Ayut­thaya sto­ries #3 : La Chao Phraya à Ayut­thaya sous une lumière d’ambre

Ayut­thaya sto­ries #3 : La Chao Phraya à Ayut­thaya sous une lumière d’ambre

Ayut­thaya est une ville étrange, entiè­re­ment entou­rée d’eau, un île-ville, à moins que ce ne soit le contraire. Du nord des­cendent deux rivières, la Lop­bu­ri (แม่น้ำ ลพบุรี) et la Pa Sak (แม่น้ำป่าสัก), du nord-ouest des­cend la majes­tueuse Menam Chao Phraya (แม่น้ำเจ้าพระยา), le fleuve sur lequel est assise Bang­kok, sépa­rant la méga­lo­pole de l’an­cienne capi­tale Thon­bu­ri, beau­coup plus dis­crète et char­mante avec ses khlongs (คลอง) sillon­nant les quar­tiers pauvres et luxu­riants de végé­ta­tion. La Chao Phraya contourne la ville par l’ouest, la Pa Sak par l’est, encer­clant la ville en une forme de poche où, au sud, elles se rejoignent ; la Chao Phraya prend le des­sus et des­cend seule vers la mer. Un canal a été creu­sé au nord, reliant les deux rivières et trans­for­mant ain­si la ville en île, l’eau enser­rant dans ses bras l’an­tique ville royale. En y regar­dant de plus près, on se rend compte à quel point le réseau flu­vial est émi­nem­ment plus com­pli­qué, ce qui n’a pas jamais vrai­ment faci­li­té le tra­vail de nos car­to­graphes occi­den­taux lors des pre­mières ten­ta­tives aux XVIIè et XVIIIè siècles.

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Au pied de l’hô­tel bai­gnant ses pieds dans la rivière sacrée, une petite barque moto­ri­sée, en fait un long-tail boat (Ruea Hang Yaoเรือหางยาว) cou­vert attend l’heure du départ pour visi­ter la ville par les rives. Il est 16h00 et la lumière com­mence déjà à revê­tir ses habits de nuit. Lorsque je revien­drai, l’heure dorée écla­te­ra de mille feux. En par­cou­rant la vieille ville dans le sky­lab de Mr Sihn, je découvre la vie du quar­tier dans lequel je vis et notam­ment U‑Thong Road, qui a ce mérite de faire tout le tour de la ville.

Thaïlande - Ayutthaya - 113 - Rues d'Ayutthaya

Thaïlande - Ayutthaya - 115 - Rues d'Ayutthaya

Thaïlande - Ayutthaya - 118 - Rues d'Ayutthaya

Ven­deurs de fruits, échoppes rou­lantes pro­po­sant des plats à empor­ter, répa­ra­teurs de 2 roues consti­tuent la majo­ri­té de ce qu’on peut trou­ver ici. La plu­part des com­mer­çants sont musul­mans, ce qu’on peut remar­quer par leur façon de s’ha­biller ou l’ab­sence des sem­pi­ter­nels por­traits des ancêtres dont les boud­dhistes décorent leur inté­rieur, ou des petits temples rouges entur­ban­nés par la fumée épaisse des com­merces chi­nois. On trouve ici les Roti Sai Mai (โรตีสายไหม), la spé­cia­li­té d’Ayut­thaya. Pas facile de com­prendre ce que sont ces sacs gon­flés d’air, conte­nant des fils enche­vê­trés de toutes les cou­leurs et ali­gnés sur les étals. C’est en réa­li­té du sucre can­di, ou plu­tôt comme des fils de barbe-à-papa colo­rés et par­fu­més à tout ce qu’on veut (banane, noix de coco, fraise, pis­tache — arômes arti­fi­ciels bien évi­dem­ment…) que l’on mange dans des petites crêpes qui peuvent elles-mêmes être par­fu­mées. Pour ma part, j’ai goû­té des crêpes à la pis­tache avec du sucre can­di aro­ma­ti­sé à la fraise. Rien de trans­cen­dant ; ce n’est que du sucre par­fu­mé, mais je ne suis pas si éton­né que ça de voir le suc­cès que ça peut avoir auprès des Thaïs, très friands de sucre en géné­ral (sur­tout dans les sodas qui sont hor­ri­ble­ment plus sucrés qu’en France).

Thaïlande - Ayutthaya - 119 - Sur la Chao Phraya

Thaïlande - Ayutthaya - 122 - Sur la Chao Phraya

Thaïlande - Ayutthaya - 123 - Sur la Chao Phraya

Pour l’ins­tant, me voi­ci par­ti sur la petite barque pro­pul­sée par un bruyant moteur de voi­ture mon­té sur une perche. Sur les rives de la Chao Phraya, on peut voir les mai­sons construites sur pilo­tis, les pieds dans l’eau la plu­part du temps lorsque le ter­rain le per­met. Si beau­coup ont une appa­rence assez misé­rables, rafis­to­lées de plaques de tôle bran­lantes et de planches pour­ries, recou­vertes de bâches en plas­tique bleu, d’autres sont très bien entre­te­nues, en bois le plus sou­vent, peintes dans des cou­leurs vives et équi­pées de petites ter­rasses où sèche tant bien que mal le linge domes­tique. L’eau trouble de la rivière char­rie des îles entières de jacinthes d’eau qui pul­lulent tran­quille­ment mal­gré les remous des embar­ca­tions. Le bateau sur lequel je me trouve fait le tour de la ville dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. A l’ho­ri­zon, un temple immense se des­sine, avec ses toits à plu­sieurs étages poin­tus, juste sur la rive, à l’embouchure de la Pa Sak et de la Chao Phraya. C’est la sil­houette du Wat Pha­nan Choeng Wora­wi­han (วัดพนัญเชิง), dont le plus haut bâti­ment est presque deux fois plus grand que tous les autres. L’é­trave tout en finesse se taille une route dans les îles de jacinthes, qui ne cha­virent pas pour autant. Lorsque j’ar­rive sur le quai, une petite dame ron­douillarde dans sa gui­toune per­çoit un droit d’en­trée pour l’ac­cès au temple, par lequel on peut par ailleurs accé­der gra­tui­te­ment en arri­vant par la terre et indique une direc­tion en bre­douillant quelques mots dans un anglais mâché que je ne sai­sis pas vrai­ment, mais j’i­ma­gine que le plus haut des wat est la direc­tion qu’il faut suivre.

Thaïlande - Ayutthaya - 124 - Wat Phanan Choeng

Thaïlande - Ayutthaya - 125 - Wat Phanan Choeng

Je remonte la rivière avec l’es­poir d’une pro­messe qui sera tenue. Il fait encore très chaud et ma che­mise conti­nue d’ab­sor­ber en silence la sueur qui coule dans le creux de mes reins. J’ai la sen­sa­tion d’ar­pen­ter des lieux en dehors du temps, mal­gré la foule qui se rend ici dans l’op­tique de ser­vir les icônes de leur reli­gion, ou peut-être d’ob­te­nir des grâces que leur vie simple ne leur offre pas. Il règne une sorte de fébri­li­té dis­crète et de joies déli­cates d’être ensemble en famille.

Thaïlande - Ayutthaya - 126 - Wat Phanan Choeng

Une foule de Thaïs se presse devant l’en­trée où tout le monde converge vers une porte étroite qui ne laisse pas­ser que deux ou trois per­sonnes à la fois. On per­çoit une fer­veur intense, un je-ne-sais-quoi de pro­fon­dé­ment fébrile à l’i­dée d’en­trer dans ce lieu qui n’a d’ex­cep­tion­nel que la taille du Boud­dha doré qui se trouve assis sous la voûte du toit, dont les genoux font deux fois ma taille. Mal­gré son aspect ruti­lant, c’est un Boud­dha beau­coup plus vieux que la plu­part de ceux qu’on peut voir en Thaï­lande, puis­qu’il date de 1324 ; il porte le doux nom de Luang Pho Tho (หลวงพ่อโต) pour les Thaïs et Sam Pao Kong (ซำเปากง) pour les Thaïs d’o­ri­gine chi­noise et se trouve être le pro­tec­teur des marins (d’eau douce, en l’oc­cur­rence). Les Bir­mans l’ont plu­sieurs fois sac­ca­gé, mais il a été res­tau­ré pour revê­tir l’ap­pa­rence majes­tueuse qu’on peut voir aujourd’hui.

Thaïlande - Ayutthaya - 128 - Wat Phanan Choeng

Thaïlande - Ayutthaya - 131 - Wat Phanan Choeng

Les Thaïs le contournent par la gauche, comme il se doit, avant de frap­per la peau d’un immense tam­bour dont je res­sens les vibra­tions dans la poi­trine, et qui est cen­sé por­ter chance. Der­rière le grand homme doré, des femmes s’af­fairent à plier les kilo­mètres de toile cou­leur safran que les fidèles offrent en signe de véné­ra­tion. Toute une équipe est dédiée, par un sys­tème ingé­nieux de cordes, à dévê­tir le prince pauvre pour le revê­tir de linge propre et d’un orange écla­tant. Tout se passe dans une ambiance à la fois bon-enfant et res­pec­tueuse. Je m’a­muse plus à obser­ver la pié­té des fidèles devant cette gigan­tesque masse si impo­sante qu’on n’ar­rive pas en voir toutes les par­ties au niveau du sol plu­tôt que m’ex­ta­sier devant un Boud­dha qu’il est dif­fi­cile d’ap­pré­hen­der. Les enfants s’a­musent à faire réson­ner le tam­bour le plus fort possible.

Thaïlande - Ayutthaya - 132 - Wat Phanan Choeng

Thaïlande - Ayutthaya - 135 - Wat Phanan Choeng

Thaïlande - Ayutthaya - 136 - Wat Phanan Choeng

Thaïlande - Ayutthaya - 137 - Wat Phanan Choeng

Dehors, un petit temple peint en rouge arbore des idéo­grammes chi­nois sous les­quels brûlent des cen­taines de bâtons d’en­cens. C’est un temple boud­dhiste chi­nois, appa­rem­ment très fré­quen­té. Je retourne vers la bateau qui m’at­tend au pon­ton, où une troupe de Thaïs s’a­muse à jeter par poi­gnées entières des boules de cou­leurs aux énormes pois­sons-chats qui se che­vauchent pour attra­per leur nour­ri­ture. Plus qu’une habi­tude, c’est un geste sacré de nour­rir ces pois­sons (Pan­ga­sia­no­don gigas) dont les plus gros spé­ci­mens dépassent le mètre. Il paraît qu’un pêcheur a sor­ti de l’eau un spé­ci­men mesu­rant plus de trois mètres pour 293 kilos. On les voit pul­lu­ler ici, mais aus­si en plein Bang­kok, et leur nombre paraît si impres­sion­nant qu’il masque tota­le­ment le fait que c’est une espèce en voix d’ex­tinc­tion, vic­time de la sur­pêche. Cer­tains de ces pois­sons n’hé­sitent pas à se mon­ter les uns sur les autres pour attra­per la nour­ri­ture, mon­trant par­fois leur ventre blanc rebon­di au ciel… Le fait de savoir ces fleuves majes­tueux infes­tés de ces gros pois­sons les rendent un peu inquié­tants ; même si ces bêtes sont loin d’être car­ni­vores, l’i­dée de les côtoyer, moi qui adore l’eau mais uni­que­ment lorsque je suis des­sus et non dedans, me donne des sueurs froides.

Thaïlande - Ayutthaya - 138 - Sur la Chao Phraya

Thaïlande - Ayutthaya - 140 - Sur la Chao Phraya

Thaïlande - Ayutthaya - 141 - Sur la Chao Phraya

La petite embar­ca­tion remonte la rivière Pa Sak vers le nord, à contre-cou­rant, le long des rives dont cer­taines sont plan­tées de petits temples entou­rant un che­di blanc, soli­taire, se décou­pant sur le ciel cou­leur de miel. Des barges pour­rissent, encore atta­chées à leur pon­ton, par­mi les jacinthes d’eau qui enva­hissent tout, au pied de mai­sons en bois dont les ter­rasses laissent libre cours à la flâ­ne­rie de ceux qui s’y pré­lassent. Des entre­pôts en bois doit les pieds baignent dans la rivière semblent sur le point de s’é­crou­ler au pre­mier coup de vent, mais les Thaïs sont des bâtis­seurs de pre­mier ordre, et même si leurs construc­tions ne sont pas faites pour durer dans le temps, elles sont au moins pré­vues pour durer le temps de leur uti­li­sa­tion. Rien de plus, rai­son pour laquelle on peut voir des usines entières som­brer dans l’eau des maré­cages, désor­mais inutiles et inuti­li­sables, leur longues che­mi­nées de briques dai­gnant encore poin­ter leurs doigts effi­lés vers le ciel.

Thaïlande - Ayutthaya - 143 - Sur la Chao Phraya

Thaïlande - Ayutthaya - 144 - Sur la Chao Phraya - Elephant

Thaïlande - Ayutthaya - 146 - Sur la Chao Phraya

Sur les berges, on peut voir des élé­phants lon­ger la rive en se balan­çant comme le font les ani­maux en cap­ti­vi­té ; des chaînes entravent les pieds mas­sifs de ces énormes pachy­dermes qu’on contraint à res­ter au même endroit pour le spec­tacle, mais cette exhi­bi­tion me désole. Je pré­fère ne rien rete­nir de ces moments qui ne me sont pas des­ti­nés. Je fais signe au nau­to­nier de conti­nuer son che­min et je m’en­gouffre dans ce canal plus étroit qui a été creu­sé au nord pour relier les deux rivières, entou­rant ain­si la vieille ville d’eau pour en faire une île, un immense navire pro­té­gé natu­rel­le­ment du reste du pays. L’embarcation file jus­qu’à rejoindre un lieu beau­coup plus boi­sé, où les ter­rasses de petits res­tau­rants coquets, déjà fré­quen­tés par ceux qui ne tra­vaillent plus, avancent dans l’eau et la surplombe.

Thaïlande - Ayutthaya - 147 - Wat Chaiwatthanaram

Un immense che­di blanc et doré (Che­di Sri Suriyo­thai) se pro­file sur la gauche ; c’est l’u­nique ves­tige d’une rési­dence royale, por­tant le nom d’une reine du Siam ayant vécu au XVIè siècle, icône d’un cer­tain natio­na­lisme un peu dépla­cé. La moi­tié supé­rieure de monu­ment, entiè­re­ment recou­verte d’or, res­plen­dit dans l’air du soir, ren­voyant la lumière du soleil alen­tour, tel un phare immo­bile au pied de la rivière sacrée.

Thaïlande - Ayutthaya - 149 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 150 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 152 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 153 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 155 - Wat Chaiwatthanaram

Tan­dis que le soir est prêt à tom­ber, que le soleil plonge vers l’ouest, il reste sus­pen­du dans l’air vapo­reux au-des­sus de la sil­houette pas tout à fait incon­nue d’un grand temple, le cei­gnant d’une cou­ronne de lumière d’ambre. Je dis pas tout à fait incon­nue car je me trouve face à un temple, le Wat Chai Wat­tha­na­ram, qui peut faire pen­ser aux ombres dan­santes des temples khmers d’Ang­kor, même si celui-ci est plus tar­dif. Son prang prin­ci­pal, construit dans le style Khom, est un chef‑d’œuvre d’ar­chi­tec­ture qui culmine à 35 mètres de haut. Sa construc­tion géo­mé­trique lui donne fière allure et les huit che­di qui l’en­tourent forment une pro­me­nade un peu déso­lante, car les sta­tues de Boud­dha qui la jonchent sont elles aus­si meur­tries, déca­pi­tées depuis l’in­va­sion des Birmans.

Thaïlande - Ayutthaya - 156 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 157 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 158 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 160 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 164 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 167 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 169 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 172 - Wat Chaiwatthanaram

Thaïlande - Ayutthaya - 173 - Wat Chaiwatthanaram

Le temple n’a été res­tau­ré et rou­vert au public que depuis 1992. Les plus grandes sta­tues ont été res­tau­rées elles aus­si, sur­mon­tées de têtes en ciment inex­pres­sives et sans charme. Cer­taines des sta­tues servent de repo­soirs à oiseaux qui ne se gênent pas pour s’ou­blier sur les épaules du Prince Sid­dhar­tha. La brique affleure par­tout, seuls quelques che­di arborent encore des traces de stuc blanc, entre les mau­vaises herbes qui poussent dans l’ap­pa­reillage de briques bran­lantes. L’air sent bon la fraî­cheur des maré­cages, un je-ne-sais-quoi de végé­tal chaud, de terre char­gée d’his­toire, enro­bée de la cha­leur moite d’une fin de jour­née au cœur de la Thaï­lande. Le soleil se cache der­rière une brume épaisse qui donne au pay­sage une cou­leur intem­po­relle dans une fin de jour­née qui s’é­tire dans un soir éter­nel. Le disque orange se montre dans toute sa beau­té, illu­mi­nant les pierres aban­don­nées dans un décor de fin du monde…

Thaïlande - Ayutthaya - 175 - Wat Phutthaisawan

Thaïlande - Ayutthaya - 176 - iuDia

La ter­rasse de la suite Okun, hôtel iuDia, ma chambre…

Thaïlande - Ayutthaya - 177 - iuDia

Le long-tail boat me ramène au pied de l’hô­tel tan­dis que le soleil a fini par s’é­va­nouir der­rière l’ho­ri­zon. La sil­houette éti­rée du Wat Phut­thai­sa­wan semble attendre la nuit dans son écrin arbo­ré. Le corps four­bu, la peau cuite par un soleil que je n’ai même pas vu, je pro­fite des der­niers ins­tants du jour pour plon­ger dans la pis­cine de l’hô­tel depuis laquelle je vois les pre­mières lumières s’illu­mi­ner sur le temple de l’autre côté de la rivière sacrée. C’est un moment unique, un de ceux que l’on aime­rait voir durer toute une vie et qui ne sont au final que les touches finales qui servent à don­ner au voyage une cou­leur que les rudes ins­tants de la vie n’ar­rivent pas à effa­cer. Tan­dis que je flotte sur l’eau claire de la pis­cine, les yeux tour­nés vers le ciel, je me remé­more cette chaude jour­née, ma pre­mière en Thaï­lande dans ce nou­veau périple, pas­sant mes doigts sur ma poi­trine libre comme pour mieux lais­ser mon cœur se repaître de ce pays aux accents magiques. J’en­tends l’ap­pel du muez­zin, quelque peu incon­gru dans un pays où les boud­dhistes sont rois, en regar­dant la rivière dont je me demande si le cou­rant n’a pas chan­gé de sens depuis ce matin…

Le soir venu, je remonte U‑Thong road vers les res­tau­rants qui flottent sur la rivière et jette mon dévo­lu sur une adresse que je ferai tout pour oublier, le Sai­thong River. Ce n’est ni plus ni moins qu’une can­tine sans charme dans laquelle je pen­sais pou­voir trou­ver mon compte, mais ce n’est qu’une usine à tou­ristes où les ser­veuses poussent à la consom­ma­tion en rem­plis­sant mon verre de bière à chaque gor­gée, où la nour­ri­ture est grasse et sans raf­fi­ne­ment ; ambiance pour Chi­nois affai­rées à se rem­plir de whis­ky coca fas­ci­nés par un gui­ta­riste folk qui reprend des stan­dards occi­den­taux pour évi­ter le dépay­se­ment. Je me rem­plis l’es­to­mac et quitte l’en­droit avec empres­se­ment pour rejoindre la ter­rasse de ma chambre sur la rivière ; ici il fait calme et doux, seul le cla­po­tis de la rivière vient per­tur­ber mes doux rêves d’Ayut­thaya, et la bière ache­tée au 7/11 prend tout de suite une autre saveur…

Je m’en­dors en me deman­dant ce qu’il peut y avoir au cœur de tous ces prang

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Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 9 août) : Dans les gorges de Saklıkent (Kanyo­nu)

Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 9 août) : Dans les gorges de Saklıkent (Kanyo­nu)

Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 8 août) : Arri­vée à Pata­ra, Gele­miş, Kum­luo­va, le Lêtốon

Bul­le­tin météo de la jour­née (jeu­di) :

  • 10h00 : 36.8°C / humi­di­té : 26% / vent 20 km/h
  • 14h00 : 40.5°C / humi­di­té : 19% / vent 7 km/h
  • 22h00 : 36.3°C / humi­di­té : 44% / vent 6 km/h

Il reste encore dix jours de Tur­quie, j’en suis au jour 14. J’ai l’im­pres­sion d’être ici depuis une éter­ni­té et l’an­goisse qui m’é­trei­gnant avant d’ar­ri­ver de me retrou­ver dans des lieux qui ne me convien­draient pas est loin der­rière moi. Je suis ici dans mon élé­ment, mal­gré cette cha­leur, mal­gré cette impres­sion de ne pas pou­voir res­pi­rer… Mais tout va bien.
Je prends mon petit déjeu­ner sur une ter­rasse recou­verte d’une ton­nelle très années 70, qui donne sur un pay­sage de col­lines et la mer au loin ; le vent rafraî­chis­sant du matin souffle tan­dis que je me repais de fro­mage blanc et d’une infu­sion de sauge très déli­cate avant de plon­ger dans la pis­cine. Pen­dant tout ce séjour, je fais exprès de me gaver au petit déjeu­ner pour n’a­voir pas à poser les pieds sous la table le midi et ain­si perdre le moins de temps pos­sible. Fina­le­ment, je me demande si l’ob­jec­tif ini­tial des vacances qui est de se repo­ser n’a pas été oublié en cours de route. Mais est-ce si grave que ça ?

Turquie - jour 14 - Saklikent Kanyonu - 004

Aujourd’­hui, direc­tion Saklıkent pour aller se fondre dans les gorges (kanyo­nu). Il paraî­trait que le site est très fré­quen­té en cette sai­son et les guides conseillent de par­tir tôt. De plus, ce que j’en ai vu à mon retour de Pamuk­kale, de nuit, ne m’a pas beau­coup plu. Une enfi­lade de bou­tiques attrape-couillon-de-tou­riste s’é­tire sur près de 500 mètres avant d’ar­ri­ver au par­king. Mais il en faut plus pour me désar­mer et sans le savoir, je prends une route le long d’une rivière large et caillou­teuse qui me fait arri­ver de l’autre côté de ce lieu de per­di­tion. J’ar­rive sur un par­king où je me gare tran­quille­ment et je me fais alpa­guer par un rabat­teur qui me demande de venir man­ger dans son res­tau­rant ; il est à peine 11h00… Je lui dis peut-être après la visite, mais je me rends compte une fois que je me suis éloi­gné que je suis en fait garé sur le par­king de son res­tau­rant… (more…)

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Pétales de Mar­gue­rite I

Florence

[audio:KV488Adagio.xol]

Il aura fal­lu l’éner­gie d’une femme pour que je puisse enfin me dire que je pou­vais lire et ne pas m’en­nuyer dans les livres d’une femme (mis à part certes quelques uns d’An­ne­ma­rie Schwar­zen­bach). Et quelles femmes ! La pre­mière est proche de mon cœur, la seconde en était aus­si éloi­gnée que pos­sible, sur­tout après que l’on m’ait for­cé à lire un de ses livres quand j’é­tais au lycée. La sou­ve­nir néga­tif n’en était que plus pré­sent et mar­quant. C’est avec le marin de Gibral­tar que j’ai plon­gé dans la lec­ture de Mar­gue­rite Duras et peut-être dans ce qui sera un renou­veau de lec­ture pour moi. J’y suis allé confiant et je suis res­sor­ti de là avec l’im­pres­sion nette d’a­voir tou­ché quelque chose du doigt, une écri­ture à la fois fine et rêche, à la fois sen­sible et tra­gique. On m’a dit une fois que Duras était la plus amé­ri­caine des écri­vains fran­çais, il y a cer­tai­ne­ment quelque chose de ça.
Rare­ment, dans tout ce que j’ai lu, je n’ai lu un aus­si beau texte sur la chaleur :

A Flo­rence, com­bien fit-il ? Je ne sais pas. Pen­dant quatre jours, la ville fut en proie à un calme incen­die, sans flammes, sans cris. Angois­sée autant que par les pestes et les guerres, la popu­la­tion, pen­dant quatre jours, n’eut pas d’autre sou­ci que de durer. Non seule­ment ce n’é­tait pas une tem­pé­ra­ture pour les hommes, mais pour les bêtes non plus ce n’en était pas une. Au zoo, un chim­pan­zé en mou­rut. Et des pois­sons eux-mêmes en mou­rurent, asphyxiés. Ils empuan­tis­saient l’Ar­no, on par­la d’eux dans les jour­naux. Le maca­dam des rues était gluant. L’a­mour, j’i­ma­gine était ban­ni de la ville. Et pas un enfant ne dut être conçu pen­dant ces jour­nées. Et pas une ligne ne dut être écrite en dehors des jour­naux qui, eux, ne titraient que sur ça. Et les chiens durent attendre des jour­nées plus clé­mentes pour s’ac­cou­pler. Et les assas­sins durent recu­ler devant le crime, les amou­reux se négli­ger. L’in­tel­li­gence, on ne savait plus ce que ça vou­lait dire. La rai­son, écra­sée, ne trou­vait plus rien. La per­son­na­li­té devint une notion très rela­tive et dont le sens échap­pait. C’é­tait encore plus fort que le ser­vice mili­taire. Et Dieu lui-même n’en avait jamais tant espé­ré. Le voca­bu­laire de la ville devint uni­forme et se rédui­sit à l’ex­trême. Il fut pen­dant cinq jours le même pour tous. J’ai soif. Ça ne peut plus durer. Cela ne dura pas, cela ne pou­vait pas durer, il n’y avait aucun exemple que cela eût duré plus de quelques jours. Dans la nuit du qua­trième jour il y eut un orage. Il était temps. Et cha­cun, aus­si­tôt, dans la ville, reprit sa petite spé­cia­li­té. Moi non. J’é­tais encore en vacances.

Mar­gue­rite Duras, le marin de Gibral­tar. 1952
Folio Gal­li­mard pp. 31–32

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La Veules à Veules-les-Roses

On appelle fleuve tout cours d’eau qui se jette dans la mer ou l’o­céan, or, en France, on est loin de n’a­voir que cinq grands fleuves et on oublie sou­vent que la liste est plu­tôt longue…
En exa­mi­nant le tableau, on se rend compte avec stu­pé­fac­tion que le plus petit fleuve de France a une lon­gueur de très exac­te­ment… 1 195 mètres. La Veules arrose le petit bourg de Veules-les-Roses et tire son nom de Wel­las (1025. Plu­riel vieil anglais de wel­la / wiel­la source, fon­taine, cours d’eau comme les Wells d’Angleterre).

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Tra­ver­ser des rivières, regar­der sous la glace, fuir par delà les mon­tagnes… Avant d’en arri­ver au baron fou

Avant

Mayn River

Fuir jus­qu’à en perdre la tête dans le froid, s’é­va­der de la pri­son qu’est son corps lors­qu’on est dif­fé­rent, qu’on ne sou­haite pas pen­ser comme l’ar­mée des autres, pas­ser par tous les états de la peur pour en sor­tir trans­fi­gu­ré, par­cou­rir l’in­con­nu et voir la nature folle l’a­gres­ser, c’est un peu le des­tin de Fer­dy­nand Ossen­dow­si, un uni­ver­si­taire par­lant sept langues, habi­tué de la contes­ta­tion depuis le plus jeune âge. Enga­gé auprès des contre-révo­lu­tion­naires russes puis dénon­cé au pou­voir cen­tral, il s’en­fuit avec un fusil et quelques car­touches en s’en­fon­çant vers l’est, jus­qu’à frô­ler la mort dans la Mon­go­lie inter­dite. Il affronte alors les hommes assoif­fés de sang, et une nature en furie…

[audio:partisans.mp3]

C’est alors qu’un matin j’en­ten­dis un bruit assour­dis­sant, celui d’une for­mi­dable canon­nade, et je cou­rus voir : le fleuve venait de sou­le­ver sa chape de glace, puis l’a­vait lais­sé retom­ber pour la briser.
De la rive, j’as­sis­tais à un spec­tacle à la fois ter­rible et majes­tueux. Des­cen­dant du sud, le fleuve char­riait vers le nord une énorme masse de glace qu’il trans­por­tait sous l’é­pais cou­vercle de gel qui le recou­vrait encore par endroits. Or la ter­rible pous­sée pro­vo­quée par le dépla­ce­ment de cette masse avait rom­pu le bar­rage hiver­nal au nord : l’Ienis­séï (Енисей), fleuve-père, fleuve-héros, fleuve par­mi les plus longs d’A­sie, pro­fond et magni­fique, encais­sé tout le long de son cours moyen dans des gorges escar­pées, effec­tuait sa der­nière ruée vers l’o­céan Arc­tique. La masse énorme avait traî­né avec elle de gigan­tesques champs de glace, les pul­vé­ri­sant sur les rapides et sur les roches iso­lées, les fai­sant tour­noyer en tour­billons cour­rou­cés, sou­le­vant par por­tions entières les noires routes de l’hi­ver, empor­tant les tentes construites pour les cara­vanes qui des­cendent à cette sai­son le fleuve gelé, de Minous­sinsk (Минусинск) à Kras­noïarsk (Красноярск). De temps en temps, le flot était arrê­té dans son cours ; avec un sourd mugis­se­ment, les champs de glace écra­sés s’empilaient par­fois jus­qu’à une hau­teur de dix mètres et for­maient un bar­rage. Le fleuve, par der­rière, mon­tait si rapi­de­ment qu’il inon­dait les ter­rains bas, jetant sur le sol d’é­normes mon­ceaux de glace. Sou­dain, avec une puis­sance démul­ti­pliée, les eaux s’é­lan­çaient à l’as­saut du bar­rage et l’en­traî­naient vers l’a­val dans un épou­van­table fra­cas de verre bri­sé. Aux tour­nants des rivières, contre les rochers, c’é­tait un ter­ri­fiant chaos. D’é­normes blocs de glace s’en­che­vê­traient, se bous­cu­laient ; quelques uns pro­je­tés en l’air, venaient s’a­bî­mer tumul­tueu­se­ment contre ceux qui se trou­vaient déjà là, ou, pré­ci­pi­tés contre les falaises et les berges, en arra­chaient des rocs, de la terre et des arbres au plus haut des flancs escar­pés. Tout le long des basses rives, ce géant de la nature pou­vait éle­ver, avec une bru­ta­li­té qui don­nait à l’homme la sen­sa­tion de deve­nir aus­si petit qu’un Pyg­mée, une grand mur de glace, de cinq à six mètres de haut. Les pay­sans appellent ces impo­santes murailles à tra­vers les­quelles ils doivent se tailler un che­min des zabe­re­ga. Ailleurs, j’ai encore vu le Titan accom­plir cet exploit incroyable : un bloc de plu­sieurs pieds d’é­pais­seur et de plu­sieurs mètres de large fur pro­je­té en l’air et retom­ba hors du lit de glace, écra­sant de jeunes arbres à plus de quinze mètres de la rive.
En contem­plant cette fabu­leuse retraite des glaces, je res­tai sai­si de ter­reur et de révolte devant le tableau hor­rible qu’of­frait l’Ie­nis­séï char­riant dans sa débâcle annuelle les plus affreuses dépouilles : c’é­taient les cadavres des contre-révo­lu­tion­naires exé­cu­tés, offi­ciers, sol­dats et cosaques de l’an­cienne armée du gou­ver­ne­ment géné­ral de toute la Rus­sie anti-bol­che­vik, l’ami­ral Kolt­chak.

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Dans cette course folle pour échap­per à leurs enne­mis, les com­pa­gnons d’in­for­tune se voient obli­ger d’af­fron­ter une fois de plus le cours de l’Ie­nis­séï, fleuve immense et impé­tueux. A che­val, la tra­ver­sée est entre­prise et donne lieu à un mor­ceau d’é­cri­ture ner­veuse et ten­due qui rend un hom­mage sen­sible et vibrant à leur mon­ture. Ce n’est pas pour rien que le titre du livre com­mence par Bêtes

Alors com­men­ça la plus ter­rible nuit de notre voyage. Nous sug­gé­râmes au colon de n’embarquer que notre nour­ri­ture et nos muni­tions : nous pas­se­rions à la nage avec nos che­vaux, pour évi­ter de faire plu­sieurs voyages. La lar­geur de l’Ie­nis­séï à cet endroit est d’en­vi­ron trois cents mètres. Le cou­rant est extrê­me­ment rapide et la rive plonge à pic. La nuit était abso­lu­ment noire, sans une étoile au ciel. Le vent sif­flait en rafales, la neige nous fouet­tait vio­lem­ment le visage. Le fleuve se dérou­lait devant nous, tel un tour­billon d’eau noire, entraî­nant dans ses remous de minces plaques de glace cou­pante. Long­temps mon che­val refu­sa de des­cendre la rive abrupte, s’é­brouant et se rai­dis­sant. De toute ma force je dus lui fouet­ter l’en­co­lure pour qu’il se jette, avec un gémis­se­ment pitoyable, dans le fleuve gla­cé. Nous nous immer­geâmes à moi­tié tous les deux et j’eus grand’­peine à me tenir en selle. Nous fîmes quelques mètres en nous éloi­gnant du rivage ; la bête ten­dait déses­pé­ré­ment son col pour avan­cer, souf­flant bruyam­ment. Je sen­tais chaque mou­ve­ment de ses jambes bat­tant l’eau, chaque contrac­tion de ses muscles dans l’ef­fort. Nous par­vînmes enfin au milieu de la rivière, à l’en­droit où le cou­rant était le plus rapide et ris­quait de nous entraî­ner. Dans la nuit lugubre réson­naient les cris de mes com­pa­gnons et les sourds gémis­se­ments que la ter­reur et la souf­france arra­chaient aux che­vaux. L’eau gla­cée for­mait un étau autour de ma poi­trine. J’é­tais grif­fé par les gla­çons, giflé par les vagues qui venaient me frap­per au visage. Je ne voyais plus rien, je ne sen­tais même plus le froid. Seul m’a­ni­mait désor­mais l’ins­tinct de conser­va­tion ; je ne pen­sais plus qu’à une chose : que mon che­val fai­blisse dans sa lutte et j’é­tais per­du ! Concen­tré sur ma bête pour la sou­te­nir dans ses efforts, je l’en­ten­dis bru­ta­le­ment gémir et la sen­tis qui cou­lait. L’eau qui ren­trait dans les naseaux l’empêchait de s’é­brouer et sa tête venait de heur­ter un gros gla­çon. Nous nous mîmes à déri­ver. Je ten­tais à grand’­peine, m’y repre­nant à plu­sieurs fois, de diri­ger de nou­veau sa course vers le rivage, mais j’a­vais beau tirer sur les rênes comme un for­ce­né, ses der­nières forces sem­blaient l’a­voir aban­don­née ; sa tête dis­pa­rais­sait de plus en plus sou­vent sous les remous. Je n’a­vais pas le choix : je me lais­sais rapi­de­ment glis­ser de la selle et, m’y accro­chant de la main gauche, je me mis à nager en m’ai­dant de mon autre main, entraî­nant ma mon­ture et l’en­cou­ra­geant de la voix. Un moment elle flot­ta, les lèvres entrou­vertes, les dents ser­rées. Dans ses yeux lar­ge­ment ouverts se lisait une indes­crip­tible ter­reur. Mais déles­tée de mon poids, elle par­vint à remon­ter à la sur­face et se mit à nager à son tour, plus cal­me­ment et plus rapi­de­ment. Enfin ses fers heur­taient les rochers. Les uns après les autres, mes com­pa­gnons abor­daient le rivage. Les che­vaux bien dres­sés avaient fait pas­ser leurs cavaliers.

Nous n’a­vons pas encore fait connais­sance avec le baron fou, mais nous sommes déjà pas­sé par les terres des Kal­mouks, des Uran­hays et des Soyotes, autre­ment dit dans l’ac­tuelle Répu­blique de Tou­va… et des Mongols…

Et lorsque la nature le sai­sit par le beau­té du pay­sage, elle rede­vient indomp­table, se cabre comme un che­val fou­gueux, les his­toires les plus folles sont racon­tées à son sujet…

Du haut des mon­tagnes entou­rant le lac Kos­so­gol, nous ne pûmes rete­nir notre admi­ra­tion devant le spec­tacle splen­dide qui s’of­frait à nos yeux : un vrai lac alpin, ser­ti comme un saphir dans le vieil or des col­lines envi­ron­nantes, rehaus­sé de sombres et riches forêts. Le soir, nous appro­châmes de Kha­tyl avec de grandes pré­cau­tions et fîmes halte sur le bord du cours d’eau qui des­cend du Kos­so­gol : le Yaga ou Egiyn Gol. Nous trou­vâmes un Mon­gol prêt à nous mener de l’autre côté de la rivière gelée par une route sûre qui pas­sait entre Kha­tyl et Mou­ren Koure. Par­tout, le long des rives, se trou­vaient de grands obos et de petits autels dédiés aux démons des eaux.
— Pour­quoi y a‑t-il tant d’o­bos(1) ? deman­dâmes-nous à notre guide.
— C’est la rivière du Diable, dan­ge­reuse et rusée, répli­qua l’homme. Il y a deux jours, un train de char­rettes a fait cra­quer la glace ; trois d’entre elles ont été englou­ties avec cinq soldats.
Nous com­men­çâmes la tra­ver­sée. La sur­face du fleuve res­sem­blait à une épaisse plaque de verre, lim­pide et sans neige. Nos che­vaux avan­çaient avec pré­cau­tion, mais quelques uns tom­bèrent et pati­nèrent quelque peu avant de se remettre debout. Nous les menions par la bride. Tête bais­sée, trem­blant de tout leur corps, ils ne quit­taient pas la glace des yeux, ter­ri­fiés. Je regar­dai à mon tour et com­pris leur frayeur. A tra­vers la couche de glace trans­pa­rente, épaisse de trente cen­ti­mètres envi­ron, on pou­vait voir très clai­re­ment le fond de la rivière. Sous la lumière de la lune, les pierres, les trous d’eau et les herbes aqua­tiques étaient visibles à une pro­fon­deur de dix mètres et plus. Le Yaga rou­lait ses flots furieux sous la glace à une vitesse ter­ri­fiante, mar­quant son cours de longues stries d’é­cume bouillon­nante. Bru­ta­le­ment je fis un bon et m’ar­rê­tait net, comme para­ly­sé. A la sur­face de l’eau écla­ta ce qui res­sem­blait à un coup de canon, sui­vi d’un second, puis d’un troisième.
— Vite ! Vite ! s’é­cria notre Mon­gol nous fai­sant signe de la main.
Un nou­veau coup de canon sui­vi d’un cra­que­ment reten­tit tout près de nous. Les che­vaux se cabrèrent et tom­bèrent, plu­sieurs se cognant la tête contre la glace. Une seconde après, elle se déchi­rait sur près d’un mètre. Aus­si­tôt, par l’ou­ver­ture béante, l’eau se mit à jaillir avec une vio­lence inouïe.
— Vite ! Vite ! s’é­cria de plus belle le guide.
Mais les che­vaux refu­saient d’al­ler plus loin. Ils trem­blaient, n’o­béis­saient plus ; seul le fouet pou­vait leur faire oublier leur ter­reur et les for­cer à avancer.
Quand nous fûmes sains et saufs sur l’autre rive, au milieu des bois, notre guide mon­gol nous racon­ta com­ment le fleuve s’ouvre par­fois de cette façon mys­té­rieuse, vouant aus­si­tôt à la mort les hommes et les ani­maux qui par­courent son lit gelé. Le cou­rant froid et rapide entraîne sous la glace. Quand le cra­que­ment infer­nal se pro­duit juste sous les pieds du che­val, celui-ci en vou­lant s’é­car­ter tombe presque à coup sûr dans l’eau, et les mâchoires de glace, se refer­mant brus­que­ment, lui coupent net les jambes.

Notes :
1 — Obo : Monu­ment sacré éle­vé aux endroits dan­ge­reux pour apai­ser les dieux.

Note de bas de page : La pré­sence sur cette page d’un mor­ceau des chœurs de l’Ar­mée Rouge est pour le moins iro­nique et va à contre-emploi de la situa­tion dans laquelle s’est trou­vé l’au­teur pen­dant sa fuite, mais avouez que le chant des par­ti­sans russe est réel­le­ment un chant magnifique…
Note (bis) : Pour écou­ter des chants par­ti­sans russes, c’est par ici

Fer­dy­nand Ossen­dows­ki, Bêtes, hommes et dieux
A tra­vers la Mon­go­lie inter­dite, 1920–1921
Edi­tions Phe­bus Libretto

Après…

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