Jul 13, 2013 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 9 août) : Dans les gorges de Saklıkent (Kanyonu)
Bulletin météo de la journée (vendredi) :
- 10h00 : 38.7°C / humidité : 27% / vent 15 km/h
- 14h00 : 42.0°C / humidité : 23% / vent 11 km/h
- 22h00 : 40.0°C / humidité : 67% / vent 4 km/h
Réveillé ce matin par le chant des criquets dans l’atmosphère brûlante qui frappe au carreau. Mes nuits climatisés ressemblent à des cauchemars où j’oscille entre la nudité parfaite et l’engoncement dans les toiles blanc cassé, saucissonné comme une rosette de Lyon ou un foie gras cuit à cœur. Ils se sont répartis ente le jardin de la piscine et celui sur lequel donne la coursive, ce qui a le don de produire un son en stéréo passablement enivrant. Je dis criquet, mais je suis vraiment incapable de dire quel genre de coléoptère est capable de faire ce genre de bruit et je ne suis pas certain que si j’arrive à connaître le nom turc cela m’avance à grand chose.
Ce n’est pas parce que je suis en vacances que je ne lis pas. Je viens de finir le livre de Daniel Arasse, On n’y voit rien, que j’ai trouvé beaucoup moins fascinant qu’Histoires de peintures, beaucoup moins éclairant, plus égocentré et sur ma lancée je commence la lecture, dès le petit matin, de Les Croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf.
Je prends quelques notes sur la manière de tenir mes carnets, comment les ordonner, de les numéroter et de les indexer, de mettre des onglets, d’insérer du matériau à l’intérieur. Vœux pieux. Il me semble qu’en ce moment je mange beaucoup, peut-être l’effet de la chaleur, ou alors parce que les repas sont plus légers, ou alors parce que je ne ressens plus beaucoup la sensation de satiété.
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Jan 24, 2013 | Livres et carnets |
Je ne sais pas pourquoi je me suis rué sur ce bouquin. Il m’arrive parfois de retourner un livre pour en lire la quatrième de couverture et de rester accroché sur quelques mots. En l’occurrence, ce livre, s’il n’avait été recouvert d’un bandeau où figure la photo du cinéaste, vêtu d’une veste noire, d’un krama blanc écru, les traits tirés et le regard comme perdu dans le vague, une épaisse fumée de cigare l’enveloppant, je ne l’aurais peut-être pas retourné, il serait resté en-dehors de mon champ. La photo dit déjà le drame.
Rithy Panh, je ne le connais pas, à part de nom. Je sais de lui qu’il a réalisé un film, un grand film sur les années sombres où les khmers rouges ont littéralement exterminé la population du Cambodge, un film au titre qui ne laisse aucunement de place au doute : S21, la machine de mort khmère rouge. En réalité, je ne savais rien des khmers rouges, je ne savais rien du Cambodge, et je ne savais rien de ce qui s’y était passé, et je ne dis pas qu’aujourd’hui j’en sais beaucoup plus mais au moins je connais cette histoire, l’histoire de cet homme brisé par un passé trop lourd à porter.
L’élimination, c’est le récit mêlé de son expérience d’enfant dont le souvenir lui rappelle Phnom Penh, la capitale encore vivante et qui sera vidée de sa population, et des heures d’un procès qui aurait pu faire date si les vrais responsables avaient été jugés et punis, celui du responsable du S21, le bureau de sécurité, centre de torture et d’exécution de la mécanique mortelle mise en place par un régime pris de folie meurtrière. Le responsable, à tous les sens du terme, c’est Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch ou Douch.
Kaing Guek Eav (Douch) à son procès en 2012
Photo © Ho New / Reuters
L’histoire de Rithy Panh, c’est simplement l’histoire d’un jeune garçon pris dans la folie de l’histoire de son peuple, c’est l’histoire de sa famille, d’un drame qui lui a ôté son père qui finit par cesser de croire en des jours meilleurs et se laisse mourir de désespoir, un inspecteur de l’éducation érudit, éduqué, et selon l’auteur l’archétype de l’homme tourné vers la modernité, vers ce que l’homme a en lui du plus précieux pour sa propre préservation.
C’était la défaite de l’Encyclopédie. Plutôt l’ancien monde, élémentaire, terrien, que la connaissance, froide et difficile.
Ce drame lui a également ôté sa mère, une femme admirable, aimante, qui donna tout à ses enfants pour qu’ils s’en sortent, mais elle renonce le jour où sa fille décède. D’autres mourront, des êtres proches, des inconnus, des dizaines, des milliers de morts jalonnent ce livre, des milliers d’êtres innocents emportés par la folie meurtrière d’un idéologue fou porté par ses théories vaseuses et une absence totale de visibilité sur ses fins, l’horrible Saloth Sâr (Pol Pot) avec son visage figé et son sourire de statue de cire.
Face au bourreau Douch, Rithy Panh n’arrive à tirer que des explications floues, pompeuses et vides de sens, des repentances, des aveux du bout des lèvres ponctués de phrases qui le dégagent de toute responsabilité, lui, l’exécutant, le petit professeur de mathématiques devenu un immonde bureaucrate tortionnaire qui ne pouvait être en tort, car il était en accord avec l’idéologie…
Je comprends qu’on change de nom et de prénom dans la clandestinité. Mais réduire l’autre à un geste, à une mécanique, à une parcelle de son corps, ce n’est pas propager la révolution. C’est déshumaniser. C’est tenir l’être dans son poing.
Jusqu’à la libération, je suis resté le « camarade chauve », et c’était très bien ainsi : je ne portais plus le nom de mon père, trop connu. J’étais sans famille. J’étais sans nom. J’étais sans visage. Ainsi j’étais vivant, car je n’étais plus rien.
Le récit de Rithy Panh, c’est le récit de la déshumanisation la plus totale, alors on pense immanquablement à Primo Levi, Robert Anthelme ou Elie Wiesel… C’est précisément cela l’élimination, L’Angkar (l’organisation), c’est l’élimination car vous n’êtes plus rien. Une des scènes les pires qui me reste est celle de ce jeune garçon dont la jambe s’infecte et sur laquelle il voit des vers grouiller.
Nous savions intuitivement que c’était la fin : l’irruption de la vie animale dans la vie humaine. Il est mort le lendemain.
S21 (Tuol Sleng, la colline du manguier sauvage),
ancien lycée reconverti en centre de torture
Photo © Chris Gravett
J’ai lu ce livre en peu de temps, absorbé dans ces pages qui me disaient que je devais savoir, que je devais terminer, malgré les haut-le-cœur, malgré la nausée qui prend devant la déchéance qu’on fait subir à un peuple, qu’on exécute froidement, qu’on torture et qu’on viole. Un million sept cent mille (le chiffre paraît lui-même dément) Cambodgiens sont morts directement ou indirectement des conséquences de cet assassinat organisé par une poignée de fous. 1 Cambodgien sur 5, mort… au nom d’une révolution sans classe, une révolution bornée, idiote, sans raison.
Sans doute est-ce cela, un révolutionnaire : un homme qui a du riz dans son assiette ; et qui cherche un ennemi dans le regard de l’autre.
Il faut avoir lu ce livre, pour la trace qu’il laisse, pour le futur des nations, pour être en paix avec soi malgré le déchirement qu’il procure à l’intérieur, pour apporter la paix aux morts, pour se regarder en face, pour ne pas faire comme si on ne savait pas, pour lui, pour Rithy Panh et pour les autres qui se sont vu destituer leur droit à être des êtres humains, pour peut-être cauchemarder et finalement ouvrir à nouveau les yeux sur un monde qui produit des monstres, mais au moins, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas…
Duch: Je suis jour et nuit avec la mort.
Je lui réponds: Moi aussi. Mais nous ne sommes pas du même côté.
Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’élimination
Éditions Grasset
EDIT : on me souffle dans l’oreillette qu’il existe un blog autour d’un projet sur la reconstruction du Cambodge et de la mémoire des années sombre, un projet d’Émilie Arfeuil et Alexandre Liebert qui se nomme Scars of Cambodia.
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Sep 26, 2012 | Arts |
En guise de point de départ à une série de billet sur les natures mortes, voici une de celles qui m’ont particulièrement touché, réalisée par le peintre hollandais Willem Kalf aux alentours de 1655–1657. La nature morte à l’aiguière d’argent, exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam est une huile de taille moyenne (73,8 x 65,2 cm) aux tons sombres, à la composition serrée, stricte. La nature morte est incluse dans une niche de pierre dont on ne voit pas l’arrondi, mais dont on distingue le rebord dépassant du mur.
La toile se compose d’une coupe en porcelaine blanche et bleue de facture chinoise contenant des agrumes ; oranges, cédrats et citron épluché symbolisant le temps qui passe. Ce citron épluché est un lieu de transition entre l’apparente immuabilité des éléments en présence et la nature en voie de corruption. Le traitement pictural de la peau des agrumes captant la lumière est absolument exceptionnel, chaque touche colorée accrochant la lumière par la peau granuleuse d’une manière parfaite.
On peut même voir dans le citron épluché le jus perler sous la peau blanche (mésocarpe).
Sur le côté droit de la coupe se trouve une petite boîte à pilule ouverte à couvercle vitré qui me pose question. J’ai déjà trouvé ce genre de boîte sur d’autres natures mortes de Kalf, sans comprendre réellement la raison de cette présence. D’une part, je ne sais pas si c’est réellement une boîte à pilule, d’autre part, le fait qu’elle soit ouverte a nécessairement une explication.
L’aiguière en argent est d’une facture exceptionnelle et révèle un objet d’art particulièrement riche, typique des œuvres d’orfèvrerie à motif auriculaire exécutées aux XVIème et XVIIème siècle.
L’objet qui attire l’œil dans cette œuvre c’est cette coupe de verre qui surplombe la composition, une coupe, ou plutôt un verre d’une forme toute particulière qu’on ne trouve qu’en Hollande au XVIIème siècle et qu’on appelle un Roemer ou Römer. C’est un verre à vin sur lequel le type de vin qu’il sert à déguster est gravé. Son nom vient de Rome, dont on dit que ces verres étaient originaires et il est généralement fait de deux couleurs, le blanc et le vert. Le vert est obtenu à partir de potasse de bois, raison pour laquelle on appelle cette couleur Waldglas. Ce verre reposant sur une tige creuse était parfois remplie d’eau et l’on déposait dans la vasque elle-même une de ces agrumes épluchés. L’allégorie prend alors tout son sens : l’agrume épluché symbolisant le temps qui passe plongé dans un verre particulièrement fin symbolisant la fragilité de cette existence… On retrouvera ces verres en particulier chez le peintre Pieter Claesz, contenant parfois une orange épluchée comme dans cette très belle œuvre de Cornelis de Heem. Il est à noter que dans la symbolique de cette iconographie particulière, un verre à moitié rempli symbolise également, comme l’agrume épluché, l’inexorabilité du temps qui passe.
Roemer gravé (photo © Ancientglass)
Toutes les natures mortes ont un message en particulier à faire passer, généralement pour dire combien la vie est futile et ne tient pas à grand chose… D’où le nom de vanité que désignera certaines natures mortes, notamment en Hollande à l’époque baroque. A nous de décoder le message, même s’il est souvent répété de manière mécanique par les peintres hollandais du XVIIème siècle.
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Jul 22, 2012 | Carnets de route (Osmanlı lale), Histoires de gens, La rose et la tulipe (carnet de voyage à Istanbul), Sur les portulans |
Episode précédent : La rose et la tulipe, carnet de voyage à Istanbul 16 : Le passage du boeuf, reflets sur le sombre Bosphore…
Hors les murs de Théodose se trouvait autrefois une petite ville devenue aujourd’hui un des quartiers d’Istanbul et un haut-lieu de l’Islam traditionnel. Cette ville d’Eyüp a vu tomber le compagnon du Prophète Abu Ayyub al-Ansari lors du premier siège de Constantinople en 670. Enterré sur place, il repose aujourd’hui en bonne place dans le mausolée au cœur de la cour de la mosquée portant son nom. La mosquée en elle-même n’a rien d’exceptionnel, si ce n’est qu’elle est très élégante et s’élève fièrement au pied de la colline sur laquelle sont saupoudrées les sépultures blanches en marbre de Marmara, et sur lesquelles les habitants d’Istanbul viennent ici en nombre pour prier et se recueillir. On est ici bien loin de l’Istanbul moderne et pleine de vie. Le temps s’est arrêté, on vit au rythme des adhan, loin du tumulte.
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Jul 19, 2012 | Histoires de gens |
« On cite des cas ou les chrétiens auraient mis en pièce des martyrs encore pantelants, tandis que l’ermite Saint Romuald aurait failli mourir dans une embuscade destinée à le transformer en reliques. On ne mangeait pas véritablement les saints dont les restes étaient bien trop précieux pour qu’on les détruisit ainsi, mais on pouvait consommer leurs sécrétions, comme l’huile s’écoulant du corps de Saint Nicolas ou la manne de Saint André, une sorte de farine issue de son corps. Le sang de Saint Thomas Beckett, recueilli après son assassinat, était bu par les pèlerins sous le nom de vinaigre saint Thomas et possédait des vertus curatives. On le diluait au fur et à mesure pour éviter la déperdition. »
Jean Wirth, Vierge et martyr(e) : la victime dans le christianisme médiéval
in Victimes au féminin, sous la direction de Francesca Prescendi et Agnès Nagy,
éditions Georg.
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