon­ter en lui comme un dégout de ces habi­tudes qui ne changent pas, un trop plein d’émotions impal­pables qui lui serrent la gorge comme jamais ça ne lui est arri­vé et puis il se dit qu’après tout c’est peut-être parce qu’il a trop de tra­vail, trop de tra­vail, ça veut dire quoi ? Il ne sait même pas ce que ça signi­fie, il a tou­jours tra­vaillé, beau­coup, vite, avec effi­ca­ci­té, avec viva­ci­té, trop de tra­vail non, jamais, beau­coup, oui, nor­mal, du tra­vail quoi, il n’est pas là pour se tour­ner les pouces en atten­dant que son tri­cot soit ter­mi­né, jusqu’au cou­cher du jour… C’est autre chose, bien autre chose, peut-être même n’est-ce rien, rien du tout, une per­cée de néant qui pointe le bout de son nez comme une jacinthe per­ce­rait la terre au prin­temps, une pure angoisse venue de nulle part. Mais non. Ce n’est pas ça non plus, ça n’a pas de nom on dirait, ce n’est pas connu.

Le porte-clef pen­douille, il ne bouge qua­si­ment plus main­te­nant, à peine, imper­cep­ti­ble­ment, mais il bouge encore, alors il se lève, tout dou­ce­ment, prend la sacoche de son ordi­na­teur qui repose sur son bureau vide, se dirige vers la porte et la tire avec la clef dans la ser­rure, tourne la clef une fois deux fois et la glisse dans la poche de sa veste lui fai­sant sen­tir légè­re­ment le poids du métal sur son flanc dans la poche de sa veste dont le tis­su léger res­sent les moindres fré­mis­se­ments, le cou­loir, il longe le cou­loir, éteint la lumière d’un doigt dis­trait et se dirige vers la porte d’entrée où il éteint la lumière du hall, il pousse la porte d’entrée pour la lais­ser ouverte le temps qu’il sai­sisse le code de l’alarme 4722 qui se met en tem­po­ri­sa­tion il reste 30 secondes avant que tout se mette en marche et il referme la porte der­rière lui, des­cend les esca­liers d’un pas lourd, la lumière s’allume toute seule dans la nuit qui com­mence à tom­ber et ouvre la grille avec le bou­ton pres­soir qui la déver­rouille, la grille claque der­rière lui dans un bruit infer­nal. Tout est fer­mé. Il se demande où il a garé sa voi­ture mais là, il ne voit pas, il ne sait plus et il s’inquiète tout à coup de savoir pour­quoi il ne se sou­vient presque plus de rien, il a bien quelques idées qui lui tra­versent l’esprit, son adresse, le che­min du retour, tou­jours le même mais où il est garé, il n’en sait rien. Tiens d’ailleurs, où sont ses clefs de voi­ture ? Il n’en sait rien. Dans la poche de sa veste, il n’a que la clef du bureau et son por­te­feuille dans la poche inté­rieure, mais c’est tout, rien d’autre, mais comme il n’y avait rien sur son bureau quand il est par­ti il sait qu’elle ne sont pas dans son bureau alors une fois encore il refait toutes ses poches, veste, pan­ta­lon, avant, arrière, mais pas une seule clef, il sort à nou­veau la clef de son bureau qui lui glisse des mains sans qu’il ait vrai­ment le temps de s’en rendre compte, il la voit tom­ber avec le porte-clefs qui tour­noie dou­ce­ment dans l’air tout autour de la clef et il ne voit pas ce qui se trouve par terre juste dans le pro­lon­ge­ment de sa main et à la ver­ti­cale de son trous­seau qui est en train de tout faire pour rejoindre le sol… une grille d’évacuation des eaux usées, la clef tombe la pre­mière sur la grille en fonte pro­dui­sant un petit cli­que­tis mais le poids du porte-clef qui s’est glis­sé dans le trou de la grille emporte la clef avec lui et fait dis­pa­raître le tout dans une mare de boues sau­mâtres avec un léger ploc vis­queux comme un pied qui s’enfonce dans un sable mouvant…

Le porte-clefs est tom­bé exac­te­ment là où il n’aurait pas dû, si tant est qu’il dût tom­ber quelque part, il regarde ce bout de fer­raille sans vie gésir au milieu de détri­tus de la rue, le der­nier endroit où l’on s’attend à trou­ver un trous­seau de clef, et pour­tant, les égouts sont jon­chés de mil­liers de trous­seaux de clefs que per­sonne ne récu­pé­re­ra jamais, il le regarde et sait en même temps qu’il n’arrivera pas à le récu­pé­rer quels que soient ses efforts. Il reste là, pan­te­lant dans la lumière jau­nâtre de la rue comme s’il atten­dait encore que quelque chose sur­vienne pour reve­nir en arrière. La porte a cla­qué der­rière lui et de toute façon sans les clefs il ne pour­rait pas rou­vrir la porte d’entrée pour désac­ti­ver l’alarme, la soi­rée s’annonce mal, pas de clefs, ses poches sont vides à part deux pièces de mon­naie, un télé­phone qui ne lui sert à rien dans ce cas pré­cis, il plante les mains dans ses poches dans une der­nière ten­ta­tive pour sen­tir quelque chose qui se rap­pro­che­rait d’une paire de clefs, celles de sa voi­ture, celle de son appar­te­ment, mais rien, une fas­ci­nante absence de toute trace de sa vie quo­ti­dienne, impos­sible de ren­trer en voi­ture, impos­sible de ren­trer chez lui, il vient de le réa­li­ser et il n’a pro­pre­ment aucune idée d’où peuvent se trou­ver ces bon dieu de clefs. Son corps se détend comme si se trou­ver der­rière la grille lui offrait un répit sou­dain, il peut sen­tir les muscles de son dos deve­nir flasques, la ten­sion de ses épaules et de ses cla­vi­cules se dégon­fler comme une bau­druche ten­due, même ses mains se décrispent puisque de toute façon il n’a rien à attra­per pour détour­ner son attention.

Une femme passe devant lui, il la trouve belle avec son visage effi­lé comme une lame de cou­teau, il l’a déjà vue plu­sieurs fois dans le quar­tier, il l’a sou­vent croi­sée en allant cher­cher de quoi déjeu­ner mais c’est la pre­mière fois qu’il la regarde aus­si long­temps et leurs regards se croisent l’espace d’un ins­tant, elle lui sou­rit ten­dre­ment comme si elle pre­nait conscience de son dépit mais ne s’arrête pas et passe son che­min à la même allure cla­quant des talons sur le bitume jon­ché de feuilles de magno­lia que le vent n’a pas réus­si à chas­ser, il reste plan­té là les mains dans les poches vides de toute clef à attendre il ne sait quoi mais il attend encore et encore de longues minutes qui passent sans que rien n’arrive et il n’arrive rien, rien ne se passe que le plus pur enchai­ne­ment des contin­gences accu­mu­lées, voi­tures qui passent, pas­sants qui passent, chiens qui passent, oiseaux qui piaillent, lumière qui éclaire les trot­toirs, trot­toirs qui brillent sous le feu des réver­bères. Il se dit qu’il va bien fal­loir agir, faire quelque chose.

Bon.

Il fait une quart de tour sur lui-même et marche en direc­tion de la gare il n’y a que ça à faire prendre un train et par­tir pour essayer de rejoindre son domi­cile, dix minutes de marche pense-t-il dix minutes à mar­cher pour rejoindre la gare qu’il ne fré­quente jamais d’ordinaire, pas besoin, la voi­ture lui évite ça, les quais cras­seux, les cris­se­ments des roues des trains sur les rails, ce n’est pas son quo­ti­dien, mais il marche d’un bon pas, un pas rapide, vers la gare où il se dirige vers le gui­chet et se plante devant la jeune femme ornée d’un ridi­cule petit béret car­min plan­té sur sa tête trop petite, elle ne lui sou­rit pas mais ça ne le dérange pas, elle tend juste le men­ton pour écou­ter sa requête…
— Bon­soir, un billet, un aller-simple s’il vous plaît. Mais elle ne répond pas et le regarde fixe­ment. S’il vous plaît Madame…
— Un billet pour ?
Il se rend compte qu’il n’a pas don­né de des­ti­na­tion mais il n’a pas envie d’une des­ti­na­tion, il a juste envie de prendre le train et se lais­ser por­ter jusqu’à une gare quel­conque avec d’autres voya­geurs, mais pour le coup ça ne va le faire avan­cer s’il ne pré­cise pas sa demande.
— Dites-moi, est-ce qu’il y a moyen de rejoindre l’aéroport par le train ?
— Oui, bien sûr, vous n’avez qu’un seul chan­ge­ment et l’express vous amène direc­te­ment à l’aéroport.
— Eh bien fai­sons ça, don­nez-moi un billet pour l’aéroport.
— Très bien ça fera 16,50 €.
Il sort sa carte ban­caire et l’insère dans le lec­teur, la jeune fille au calot sur la tête lui tend ses billets et elle lui sou­haite une bonne soi­rée, il ne la remer­cie pas et la gra­ti­fie d’un sou­rire pour sa peine, pre­nant son billet et son ticket il se dirige vers le quai et monte dans le train tan­dis qu’ils arrivent tous les deux en même temps, une drôle de coïn­ci­dence comme il en arrive rare­ment mais il prend ça comme un signe que les choses ne devaient pas arri­ver autre­ment, il s’assoit près de la fenêtre tan­dis que déjà le train repart pour égre­ner le cha­pe­let des gares sans nom et sans visage qui l’amèneront à la cor­res­pon­dance d’où il pour­ra pour­suivre son che­min jusqu’à l’aéroport, il a tou­jours aimé les aéro­ports même s’il lui arrive peu sou­vent de les fré­quen­ter, les voyages sont rares même s’il a pas­sé sa jeu­nesse à les écu­mer sur des courtes dis­tances pour faire des sauts de puces en Asie du sud-est mais ce temps lui semble loin et tan­dis que le train prend de la vitesse freine s’arrête ouvre ses portes ferme ses portes repart pour reprendre de la vitesse frei­ner s’arrêter ouvrir ses portes fer­mer ses portes il revoit comme des tableaux lumi­neux ses attentes longues et endor­mies sur les fau­teuils des aéro­ports de Chiang Mai Jakar­ta Bang­kok Phnom Penh Den­pa­sar qui se mélangent et l’odeur de kéro­sène ou des salles d’attente cli­ma­ti­sées où ne font que pas­ser des visages qu’il ne rever­ra pas des corps qui se dirigent vers les salles amé­na­gées en mos­quées où cer­tains dorment par terre entre deux avions sans leurs chaus­sures qui les attendent à l’entrée et l’odeur de pisse des toi­lettes cras­seuses et des odeurs de corps qui trans­pirent et des odeurs d’arrière-cours de res­tau­rant bon mar­ché où l’on sert des bols de riz frit avec quelques bro­chettes de pou­let à la sauce aigre-douce et le train arrive à la gare pour sa cor­res­pon­dance où il des­cend en pre­nant soin de ne pas oublier la sacoche de son ordi­na­teur dont il fait pas­ser la sangle par-des­sus son épaule. Il par­court des dizaines de mètres inter­mi­nables dans les cou­loirs qui se vident en pre­nant soin de ne pas rater la direc­tion de la ligne de l’aéroport, il est tel­le­ment dis­trait en temps nor­mal qu’il sait qu’il est capable de se perdre com­plè­te­ment dans le fais­ceau des lignes qui se croisent et se décroisent pour ter­mi­ner dans des gares aux noms far­fe­lus ou des villes dont il n’a même jamais enten­du par­ler et qui lui semblent comme des des­ti­na­tions exo­tiques acces­sibles avec un simple billet de train.

Le wagon dans lequel il monte est presque vide, deux hommes dis­cutent un peu fort à quelques mètres de lui et il s’assoit encore près de la vitre mais il n’y a rien à voir car le train roule sous terre alors il se concentre sur le pan­neau lumi­neux qui annonce les gares qui se suc­cèdent encore et encore jusqu’au ter­mi­nus, cette fois-ci il n’aura pas à se sou­cier de ne pas rater sa gare puisqu’il se rend au ter­mi­nus, un bout de ligne qui se perd dans une cam­pagne han­tée par une immense ville entiè­re­ment habi­tée par des avions qui passent leur temps à décol­ler et atter­rir jusqu’à ce que le toc­sin annon­çant la fin des vols pour la nuit les clouent au sol pour quelques heures, une ville sans âme, une ville pour les vols, les gares passent, les portes ne s’ouvrent même plus per­sonne ne monte per­sonne ne des­cend mais le train s’arrête et repart et s’arrête et repart et s’arrête jusqu’à sa des­ti­na­tion finale en exha­lant un souffle pous­sif de machines vrom­bis­santes qui s’arrêtent d’un seul coup, les lumières s’éteignent pour par­tie et les portes du train res­tent ouvertes, béantes sur un quai vide reten­tis­sant de ses pas tan­dis qu’il se dirige vers l’entrée de l’aéroport, presque vide lui aus­si, la plu­part des quais d’enregistrement sont vides, fer­més, à part quelques uns où res­tent des employés habillés aux cou­leurs des com­pa­gnies aériennes qui s’emploient à sai­sir des choses incom­pré­hen­sibles sur leur cla­vier d’ordinateur dans un silence de mort. Il ne marche plus. Il ne reste qu’un seul gui­chet ouvert devant lequel une cen­taine de per­sonnes attendent pour enre­gis­trer leurs bagages, en fait il en reste d’autres mais celui-ci est celui où il y a le plus de monde alors il s’engage dans la queue der­rière un couple avec un enfant, avec deux valises à rou­lettes, ils parlent de la mère de l’homme qui était effon­drée hier soir après leur repas parce que le ros­bif était trop cuit et les patates fran­che­ment elles n’étaient pas ter­ribles même avec la sauce de la viande, c’était vrai­ment un repas raté mais ce n’est pas grave l’important c’est qu’on ait pu diner ensemble avec notre départ, non ? de toute façon tu connais ma mère ça ne va jamais il y a tou­jours quelque chose sur lequel elle puisse se plaindre, c’est comme l’autre fois je ne t’ai pas racon­té, et pen­dant ce temps il avance tout dou­ce­ment dans la queue en remon­tant de temps en temps la lanière de sa sacoche, il sort son por­te­feuille duquel il sort son pas­se­port qui ne lui sert pas si sou­vent que ça et d’ailleurs il l’ouvre pour regar­der les pages vierges des visas où il ne trouve que celui de son der­nier voyage en Égypte c’était il y a quatre ans main­te­nant, il n’y était pas res­té long­temps juste assez pour visi­ter un peu Le Caire et faire un saut de puce pour revoir Abou Sim­bel et son temple qui domine le pay­sage lunaire de ce lac arti­fi­ciel et de ces sables qui n’en finissent pas de ron­ger la vue, quelques nuits à l’hôtel She­pheard avec son décor baroque tel­le­ment colo­nial et hop retour à la maison.

Arri­vé devant la ligne des gui­chets il tend son pas­se­port au jeune homme far­dé qui lui prend des mains et lui dit :
— Je n’ai pas ache­té de billet mais je sou­hai­te­rais savoir s’il y a encore une place.
Le jeune homme en livrée bleue le regarde d’un air aba­sour­di et bre­douille quelque chose en pre­nant sa sou­ris et en consul­tant son écran.
— Un ins­tant s’il vous plaît, je vais regar­der ça.
Les secondes passent et il s’aperçoit qu’il tapote du doigt sur le comp­toir en regar­dant droit devant lui, quelques longues secondes d’attente impro­bables au beau milieu d’une foule incon­nue et colo­rée de voya­geurs dans des tenues elles aus­si impro­bables de voya­geurs noc­turnes par­tant pour un pays loin­tain oui tiens d’ailleurs il ne s’est même pas pré­oc­cu­pé de savoir quelle des­ti­na­tion il était sur le point d’emprunter mais ce n’est pas très grave et le jeune homme pousse un petit gro­gne­ment venu fond de la gorge et se retourne vers lui :
— Écou­tez Mon­sieur, je ne vois pas toutes les réser­va­tions… Ah si c’est bon, il me reste deux places qui ont été annu­lées il y a une heure.
— Une seule suf­fi­ra, dit-il en sou­riant comme un benêt.
— Le billet est à 680 €. Il y a une escale à Séoul.
— Allons‑y, voi­ci ma carte de cré­dit. Ah, dites-moi juste quelle est la des­ti­na­tion ?
Air d’incompréhension de la part du gui­che­tier, petite musique d’attente entre ces deux moments qu’il n’a peut-être jamais vécus, il ouvre les lèvres dont l’inférieure pen­douille très légè­re­ment et pro­nonce d’un air presque gêné :
— Tokyo Hane­da…
— Tokyo…
Il paie son billet et rem­balle sa carte dans son por­te­feuille pen­dant que le jeune homme lui imprime sa carte d’embarquement et pen­dant qu’il sai­sit les infor­ma­tions de son pas­se­port sur son écran il regarde les quelques per­sonnes qui res­tent der­rière lui dans la queue, il ne reste que quelques per­sonnes qui com­mencent à s’impatienter peut-être de peur de ne pas avoir le temps de mon­ter dans l’avion… sous la lumière crue des néons qui tombent du ciel de verre et de métal… Le jeune homme au gui­chet lui tend sa carte d’embarquement et lui annonce qu’il doit prendre la direc­tion de la porte 17 le numé­ro du vol la place qu’il va occu­per avant der­nière place côté hublot sur un Air­bus A380 et l’heure à laquelle il doit se pré­sen­ter à la porte d’embarquement et bon vol Mon­sieur, mer­ci à vous aus­si bonne soi­rée à la pro­chaine… Il ne perd pas un ins­tant et se dirige vers la porte 17 et arrive au contrôle de bagages à main dont il se sort indemne après avoir pas­sé le por­tique qui n’a même pas cli­gno­té en même temps il n’a pas de clefs sur lui à part la boucle de sa cein­ture et sa montre il n’a rien sur lui qui risque de son­ner alors il conti­nue son che­min vers le contrôle de la police aux fron­tières dont il se sort indemne aus­si après avoir fixé bien dans les yeux la petite camé­ra posée sur le comp­toir du poli­cier qui le regarde d’un air morne même pas mal aimable ou quoi un air de s’en foutre roya­le­ment que mais vou­lez-vous il faut bien que je contrôle votre pas­se­port mer­ci Mon­sieur bonne soi­rée à vous aus­si et il repart avec sa sacoche d’ordinateur sur l’épaule avant d’arriver après un autre cou­loir à la lumière bla­farde dans la salle d’embarquement où la porte est déjà ouverte alors il enquille la file avec sa carte d’embarquement fichée dans le pas­se­port qu’il ouvre avant d’arriver devant le contrôle des billets où l’agent d’escale passe la carte devant un lec­teur code-barre dont la lumière rouge vire au vert au contact du bris­tol, il passe par la porte vitrée pour rejoindre le long boyau qui l’amène à l’Airbus fier et ren­flé qui attend sur la piste des tuyaux plein le ventre en espé­rant un futur départ et que les trol­leys s’engouffrent dans les cales bien coin­cés dans leurs com­par­ti­ments, une der­nière étape dans l’avion avec l’hôtesse qui lui indique en anglais le cou­loir gauche et le numé­ro de sa place qui est indi­qué sur la carte d’embarquement, il recherche sa place qui se trouve tout au bout de l’avion, près de la queue et fait signe au type qui est assis dans l’allée qu’il doit pas­ser au-des­sus de lui pour occu­per la place près du hublot alors l’autre se pousse légè­re­ment et il s’installe en posant sa sacoche sur ses genoux.

Sa sacoche. Son ordi­na­teur. Ses genoux. Il attache sa cein­ture. Il va voya­ger pen­dant plus près de vingt heures avec une escale. Séoul. Corée. Des­ti­na­tion Tokyo. Tokyo. Le Japon. Quelle drôle d’idée. Le Japon. Il n’y aurait même pas pen­sé si seule­ment il avait trou­vé ses clefs. Le Japon. Tokyo. Ses genoux. Son ordi­na­teur. Sa sacoche. Sa sacoche ? Il palpe le néo­prène de la sacoche comme on pal­pe­rait une poche. Ses doigts s’arrêtent sur quelque chose de dur qui se trouve dans la poche laté­rale de la sacoche. Le Japon. Il n’a même pas pris de retour, juste un aller. Un aller simple pour Tokyo. Mais c’est quoi ce truc ? Il plonge la main dans la poche laté­rale de sa sacoche et s’arrête, relève la tête, sou­rit. Il sou­rit. Et il éclate de rire. Le type à côté de lui se retourne comme on se retourne sur un type qu’on juge­rait fou mais il s’en fiche. Il tire la main de sa sacoche et en sort sa main fer­mée sur ce qu’il y a trou­vé. Deux trous­seaux de clefs. Les clefs de son appar­te­ment. Les clefs de sa voi­ture. Il a ses clefs avec lui. Et il va les emme­ner avec lui à Tokyo.

De toute façon, c’est tou­jours comme ça.


Écrit le 14 mars 2017 (réédi­té)

Après cette lec­ture hale­tante, je vous pro­pose de vous détendre en écou­tant un titre de Yoste, Chi­hi­ro, qui vous relaxe­ra un peu et vous ren­dra heu­reux, très cer­tai­ne­ment. Rien d’autre ne compte. 

Pho­to d’en-tête © Jes­si­ca Paterson

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Moka au bar au café de la Résistance

Moka au bar au café de la Résistance

Moka au bar

au café de la Résistance

Retour à l’é­cri­ture après la résistance

Retour des beaux jours lumi­neux de l’au­tomne, des belles jour­nées encore douces au soleil bas et aux sen­teurs nou­velles qui annoncent la mort pro­chaine de l’année.

Il y a quelques semaines que je n’ai rien écrit. Non pas parce que je n’a­vais plus rien à dire, plus rien à par­ta­ger, mais parce qu’il me man­quait quelque chose. J’ai retrou­vé mes habi­tudes d’il y a long­temps, j’ai repris un car­net, que j’ai modes­te­ment appe­lé car­net n°57 (ห้าเจ็ด en numé­ra­tion thaïe). Depuis le début du mois de sep­tembre, je prends des notes, je retiens tout, j’es­saie de cap­ter des moments que je trans­cris, avec le plus de détails pos­sibles, le plus de fidé­li­té pos­sible, afin de pou­voir retrou­ver ces ambiances plus tard.

Alors je n’é­cris pas, je n’é­cris pas parce que je résiste, je me force à ne pas le faire pour ne pas tom­ber à côté. Je résiste à moi-même, je suis entré à l’in­té­rieur de moi pour ne pas par­ler, ne pas être à l’ex­té­rieur de moi-même. Je suis en retrait. Vous voyez ? Je ne parle pas, je ne dis rien, vous ne me voyez même pas tel­le­ment je suis en retrait. Au quo­ti­dien, je ne suis qu’une ombre sans consis­tance, j’a­gis dou­ce­ment, wu wei (無爲), la non-inter­ven­tion, le pou­voir dis­cret, silen­cieux… La résistance.

On résiste à quoi ? Pour­quoi résiste-t-on ? On résiste lors­qu’on est atta­qué, phy­si­que­ment, dans sa chair, dans ses valeurs, lors­qu’on est face à la vio­lence d’un être ou d’une ins­tance qui fait entrer son sys­tème de valeurs en conflit avec un autre. Parce que les choses ne sont pas com­prises, peut-être de part et d’autre, mais comme je dis tou­jours, en péda­gogue que je pense être, si les choses ne sont pas com­prises… c’est qu’elles sont mal expli­quées. Pen­ser le contraire vien­drait à dire clai­re­ment que son inter­lo­cu­teur est un imbécile.

La France, une par­tie de la France, pen­dant la guerre de 39–45, a résis­té et là où son armée n’a pas réus­si à gar­der le ter­ri­toire, au moins le peuple a‑t-il gar­dé l’hon­neur sauf, elle a résis­té comme une femme qui ne veut pas don­ner son corps, comme une femme qui ne sou­haite pas qu’on lui dicte quoi faire, qui ne veut pas qu’on lève la main sur elle… Je pense à mes deux grands-pères, l’un pri­son­nier en Alle­magne dès le début de la guerre, l’autre plus jeune, fai­sait des allers et retours à vélo pour por­ter des mes­sages à la Résis­tance. Il a tel­le­ment bien résis­té que sa famille l’a décou­vert après sa mort.

Résis­ter, c’est ne pas vou­loir être domi­né et ne pas vou­loir subir, c’est évi­ter qu’un pays sombre dans la tyran­nie ou qu’ait lieu un viol. C’est ce qui évite que la pro­po­si­tion ne devienne une impo­si­tion. Car défendre ses valeurs, c’est avant tout refu­ser les églises, les cha­pelles, les sectes, et ce n’est pas défendre un temple qui n’existe pas. Résis­ter est nor­mal lors­qu’on pro­pose le chan­ge­ment, mais si le chan­ge­ment n’est pas expli­qué, n’a pas de but, ou que les moti­va­tions sont obs­cures, alors il devient vite incom­pris, incom­pré­hen­sible, voire injustifiable.

Lorsque Phnom Penh est tom­bée en 1975 sous l’in­fluence des Khmers Rouges, peut-on vrai­ment dire que le quart de la popu­la­tion cam­bod­gienne qui a été mas­sa­cré n’a pas com­pris le pro­jet de Pol Pot, un pro­jet qui était de toute façon une pure folie ?

Alors oui, je suis un résis­tant, parce que je ne plie pas l’é­chine, parce que j’aime bien qu’on m’ex­plique, qu’on m’é­coute lorsque j’es­time avoir un avis ; je ne défends aucune cha­pelle, je suis un pro­gres­siste qui res­pecte les règles, et je ne sers aucune autre cause que la mienne.

Et puis j’é­coute beau­coup la radio. Jean-Claude Amei­sen m’emmène sou­vent avec lui ; je télé­charge des pod­casts à l’en­vi, je m’en fais des caisses entières que j’é­coute sur la route entre les neuf points car­di­naux entre les­quels je passe mon temps ; j’é­coute la radio jus­qu’à me satu­rer d’in­for­ma­tions que je n’ar­rive plus à syn­thé­ti­ser… Il est ques­tion d’un lapin sur la lune, un lapin de jade, un singe pèle­rin, de la voie du Tao… de tout un tas de choses qu’il ne faut pas lais­ser pas­ser, sous peine de devoir tout recommencer…

Den­dro­bate à tapi­rer (Den­dro­bates tinc­to­rius). Pho­to © MNHN

J’ai fait la décou­verte d’une petite gre­nouille, une gre­nouille bleue, qui par­fois peut être jaune éga­le­ment, dont le nom ver­na­cu­laire est Den­dro­bate à tapi­rer et le nom scien­ti­fique Den­dro­bates tinc­to­rius. Quoi qu’en dise le cor­rec­teur ortho­gra­phique de Fire­fox, le mot tapi­rer existe bel et bien. C’est ici qu’on sent la résis­tance de la langue ; quelque chose nous dit que ce mot n’existe pas, et pour­tant, il vient d’une langue du groupe caribe (tapi­ré), le kali’­na, par­lé au Véné­zue­la et dans les Guyanes ; le verbe tapi­rer signi­fie : Modi­fier les cou­leurs des plumes d’un oiseau, notam­ment en jaune ou en rouge. L’oi­seau est plu­mé puis enduit d’un onguent à base de graines de rocou et de peau de batra­cien, ensuite les plumes repoussent d’une autre cou­leur. C’est en tout cas ce qu’en dit Wik­tion­naire avec en exemple ces mots de cher bon vieux Charles-Marie de La Condamine :

Les Indiens des bords de l’Oyapoc ont l’adresse de pro­cu­rer arti­fi­ciel­le­ment aux per­ro­quets des cou­leurs natu­relles, dif­fé­rentes de celles qu’ils ont reçues de la nature, en leur tirant les plumes et en les frot­tant avec du sang de cer­taines gre­nouilles ; c’est là ce qu’on appelle à Cayenne « tapi­rer un per­ro­quet ».— (Charles-Marie de La Conda­mine, Voyage sur l’A­ma­zone, La Décou­verte, page 115, ISBN 2707143537)

L’au­tomne est là, la forêt de Mont­mo­ren­cy est juste à côté de chez moi, der­rière Saint-Leu-la-forêt, les cham­pi­gnons poussent sous les fron­dai­sons des arbres qui com­mencent à se dénu­der. Je fais la connais­sance de dizaines d’es­pèces de cham­pi­gnons que je n’ai jamais ren­con­trés ; cer­tains sont vio­lets, d’autres portent une sorte de peau cra­que­lée comme une céra­mique trop cuite… Je n’en deman­dais pas tant. Il ne me reste plus qu’à ouvrir mon car­net… reprendre mes lec­tures, Alexandre Yer­sin, Patrick Deville, Edward Snow­den le résistant…

Cham­pi­gnon dans la forêt doma­niale de Montmorency
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Lettres de voyage

Lettres de voyage

Alors que ma main tremble légè­re­ment à cause d’une ten­di­nite qui a cru bon de s’ins­tal­ler et ne pas vou­loir reprendre son envol depuis deux mois, alors que mon bras est endo­lo­ri et réclame le repos qui lui est dû, je conti­nue d’é­crire sur mon car­net avec une cer­taine emphase, vidant la car­touche d’encre qui se répand sur le papier épais, et contre toute attente, il me semble écrire si vite que l’encre peine à des­cendre de son fût au bon rythme, la plume racle alors le papier dans un désa­gréable cris­se­ment lisse qui m’a­gace autant par son bruit mal­ve­nu que par cette inca­pa­ci­té de l’ou­til à suivre mon désir. Je ne pen­sais pas pou­voir réécrire un jour autant, si vite, avec autant d’ai­sance, moi qui suis deve­nu l’es­clave au quo­ti­dien d’un cla­vier habi­tué désor­mais à ne plus taper que des compte-ren­dus de réunions, dres­ser des tableaux de cal­culs imbi­tables et rem­plir des cases dans des dos­siers de demandes de sub­ven­tions. Le flux ne m’a visi­ble­ment jamais quit­té. Ce n’é­tait appa­rem­ment qu’une ques­tion de paresse.

Ce n’est une bonne nou­velle que pour moi, qui n’a pas vrai­ment d’in­ci­dence sur l’ordre des choses, ni sur le cours de l’exis­tence. Mon jour­nal troué a repris vie là où je m’é­tais arrê­té, aga­cé cer­tai­ne­ment par des tranches de vie où je ne sup­por­tais plus d’a­voir sur le dos des emmerdes dans les­quelles je m’é­tais four­ré seul, et non content de les avoir exor­ci­sées, j’ai fini par croire que la fata­li­té n’est pas une orien­ta­tion qu’il faut suivre aveu­glé­ment. Rien n’ar­rive pas hasard, mais rien non plus n’est défi­ni­tif, et les revers de for­tune ne sont que des pierres blanches que le temps finit par recou­vrir de mousse. Oui, il faut avoir l’es­prit dis­po­nible et pour cela, on doit par­fois éva­cuer les gens qui vous pol­luent, parce que mal­veillants, sots, ou cal­cu­la­teurs. Hop. Fini. Der­rière. J’ai pris soin de relire ce que j’a­vais écrit là où j’a­vais lais­sé les choses se faire ; j’ai alors mesu­ré à quel point j’ai été idiot. Aujourd’­hui, je reprends l’é­cri­ture, mais pas que. J’é­cris des lettres de mes voyages, illus­trées. Le livre que j’ai écrit est figé dans le temps, il cor­res­pond à une époque et sera sans suite. Je passe à autre chose, qui me pren­dra du temps mais qui cor­res­pond plus désor­mais à ma façon de voya­ger. Ce que j’y recherche n’est pas tant le goût du dépay­se­ment que le sou­hait de me confron­ter à l’in­con­nu. Il y a mille façon de se faire cha­hu­ter au quo­ti­dien, mais rien ne cha­hute autant que l’in­des­crip­tible monde facé­tieux qui s’ouvre aux fron­tières de chez nous ; et quand je dis aux fron­tières, c’est à la porte, là, dehors, une fois le seuil pas­sé du por­tail. Alors voi­là, je n’ai plus de limites, je m’en­traîne là où j’ai le désir d’al­ler, dans des péré­gri­na­tions réelles ou ima­gi­nées, au fil de pages qui seront l’ex­pres­sion sin­cère de mes envies et de mes dési­rs, avec de temps en temps des extraits de L’u­sage du monde, de Nico­las Bou­vier, comme celui-ci où il est ques­tion des mouches asia­tiques, dont seul lui sait par­ler avec autant de réa­lisme et de poé­sie mêlés. 
Lettres de voyages — Car­net. Page 1
J’aurai long­temps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y pen­ser seule­ment me met les larmes aux yeux. Une vie entiè­re­ment consa­crée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau des­tin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quit­té l’Europe n’a pas voix au cha­pitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des cor­ri­dors. Par­fois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exor­ci­sée, autant dire inno­cente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impu­dence sinistre. Endu­rante, achar­née, escar­bille d’un affreux maté­riau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de som­meil pos­sible. Au moindre ins­tant de repos, elle vous prend pour un che­val cre­vé, elle attaque ses mor­ceaux favo­ris : com­mis­sures des lèvres, conjonc­tives, tym­pan. Vous trouve-t-elle endor­mi? elle s’aventure, s’affole et va finir par explo­ser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sen­sibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nau­sée. Mais s’il y a plaie, ulcère, bou­ton­nière de chair mal fer­mée, peut-être pour­rez-vous tout de même vous assou­pir un peu, car elle ira là, au plus pres­sé, et il faut voir quelle immo­bi­li­té gri­sée rem­place son odieuse agi­ta­tion. On peut alors l’observer à son aise : aucune allure évi­dem­ment, mal caré­née, et mieux vaut pas­ser sous silence son vol rom­pu, erra­tique, absurde, bien fait pour tour­men­ter les nerfs – le mous­tique, dont on se pas­se­rait volon­tiers, est un artiste en com­pa­rai­son. Cafards, rats, cor­beaux, vau­tours de quinze kilos qui n’auraient pas le cran de tuer une caille; il existe un entre-monde cha­ro­gnard, tout dans les gris, les bruns mâchés, beso­gneux aux cou­leurs minables, aux livrées subal­ternes, tou­jours prêts à aider au pas­sage. Ces domes­tiques ont pour­tant leurs points faibles – le rat craint la lumière, le cafard est timo­ré, le vau­tour ne tien­drait pas dans le creux de la main – et c’est sans peine que la mouche en remontre à cette pié­taille. Rien ne l’arrête, et je suis per­sua­dé qu’en pas­sant l’Ether au tamis on y trou­ve­rait encore quelques mouches. Par­tout où la vie cède, reflue, la voi­là qui s’affaire en orbes mes­quines, prê­chant le Moins – finissons-en…renonçons à ces pal­pi­ta­tions déri­soires, lais­sons faire le gros soleil – avec son dévoue­ment d’infirmière et ses mau­dites toi­lettes de pattes. L’homme est trop exi­geant: il rêve d’une mort élue, ache­vée, per­son­nelle, pro­fil com­plé­men­taire du pro­fil de sa vie. Il y a tra­vaille et par­fois il l’obtient. La mouche d’Asie n’entre pas dans ces dis­tinc­tions-là. Pour cette salope, mort ou vivant c’est bien pareil et il suf­fit de voir le som­meil des enfants du Bazar (som­meil de mas­sa­crés sous les essaims noirs et tran­quilles) pour com­prendre qu’elle confond tout à plai­sir, en par­faite ser­vante de l’informe. Les anciens, qui y voyaient clair, l’ont tou­jours consi­dé­rée comme engen­drée par le Malin. Elle en a tous les attri­buts : la trom­peuse insi­gni­fiance, l’ubiquité, la pro­li­fé­ra­tion fou­droyante, et plus de fidé­li­té qu’un dogue (beau­coup vous auront lâché qu’elle sera encore là). Les mouches avaient leurs dieux : Baal-Zeboub (Bel­zé­buth) en Syrie, Mel­kart en Phé­ni­cie, Zeus Apo­myios d’Elide, aux­quels on sacri­fiait, en les priant bien fort d’aller paître plus loin leurs infects trou­peaux. Le Moyen-Age les croyait nées de la crotte, res­sus­ci­tées de la cendre, et les voyait sor­tir de la bouche du pécheur. Du haut de sa chaire, saint Ber­nard de Clair­vaux les fou­droyait par grappes avant de célé­brer l’office. Luther lui-même assure, dans une de ses lettres, que le Diable lui envoie ses mouches qui “ “conchient son papier” “. Aux grandes époques de l’empire chi­nois, on a légi­fé­ré contre les mouches, et je suis bien cer­tain que tous les Etats vigou­reux se sont, d’une manière et de l’autre, occu­pés de cet enne­mi. On se moque à bon droit – et aus­si parce que c’est la mode – de l’hygiène mala­dive des Amé­ri­cains. N’empêche que, le jour où avec une esca­drille les­tée de bombes DDT ils ont occis d’un seul coup les mouches de la ville d’Athènes, leurs avions navi­guaient exac­te­ment dans les sillages de saint Georges.
 
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Le cahier secret de Tony Lee

Le cahier secret de Tony Lee

De la même manière que Pytha­gore en son temps (au VIè siècle avant J.-C.) avait réus­si à théo­ri­ser la gamme hep­ta­to­nique en uti­li­sant sim­ple­ment des rap­ports de nombres entiers par la simple obser­va­tion mathé­ma­tique de la nature (c’est-à-dire sans uti­li­ser d’ap­pa­reil mesu­rant la fré­quence des notes), et même si le coquin n’a fait somme toute que redé­cou­vrir ce que les Baby­lo­niens avaient révé­lé quatre mille ans avant J.-C., la contrainte ico­no­claste de l’Is­lam a géné­ré un mode de repré­sen­ta­tion empê­chant toute carac­té­ri­sa­tion figu­ra­tive ou sym­bo­liste de la nature (en réa­li­té des êtres vivants).

De fait, cette inter­dic­tion ne concerne que les êtres vivants et l’his­toire, si elle n’est pas claire en soi, peut être com­prise par la des­truc­tion des idoles des poly­théistes de la Ka’­ba, à par­tir de laquelle le peintre et le sculp­teur sont consi­dé­rés comme des cri­mi­nels devant Dieu… On retrouve quelques bribes qui évoquent cette inter­dic­tion dans les hadiths, à défaut d’être pré­sente dans le Coran lui-même. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas de théo­rie à pro­pre­ment par­ler de l’i­mage, que ce soit dans le Coran ou dans les hadiths. Ce ne sont que des inter­pré­ta­tions. On peut sur­tout inter­pré­ter cette inter­dic­tion comme une peur de l’idolâtrie plus que de l’i­mage elle-même :

« Certes, ceux qui font ces des­sins seront châ­tiés au jour de la résur­rec­tion : on leur dira : don­nez la vie à vos créations. »

— Bukhâ­rî, LXX­VII, 89, 2

Il n’est au final pas ques­tion de châ­ti­ment, ni de musique, mais d’un cahier trou­vé au hasard de mes péré­gri­na­tions sur la toile. Tony Lee, ou A.J. Lee (on peut sup­po­ser qu’il s’ap­pelle — ou s’ap­pe­lait — Antho­ny) est un incon­nu, un strict incon­nu décou­vert sur une page web dont la der­nière mise à jour date de 2009, et dont la date de créa­tion doit remon­ter à ce qu’on pou­vait trou­ver au début des années 2000. Bref une page toute bête, sans fio­ri­tures, don­nant quelques infor­ma­tions sur un cahier scan­né, dont la date de concep­tion remonte entre 1964 et 1985, autant dire une anti­qui­té. Et là, c’est une décou­verte fan­tas­tique. Ledit Tony Lee a consi­gné sur un cahier ligné toutes ses obser­va­tions mathé­ma­tiques et ses études sur l’é­toile dans les motifs d’art isla­mique. Une bible de toute beau­té, dif­fi­ci­le­ment déchif­frable et remet­tant à plat toutes les méthodes de construc­tion des motifs arabes. Écri­ture sobre, sans cor­rec­tion, à peine quelques ajouts, traits assu­rés, des­sins par­faits et com­men­tés, dia­grammes, tableaux de valeurs… Un vrai beau cahier d’é­tudes comme on n’en trou­ve­rait plus aujourd’­hui, habi­tués que nous sommes à tout écrire sur ordinateur.

Com­men­cer la lec­ture de ce cahier revient à plon­ger dans un uni­vers lumi­neux dans lequel on se rend compte que les chiffres et les bases de la géo­mé­trie sont en rela­tion directe avec le divin, c’est-à-dire la créa­tion. Si l’homme est capable de don­ner vie à des formes géo­mé­triques qui se croisent et s’en­tre­croisent et qu’il est de plus en capa­ci­té de don­ner à voir ce que l’u­ni­vers a d’har­mo­nieux, de constant et d’or­ga­ni­sé, c’est qu’il est à deux doigts de connaître un des secrets de l’u­ni­vers, sans tou­te­fois pou­voir s’en appro­cher plus que ça. Icare ne risque plus de se brû­ler les ailes en appro­chant le soleil de trop près. Cette forme d’art est en quelque sorte un révé­la­teur de la puis­sance de la connais­sance mais aus­si de sa limite.

Pour télé­char­ger l’in­té­gra­li­té de ce cahier, c’est sur cette page. Le site est en réa­li­té une base de don­nées per­met­tant de recher­cher des motifs selon plu­sieurs cri­tères. A tiling data­base.

Pho­to d’en-tête © Chris­to­pher Rose

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