Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 8 août) : Arrivée à Patara, Gelemiş, Kumluova, le Lêtốon
Bulletin météo de la journée (jeudi) :
- 10h00 : 36.8°C / humidité : 26% / vent 20 km/h
- 14h00 : 40.5°C / humidité : 19% / vent 7 km/h
- 22h00 : 36.3°C / humidité : 44% / vent 6 km/h
Il reste encore dix jours de Turquie, j’en suis au jour 14. J’ai l’impression d’être ici depuis une éternité et l’angoisse qui m’étreignant avant d’arriver de me retrouver dans des lieux qui ne me conviendraient pas est loin derrière moi. Je suis ici dans mon élément, malgré cette chaleur, malgré cette impression de ne pas pouvoir respirer… Mais tout va bien.
Je prends mon petit déjeuner sur une terrasse recouverte d’une tonnelle très années 70, qui donne sur un paysage de collines et la mer au loin ; le vent rafraîchissant du matin souffle tandis que je me repais de fromage blanc et d’une infusion de sauge très délicate avant de plonger dans la piscine. Pendant tout ce séjour, je fais exprès de me gaver au petit déjeuner pour n’avoir pas à poser les pieds sous la table le midi et ainsi perdre le moins de temps possible. Finalement, je me demande si l’objectif initial des vacances qui est de se reposer n’a pas été oublié en cours de route. Mais est-ce si grave que ça ?
Aujourd’hui, direction Saklıkent pour aller se fondre dans les gorges (kanyonu). Il paraîtrait que le site est très fréquenté en cette saison et les guides conseillent de partir tôt. De plus, ce que j’en ai vu à mon retour de Pamukkale, de nuit, ne m’a pas beaucoup plu. Une enfilade de boutiques attrape-couillon-de-touriste s’étire sur près de 500 mètres avant d’arriver au parking. Mais il en faut plus pour me désarmer et sans le savoir, je prends une route le long d’une rivière large et caillouteuse qui me fait arriver de l’autre côté de ce lieu de perdition. J’arrive sur un parking où je me gare tranquillement et je me fais alpaguer par un rabatteur qui me demande de venir manger dans son restaurant ; il est à peine 11h00… Je lui dis peut-être après la visite, mais je me rends compte une fois que je me suis éloigné que je suis en fait garé sur le parking de son restaurant…
Il y a un peu de queue à l’entrée du site, mais franchement pas de quoi me décourager. Au bord de la rivière qui termine sa course dans les gorges, un restaurant a installé ses tables les pieds dans l’eau. Rafraîchissant, mais un peu bruyant… Les gorges de Saklıkent (le mot signifie “ville cachée”) sont réellement isolées du reste du monde et ce qui y fait venir les gens, c’est que ce sont les plus profondes de Turquie (300 mètres à leur plus haut point) et qu’elles s’étirent sur 18km dont 4 seulement sont possiblement visibles. A partir du moment où l’on entre sur le site, une sorte de grondement puissant ne quittera pas mes oreilles pendant quelques dizaines de mètres.
La première partie du site se situe en deçà d’une rivière puissante qu’il faut traverser pour continuer. Une cabane qui propose des sandwiches et des boissons me permet de bien commencer la visite en mâchouillant un socuklu tost (toast à la saucisse aromatisée au fenugrec et au fromage). La traversée de la rivière commence par la plongée de ses propres pieds qui, par une température extérieure proche de 40°C, se voient tout à coup figés dans un liquide glacé. Le choc est violent et ne donne pas tellement envie de continuer. Afin de pouvoir assurer une journée entière les pieds dans l’eau, j’opte pour des chaussures de marche souples et aérées avec des chaussettes pour éviter les frottements. La rivière coule avec force sur 5 à 6 mètres de large et une corde tendue entre les deux rives est le premier obstacle à franchir. Je me retrouve dans l’eau glacée jusqu’à la taille, tentant tant bien que mal de me retenir à la corde tandis que le courant me pousse et m’oblige à mettre les pieds sur des cailloux glissants.
Ensuite, une fois passés les eaux rapides, on attaque vraiment les gorges en suivant simplement le cours d’eau. C’est une eau laiteuse, grise, qui lorsqu’on la prend dans le creux de la main s’échappe en laissant un fin dépôt de sédiments, lesquels se déposent en couches sur les rebords qui ne suivent pas le courant. Par endroit, des couches de boue dans lesquelles les gens plongent les mains pour s’en barbouiller le visage s’entassent sur plus d’une soixantaine de centimètres. Personnellement, je m’amuse à en barbouiller les parois pour laisser, comme tant d’autres, une trace de mon passage, qui sera emportée avec la prochaine crue automnale. On voit bien avec les traces successives que l’eau peut monter à des hauteurs que l’on peut qualifier de dangereuses. Le site est de toute façon fermé en dehors de la saison estivale.
A certains endroits on peut voir l’eau qui a creusé, poli, récuré la roche jusqu’à ce qu’elle soit ondulée. On passe de cascades en cascades, d’abord petites, praticables, puis de plus en plus hautes, aux environs incertaines, aux pierres branlantes et glissantes, qui rendent l’avancée de moins en moins aisée. Je me plais à regarder vers le ciel la hauteur de plus en plus impressionnante à mesure que les parois se rapprochent. L’eau bouillonne, tourbillonne, et plus ça va, plus j’ai du sable dans mes chaussures. Régulièrement je vide mes chaussures mais aussi mes chaussettes. Aux endroits profonds, l’eau prend des teintes de plus en plus grisâtre, on dirait presque cette eau que l’on mélange avec du plâtre.
Les parois se rapprochent jusqu’à se toucher par moments. J’arrive à une cascade sous une eau glacée qui tombe d’une vingtaine de mètres et sous laquelle quelques courageux n’hésitent pas à se faire fouetter la peau. A voir leur tête, c’est tout sauf agréable. J’avoue qu’avec la chaleur qu’il fait, je ne suis pas contre et je finis par me laisser tenter en laissant mon sac sur le côté. L’eau est froide effectivement, et fait mal sur la peau. Je reste pourtant là quelques instants avant de continuer ma route, un peu sonné. Plus loin, le passage se rétrécit encore jusqu’à disparaître complètement dans l’obscurité. La lumière pâle de l’eau laiteuse contraste avec la pénombre et rend l’atmosphère irréelle.
Un peu plus loin, je tombe sur une vasque énorme dont je vois bien que je ne pourrais pas la traverser à moins de m’y plonger totalement. Au bout de la vasque, une cascade puissante, apparemment difficile à monter. Je glisse mon sac dans une anfractuosité de la paroi et je plonge. Les pierres sont si glissantes que je prends le parti d’y aller à la nage. Arrivé au bout, je galère pour gravir la cascade. La gorge continue et je ne peux m’éloigner de mon sac en risquant de le voir sortir de mon champs de vision. Papiers, appareil photo, clés de voiture… C’est une mauvaise idée. Je décide de rebrousser chemin. Je croise un couple de Français qui me disent que toute façon, le chemin s’arrêtait une vingtaine de mètres plus loin avec une cascade qu’il fallait gravir avec une corde à nœuds… Très peu pour moi.
Cette fois-ci, je rebrousse chemin. J’ai réussi à éviter la foule en arrivant pas trop tôt et sur le chemin du retour, je suis presque seul. Le soleil décroît. Il est tard à présent et je retourne vers l’entrée de la gorge. Les commerçants qui bordent la rivière commencent à plier leurs gaules. Je m’arrête devant un stand qui propose des dizaines de bouteilles de Yedigün (le Fanta local) pleine d’un liquide jaune d’or que je suppose être de l’huile d’olive. Un petit vieux s’approche et me fait comprendre que la personne du stand n’est pas là, mais il ouvre une bouteille et me fait goûter dans un tout petit verre. L’huile pleine de soleil est une explosion de saveur, quelque chose que je n’ai jamais vécu avec de l’huile d’olive. Je lui prends deux bouteilles d’un litre sur le champ, que je paie 1TL/bouteille, soit environ 50 centimes. En retournant à la voiture, je m’arrête boire une thé à la pomme à une de ces tables dont les pieds trempent dans l’eau.
Juste à côté de moi, un jeune berger rassemble ses moutons tandis qu’une petite fille garde son calme pour tenter de faire rentrer ses poules dans le poulailler, mais c’est peine perdue, elle n’arrive pas à les attraper, ni à les faire entrer. Je ne sais pas comment elle fait pour ne pas s’énerver. Sur les falaises abruptes derrière, des chèvres broutent sur des à‑pics à trente mètres du sol. Je me dis que ça va mal finir, mais apparemment tout va bien pour elle et il n’y a pas d’accident.
Je reprends la voiture et suit le lit de la rivière, une belle grande rivière large et caillouteuse qui doit prendre la forme d’un torrent de montagne au printemps. Sur un ilot de caillasse, une famille a réussi à venir ici jusqu’en voiture et fait un grand feu avec du bois mort trouvé sur place. Comme ça, pour le simple plaisir d’être au milieu de la rivière. Sur la route, des petites mosquées au milieu de nulle part, des jeunes gens qui me regardent passer l’air un peu ahuri. Deux tombes gisent au bord de la route, sous les pins torturés…
Je me dis que globalement les gens de la campagne sont beaucoup moins agréables que les gens d’Istanbul. Il y a toujours de la méfiance dans leurs yeux, quelque chose d’un peu revêche qui se mue en dédain lorsqu’on tente de parler avec eux. De la méfiance ou de la défiance ?
En revenant sur Patara, je m’arrête à l’épicerie du village (10 m²) où je compte acheter de quoi boire et de la lessive à la main. Le type qui tient la boutique vient m’aider, n’arrivant pas bien à comprendre les mots… Plutôt bel homme, il a les cheveux blonds, une barbe de trois jours, de beaux yeux gris, les pommettes saillantes.
— C’est pour laver à la main ?
— Oui, je suis à l’hôtel…
— C’est celle-ci qu’il vous faut.
Il me tend un paquet souple de couleur violette, senteur lavande.
— D’où venez-vous ?
— De France, et vous ?
Ma question le fait marrer, mais j’adore ça…
— Pas de Turquie, je suis d’origine russe, je viens de la Mer Noire et je suis venu m’installer dans ce trou perdu. Regarde, j’ai les cheveux blonds, je ne suis pas comme les Turcs. Avant d’ouvrir cette épicerie, j’ai beaucoup voyagé pour gagner de l’argent, mais je suis revenu ici. C’est tranquille. Je suis allé en Malaysie, en Chine, en Corée du sud. Je ne connais pas la France, mais j’aime le vin, j’ai acheté quelques caisses de Bordeaux pour le faire vieillir.
Nous nous marrons tous les deux et son copain qui tient la caisse et qui ressemble à Georges Clooney — sauf quand il sourit, là c’est une catastrophe — se met à chanter en français, une chanson de Céline Dion. L’autre me montre des bouteilles de vin de cerise et de fraise produit à Denizli, mais je n’ai pas assez de monnaie sur moi. Georges Clooney me dit d’approcher de son PC et me montre une chanson de Céline Dion, en se mettant à chanter à l’unisson. Il me dit qu’il adore les chansons d’amour.
Le soir après le dîner je vais au Medusa juste à côté du restaurant où je commence à prendre mes habitudes, il y a de la musique et je bois un mojito. Je reste un peu regarder les gens, beaucoup de Français, mais je m’ennuie vite et il fait très chaud. Trois Turcs sont assis en face de moi, des paysans qui sont venus s’encanailler certainement en buvant de la bière et en écoutant la musique. Ils sont vautrés sur les poufs, caressent leurs moustaches blanchies par la bière sur une peau burinée par les ans et le soleil.
Dans la chambre de l’hôtel, une petite bouteille contenant l’eau laiteuse de Saklikent trône sur ma table de nuit. La bouteille est toujours là, jamais très loin de moi. Un dépôt s’est formé au fond et quand je la secoue, l’eau se trouble à nouveau. J’adore ça…
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