Florence

[audio:KV488Adagio.xol]

Il aura fal­lu l’éner­gie d’une femme pour que je puisse enfin me dire que je pou­vais lire et ne pas m’en­nuyer dans les livres d’une femme (mis à part certes quelques uns d’An­ne­ma­rie Schwar­zen­bach). Et quelles femmes ! La pre­mière est proche de mon cœur, la seconde en était aus­si éloi­gnée que pos­sible, sur­tout après que l’on m’ait for­cé à lire un de ses livres quand j’é­tais au lycée. La sou­ve­nir néga­tif n’en était que plus pré­sent et mar­quant. C’est avec le marin de Gibral­tar que j’ai plon­gé dans la lec­ture de Mar­gue­rite Duras et peut-être dans ce qui sera un renou­veau de lec­ture pour moi. J’y suis allé confiant et je suis res­sor­ti de là avec l’im­pres­sion nette d’a­voir tou­ché quelque chose du doigt, une écri­ture à la fois fine et rêche, à la fois sen­sible et tra­gique. On m’a dit une fois que Duras était la plus amé­ri­caine des écri­vains fran­çais, il y a cer­tai­ne­ment quelque chose de ça.
Rare­ment, dans tout ce que j’ai lu, je n’ai lu un aus­si beau texte sur la chaleur :

A Flo­rence, com­bien fit-il ? Je ne sais pas. Pen­dant quatre jours, la ville fut en proie à un calme incen­die, sans flammes, sans cris. Angois­sée autant que par les pestes et les guerres, la popu­la­tion, pen­dant quatre jours, n’eut pas d’autre sou­ci que de durer. Non seule­ment ce n’é­tait pas une tem­pé­ra­ture pour les hommes, mais pour les bêtes non plus ce n’en était pas une. Au zoo, un chim­pan­zé en mou­rut. Et des pois­sons eux-mêmes en mou­rurent, asphyxiés. Ils empuan­tis­saient l’Ar­no, on par­la d’eux dans les jour­naux. Le maca­dam des rues était gluant. L’a­mour, j’i­ma­gine était ban­ni de la ville. Et pas un enfant ne dut être conçu pen­dant ces jour­nées. Et pas une ligne ne dut être écrite en dehors des jour­naux qui, eux, ne titraient que sur ça. Et les chiens durent attendre des jour­nées plus clé­mentes pour s’ac­cou­pler. Et les assas­sins durent recu­ler devant le crime, les amou­reux se négli­ger. L’in­tel­li­gence, on ne savait plus ce que ça vou­lait dire. La rai­son, écra­sée, ne trou­vait plus rien. La per­son­na­li­té devint une notion très rela­tive et dont le sens échap­pait. C’é­tait encore plus fort que le ser­vice mili­taire. Et Dieu lui-même n’en avait jamais tant espé­ré. Le voca­bu­laire de la ville devint uni­forme et se rédui­sit à l’ex­trême. Il fut pen­dant cinq jours le même pour tous. J’ai soif. Ça ne peut plus durer. Cela ne dura pas, cela ne pou­vait pas durer, il n’y avait aucun exemple que cela eût duré plus de quelques jours. Dans la nuit du qua­trième jour il y eut un orage. Il était temps. Et cha­cun, aus­si­tôt, dans la ville, reprit sa petite spé­cia­li­té. Moi non. J’é­tais encore en vacances.

Mar­gue­rite Duras, le marin de Gibral­tar. 1952
Folio Gal­li­mard pp. 31–32

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