Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

A peine refer­mé le livre de Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to, j’ai déjà le nez dans autre chose. Fas­ci­né par l’his­toire de Pog­gio Brac­cio­li­ni qui a redé­cou­vert le manus­crit de Lucrèce, ce n’est pas pour autant que l’en­vie se fait res­sen­tir de lire le long poème épi­cu­rien du poète romain. Bien au contraire. Il faut se contraindre à ne pas se lais­ser dor­lo­ter par la faci­li­té du quo­ti­dien et ne pas arrê­ter le mou­ve­ment tant qu’il est encore pos­sible. S’ar­rê­ter c’est mou­rir. La nécrose de l’es­prit, et tout ce qui en découle ; l’ombre, les ténèbres, la mort de soi et des autres par voie de conséquences.

Sur mes éta­gères traî­nait un livre que j’a­vais ache­té uni­que­ment à cause de son titre : Dans l’ombre de Byzance. L’au­teur, un cer­tain William Dal­rymple, est un spé­cia­liste de l’Inde et du Pakis­tan, de l’his­toire colo­niale bri­tan­nique et fin connais­seur de l’his­toire des Chré­tiens d’O­rient. Évi­dem­ment, il n’en fal­lait pas plus pour je me plonge dans cette lec­ture, mais comme tout bon livre, il faut par­fois le lais­ser matu­rer sur son éta­gère, pour qu’il se boni­fie, qu’il prenne la pous­sière et un peu d’âge, et en même temps un peu d’âme. Inévi­ta­ble­ment, je fais des allers et retours entre les pages du livre, mon grand car­net rouge (Leucht­turm 1917 avec pages numé­ro­tées et index) et ma tablette, et je me laisse empor­ter dans une lecture/apprentissage qui peut durer des heures. Réveillé bien avant que mon réveil-matin ne m’ex­tirpe du som­meil, je suis déjà en boule sur mon cana­pé, lové entre les cous­sins et les plaids, assis en tailleur et le nez entre les pages et l’é­cran. Inter­net est peut-être un ins­tru­ment de mal­heur pour cer­tains et un immense fourre-tout nau­séa­bond en règle géné­rale, mais pour moi, depuis que j’y ai fait mes pre­miers pas en 1996, je n’ai ces­sé d’y trou­ver une source d’ins­pi­ra­tion et de connais­sances dans laquelle il faut savoir navi­guer pour ne pas se perdre et sur­tout, un puits sans fond dans l’i­ma­gi­naire de l’his­toire mondiale.
Le soleil s’est levé à l’ins­tant même où je me suis mis debout et que j’ai éti­ré mon corps un feu four­bu. Je suis res­té quelques ins­tants là à admi­rer l’astre bien­veillant sor­tir de son trou et me rem­plir de bon­heur… Pen­dant quelques minutes, je suis res­té ébloui par cette lumière aveu­glante, inca­pable de me diri­ger dans la mai­son, mais tel­le­ment heu­reux. Ça ne tient fina­le­ment pas à grand-chose.

Giovanni Battista Piranesi - Les antiquités romaines - Tome 3 planche XIX - Grande urne de porphyre avec son couvercle touvé dans le mausolée de Sainte Hélène et actuellement dans le cloître de Saint Jean de Latran

Gio­van­ni Bat­tis­ta Pira­ne­si — Les anti­qui­tés romaines — Tome 3 planche XIX — Grande urne de por­phyre avec son cou­vercle trou­vé dans le mau­so­lée de Sainte Hélène et autre­fois conser­vé dans le cloître de Saint Jean de Latran à Rome, ayant vrai­sem­bla­ble­ment conte­nu les restes de l’im­pé­ra­trice Constance

Et je trouve encore le moyen de décou­vrir de nou­velles choses sur Istan­bul, la ville-monde. Côté sombre et côté lumière. Cer­taines des pierres de Sainte-Sophie (Ἁγία Σοφία) pro­vien­draient des côtes atlan­tiques fran­çaises, d’autres du Mont Por­phyre (pas celui du Cana­da). J’ai un peu de mal à en retrou­ver trace dans les sillons du net, mais il sem­ble­rait qu’il soit là ques­tion du Gebel Dokhan ( جبل الدخان, mon­tagnes de fumée), un lieu iso­lé, unique au monde, dans lequel on trouve cette pierre rouge inimi­table et d’une qua­li­té exem­plaire telle qu’on l’ap­pelle Por­phyre Impé­rial. Le Gebel Dokhan est situé à quelques 140 kilo­mètres du Nil, en plein cœur du désert de l’Égypte orien­tale, à 1600 mètres au-des­sus du niveau de la mer. J’ap­prends éga­le­ment qu’en 2003, une expo­si­tion tem­po­raire dans les salles de Louvre met­tait le por­phyre à l’hon­neur. Le por­phyre est une pierre si noble qu’elle mérite qu’on s’y arrête quelques ins­tants et qu’on en lise l’en­trée dans le livre de Charles-Joseph Pan­ckoucke ; Ency­clo­pé­die métho­dique : Anti­qui­tés, Mytho­lo­gie, Diplo­ma­tique des Chartres et Chro­no­lo­gie. Et il ne faut pas oublier que le mot lui-même est issu du grec πορφύρα qui désigne la cou­leur pourpre, par essence cou­leur impériale.

Saint Polyeucte rescussité

Saint Poly­eucte ressuscité

On dit aus­si que Jus­ti­nien fit construire Sainte Sophie pour concur­ren­cer une des plus belles églises de Constan­ti­nople : Saint Poly­eucte (Poly­euk­tos). Il ne reste aujourd’­hui rien d’autre de cette église que des cha­pi­teaux épar­pillés dans un jar­din public et quelques arches dépas­sant du sol ser­vant de latrines publiques. On parle d’un bâti­ment car­ré de près de cin­quante mètres de côté et cer­tai­ne­ment d’un toit char­pen­té plu­tôt que d’une cou­pole et de cinq nefs en tout. Les fon­da­tions de cette splen­deur pas­sée ont été redé­cou­vert en 1964 au gré de fouilles archéo­lo­giques hasar­deuses (pho­tos de l’ex­ca­va­tion, article en turc) et on sait de sources sur­es que cer­tains de ses pilastres ont été rem­ployés dans la façade du por­tail sud de Saint-Marc de Venise. Ils sont connus sous le nom de Pilas­tri Acri­ta­ni (Pilastres d’Acre) qui viennent en réa­li­té de Constan­ti­nople, suite au sac de la ville par les Croi­sés en 1204. Aujourd’­hui, les quelques restes sont en train de retour­ner dou­ce­ment à la terre dans l’in­dif­fé­rence géné­rale qui tra­duit bien l’es­prit dans lequel le gou­ver­ne­ment actuel se trouve en matière d’ac­tion culturelle.

Basilique Saint Marc de Venise - Pilastri Acritani

D’autres infor­ma­tions sur Les églises et monas­tères de Constan­ti­nople byzan­tine sur la revue Per­sée, dans la revue des études byzan­tines (1951).

Mosaïque de San Vitale de Ravenne - Portrait de l'impératrice Théodora

Mosaïque de San Vitale de Ravenne — Por­trait de l’im­pé­ra­trice Théodora

 

Et puis j’ai trou­vé quelques petites choses crous­tillantes, concer­nant notam­ment un cer­tain Pro­cope de Césa­rée (Προκόπιος ό Καισαρεύς) qui pas­sa sa vie à décrire le règne de Jus­ti­nien avec force détails et dans un style tenant plus de la pro­pa­gande que du compte-ren­du objec­tif tout au long de huit épais volumes (Les guerres de Jus­ti­nien, les Édi­fices), et qui sur la fin de sa vie se com­pro­mit com­plè­te­ment dans un ouvrage qui ne fut publié pour la pre­mière fois qu’en 1623 à Lyon et qui fut exhu­mé aupa­ra­vant, allez savoir pour­quoi, des éta­gères pous­sié­reuses de la Biblio­thèque Vati­cane. On sup­pose que l’His­toire secrète devait cir­cu­ler sous le man­teau à l’é­poque de Pro­cope, qui, après avoir pas­sé son temps à ser­vir une soupe tiède pour la pos­té­ri­té, semble se lâcher com­plè­te­ment, dans un gigan­tesque cra­quage fri­sant la por­no­gra­phie d’État, où il dénonce sans états d’âme les tra­vers plus que licen­cieux de l’im­pé­ra­trice d’a­lors, l’in­tri­gante Théo­do­ra.

Voi­ci un extrait per­met­tant de don­ner un peu le ton du reste du texte :

Nulle ne fut jamais plus avide qu’elle de toute espèce de jouis­sances. Sou­vent, en effet, elle assis­tait à ces ban­quets où cha­cun paye sa part, avec dix jeunes gens et plus, vigou­reux et habi­tués à la débauche; après qu’elle avait cou­ché la nuit entière avec tous, et qu’ils s’é­taient reti­rés satis­faits, elle allait trou­ver leurs domes­tiques, au nombre de trente ou envi­ron, et se livrait à cha­cun d’eux, sans éprou­ver aucun dégoût d’une telle pros­ti­tu­tion. Il lui arri­va d’être appe­lée dans la mai­son de quel­qu’un des grands. Après boire, les convives l’exa­mi­naient à l’en­vi; elle mon­ta, dit-on, sur le bord du lit, et; sans aucun scru­pule, elle ne rou­git pas de leur mon­trer toute sa lubri­ci­té. Après avoir tra­vaillé des trois ouver­tures créées par la Nature, elle lui repro­cha de n’en avoir pas pla­cé une autre au sein, afin qu’on pût y trou­ver une nou­velle source de plaisir.

Elle devint fré­quem­ment enceinte, mais aus­si­tôt elle employait presque tous les pro­cé­dés, et par­ve­nait aus­si­tôt à se déli­vrer. Sou­vent en plein théâtre, quand tout un peuple était pré­sent, elle se dépouillait de ses vête­ments et s’a­van­çait nue au milieu de la scène, n’ayant qu’une cein­ture autour de ses reins, non qu’elle rou­gît de mon­trer le reste au public, mais parce que les règle­ments ne per­met­taient pas d’al­ler au delà. Quand elle était dans cette atti­tude, elle se cou­chait sur le sol et se ren­ver­sait en arrière; des gar­çons de théâtre, aux­quels la com­mis­sion en était don­née, jetaient des grains d’orge par-des­sus sa cein­ture; et des oies, dres­sées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec; celle-ci ne se rele­vait pas, en rou­gis­sant de sa posi­tion; elle s’y com­plai­sait au contraire, et sem­blait s’en applau­dir comme d’un amu­se­ment ordinaire.
Non seule­ment, en effet, elle était sans pudeur, mais elle vou­lait la faire dis­pa­raître chez les autres. Sou­vent elle se met­tait nue au milieu des mimes, se pen­chait en avant, et reje­tant en arrière les hanches, elle pré­ten­dait ensei­gner à ceux qui la connais­saient inti­me­ment, comme à ceux qui n’a­vaient pas encore eu ses faveurs, le jeu de la palestre qui lui était familier.

Elle abu­sa de son corps d’une manière si déré­glée, que les traces de ses excès se mon­trèrent d’une manière inusi­tée chez les femmes, et qu’elle en por­ta la marque même sur sa figure.

A pro­pos d’his­toire, je me replonge dans cette ambiance que j’aime tant lorsque je songe secrè­te­ment à Istan­bul, une ville qui trans­pire une his­toire longue et com­plexe mais dont on ne peut sous­traire toutes les his­toires qui la com­posent. Le monde est ain­si fait que rien ne peut res­ter figé ; l’his­toire est un dérou­le­ment si l’on en croit Hegel, une cycli­ci­té si l’on en croit les reli­gions asia­tiques, mais peu importe, ce que cela dit c’est que la per­ma­nence est une illu­sion de l’es­prit. Le des­tin des Hommes est de tout perdre. L’His­toire est émaillée de ren­ver­se­ments, d’hu­mi­lia­tions, de sacri­lèges, de des­ti­tu­tions, de bou­le­ver­se­ments dou­lou­reux et ce que l’on croit sta­bi­li­sé, apai­sé, n’est en fait que le signe des révo­lu­tions à venir. Il faut s’en convaincre sous peine de tom­ber de haut… Le pré­sent n’est en réa­li­té ni plus ni moins que l’en­tre­lacs de plu­sieurs his­toires pas­sées ou pré­sentes, mais n’a rien d’une imma­nence par­fai­te­ment cir­cons­crite. Pre­nons par exemple l’his­toire de la Tur­quie et plus par­ti­cu­liè­re­ment de la ville d’Is­tan­bul. Elles se com­pose de quatre élé­ments qui font son présent :

  1. Elle est for­te­ment empreinte de son his­toire ancienne qui court sur plu­sieurs siècles. Ses ori­gines grecques, puis chré­tiennes et enfin otto­manes sont autant de jalons qui ont été des chan­ge­ments brusques, donc néces­sai­re­ment impac­tants. Si l’on regarde la manière dont le sul­tan en 1453 lors de la prise de la ville prit soin de conser­ver les struc­tures reli­gieuses exis­tantes et d’ac­cor­der aux popu­la­tions non musul­manes une place res­pec­table dans la nou­velle socié­té, on s’in­ter­roge néces­sai­re­ment sur la poli­tique d’Er­doğan aujourd’hui.
  2. L’his­toire récente est éga­le­ment un fac­teur impor­tant pour com­prendre une ville comme celle-ci. Après l’empreinte lais­sée par Atatürk sur le pays qui, inexo­ra­ble­ment s’est tour­né brus­que­ment vers l’Oc­ci­dent alors que ses racines se trou­vaient en Asie cen­trale, on a l’im­pres­sion que le pays est scin­dé en deux entre les kéma­listes pur jus et une popu­la­tion rurale qui pro­gresse depuis l’A­na­to­lie jusque sur les rives occi­den­tales du Bos­phore et qui fait dire au pho­to­graphe Ara Güler qu’Is­tan­bul, aujourd’­hui, « c’est de la merde ».
  3. L’his­toire poli­tique traine ses cas­se­roles. Le kéma­lisme et les dépla­ce­ments de popu­la­tions turques depuis la Grèce et de Grecs hors de la Tur­quie ont géné­ré un ter­rible sen­ti­ment d’hu­mi­lia­tion et une frac­ture impos­sible à soi­gner entre des popu­la­tions qui avaient l’ha­bi­tude de vivre ensemble. L’is­la­mi­sa­tion radi­cale de la socié­té, l’aug­men­ta­tion des popu­la­tions ana­to­liennes au détri­ment des popu­la­tions tur­co-mon­goles, les coups d’é­tat et la dis­so­lu­tion en 1983 du Refah, un par­ti isla­miste et pro­fon­dé­ment into­lé­rant, et qui a don­né nais­sance à l’AKP d’au­jourd’­hui dont Erdoğan est le plus féroce défen­seur… tout ceci est le ter­reau d’une « archéo­lo­gie du res­sen­ti­ment » qui en train de miner tout dou­ce­ment le pays. Je ne suis guère opti­miste quant à l’a­ve­nir de la Turquie.
  4. Et puis la qua­trième com­po­sante du pré­sent, c’est la « quo­ti­dien­ne­té hos­pi­ta­lière incon­di­tion­née », ce qui motive les gens à se mon­trer hos­pi­ta­lier avec les étran­gers, avec ceux qui ne sont pas d’i­ci et envers qui on se doit d’être bien­veillant. Aujourd’­hui encore, mais peut-être plus pour long­temps, Istan­bul est une ville hos­pi­ta­lière, car c’est une ville de pas­sage, une ville neutre et car­re­four, une ville dont les habi­tants sont fiers et qu’ils repré­sentent encore fiè­re­ment comme étant un phare pour les peuples. C’est mal­heu­reu­se­ment ce qui fera la fin de son histoire.
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Un thé à İst­anb­ul, par Sébas­tien de Courtois

Un thé à IstanbulVoi­ci une belle lec­ture comme on en trouve trop peu sou­vent. Un thé à İst­anb­ul n’est pas réel­le­ment un récit de voyage, car on ne voyage que dans les villes dans les­quelles on n’ha­bite pas (tout dépend de ce que l’on entend par habi­ter). En l’oc­cur­rence, l’au­teur de ce livre, Sébas­tien de Cour­tois, ne voyage pas à İst­anb­ul car il s’y est ins­tal­lé. Jour­na­liste sur France Culture, spé­cia­liste des Chré­tiens d’O­rient, l’au­teur ne cache pas que son amour pour la ville tient à sa pas­sion per­son­nelle, ain­si qu’à sa foi. Ce récit de ville, tel que l’in­dique le sous-titre, est une virée dans une ville qu’il connaît bien et dans laquelle on le sent vibrer au rythme des ren­contres qu’il y a fait, de l’a­mour qu’il y a trou­vé et cer­tai­ne­ment per­du, et de toutes ces petites choses qui racontent le chant d’une terre tra­ver­sée par une his­toire aus­si dou­lou­reuse que riche.
C’est à ces ren­contres qu’il nous convie, jusque dans son appar­te­ment dont il n’est pas vrai­ment le pro­prié­taire, puisque les étran­gers ne peuvent l’être. Son his­toire, c’est aus­si l’his­toire d’une navi­ga­tion à vue dans cette ville fas­ci­nante et qui appelle celui qui vient la décou­vrir à s’en­gouf­frer dans ses petites rues, dans ses petites his­toires aus­si bien que dans la grande, à habi­ter sa langue et à deve­nir stam­bou­liote.

Je me dois à une cer­taine fran­chise. Lec­teur, je t’é­cris d’une île. Oh, pas une de ces îles que l’on ima­gine en fer­mant les yeux et dont les reflets s’en vont avec la rosée. Non, une île bien réelle, la plus grande, la plus belle, l’a­vant-der­nière de ce cha­pe­let d’î­lots qui se trouve à une heure et demie à l’est de la pointe du vieux sérail. Par temps clair, ils appa­raissent dans le pay­sage d’Is­tan­bul, comme s’il était pos­sible de les tou­cher. Dès les pre­mières brumes, ils s’ef­facent, avant de dis­pa­raître com­plè­te­ment. Je pré­cise bien : l’a­vant-der­nière des îles, car il y en a plu­sieurs et l’une d’elles, la plus petite, s’ap­pelle Sedef Adası, l’« île de la nacre », avant le rocher de Léandre, repos des cor­mo­rans. Un mys­tère, une île aux rares mai­sons où l’on ne se rend que sur invi­ta­tion. Cer­taines cartes ne la men­tionnent même pas. Aucune ligne régu­lière de vapur ne la des­sert. Comme si elle n’exis­tait pas.

Sébas­tien de Cour­tois, Un thé à İst­anb­ul, récit d’une ville
Le Pas­seur édi­tions, coll. Che­mins d’é­toiles, 2014

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Vision sombre d’un Stam­bou­liote sur sa ville

Vendeur de salep dans la lumière du matin - Vieux pont de Galata - Istanbukl - 1957

Ven­deur de salep dans la lumière du matin — Vieux pont de Gala­ta — Istan­bul — 1957

Le pho­to­graphe est l’es­clave du monde réel, et d’ailleurs c’est pour cette rai­son que je ne pho­to­gra­phie plus İst­anb­ul, parce que c’est de la merde (ou alors seule­ment si c’est une com­mande, pour prendre l’argent). J’ai assis­té à la des­truc­tion de la ville, j’ai vu le vieux cime­tière armé­nien, près de l’é­glise Notre-Dame-de-Sion, retour­né par les bull­do­zers pour éta­blir les fon­da­tions de deux hôtels, le Divan et le Hil­ton ; j’ai sui­vi les tra­vaux qui ont éven­tré la ville pour ouvrir la route de l’aé­ro­port ; en 1958, pen­dant la deuxième vague de démo­li­tion, j’ai vu d’é­normes machines, des dino­saures à moteur, écra­ser des mai­sons les unes après les autres. A cette époque, j’ai pho­to­gra­phié jour et nuit ce qu’on était en train de détruire. Avec les mai­sons, c’est un mode de vie qu’on a balayé. Quand j’é­tais enfant, les habi­tants pou­vaient être pauvres ou riches, mais il y avait des gens chics, des gens sym­pa­thiques, on sou­le­vait son cha­peau pour se saluer, main­te­nant ce ne sont plus que des pay­sans, İst­anb­ul a été conquis une seconde fois, nous sommes occu­pés par qua­torze mil­lions d’A­na­to­liens. Bien sûr, on me dit que les Otto­mans fai­saient déjà venir ce genre de pay­sans, mais ils ne les uti­li­saient que pour le métier des armes, les Stam­bou­liotes n’al­laient jamais à la guerre, ils se conten­taient sage­ment d’ap­plau­dir le départ et le retour de l’ar­mée. Il est arri­vé ce qui devait arri­ver ; les Ana­to­liens ont pris leur revanche. Aujourd’­hui, il n’y a plus un mil­liar­daire turc qui ne soit né en Ana­to­lie. C’est pour toutes ces rai­sons que je sors main­te­nant sans mon Lei­ca. D’ailleurs, il n’y a pas qu’İst­anb­ul, le monde entier s’en­lai­dit. Le béton gagne. Bien sûr que j’aime le Bos­phore, et les fumées des bateaux. Ces fumées, c’est la vie — c’est la guerre aus­si— oui, la guerre et la vie, et ces quais, c’est la porte sur un autre monde, nulle part au monde vous ne trou­ve­rez une ville où l’on change de conti­nent en cinq minutes.

Mosquée Süleymaniye Camii - Corne d'Or - Istanbul - 1962

Mos­quée Süley­ma­niye Camii — Corne d’Or — Istan­bul — 1962

Celui qui parle est un Stam­bou­liote pur jus, un pho­to­graphe émé­rite qu’on peut s’é­ton­ner d’en­tendre par­ler avec ces mots si durs à l’en­contre des Ana­to­liens et des pay­sans. Ce pho­to­graphe, c’est Ara Güler, celui que par­tout dans le monde on consi­dère comme le chantre d’Is­tan­bul, celui qui dit mieux que qui­conque au tra­vers de ses 800.000 cli­chés le pas­sé d’une ville depuis les années 50 jus­qu’à aujourd’­hui, même si, comme il le dit lui-même, il ne pho­to­gra­phie plus de la même manière parce qu’il a vu sa ville métamorphosée.
Ara Güler fait par­tie du club très fer­mé des mas­ters of Lei­ca et un très beau livre de ses pho­tos a été édi­té en 2009 aux édi­tions du Paci­fique, avec un texte admi­rable d’Orhan Pamuk. Ces mots si durs ont été recueillis par Daniel Ron­deau dans İst­anb­ul, NiL Edi­tions, 2002.
Les trois pho­tos de cet article pro­viennent du site de Mag­num.

Esplanade de la Yeni Camii - Eminönü - Istanbul - 1972

Espla­nade de la Yeni Camii — Eminönü — Istan­bul — 1972

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Chro­niques turques par Mau­rice Pia­lat #6 — Peh­li­van (1963)

Der­nier volet de ces chro­niques turques (il me manque la der­nière, Pierres éparses) avec ce coup de pro­jec­teur osé sur les Peh­li­van, ces lut­teurs turcs qui pra­tiquent la lutte grais­seuse. Habillés de culottes de cuir noir (le kis­pet) et le corps enduit d’huile d’o­live, les lut­teurs se livrent à des com­bats res­pec­tueux où les mains glissent par­tout où elles peuvent et sou­vent sous la culotte pour de meilleures prises, pen­dant que sous les cha­pi­teaux sur­chauf­fés de jeunes femmes tzi­ganes dansent avec une har­diesse qu’on a peine à ima­gi­ner en terre d’is­lam. Lutte remon­tant à la nuit des temps, c’est une sur­vi­vance tra­di­tion­nelle des steppes mon­goles. Le fes­ti­val de lutte d’E­dirne dont il est ques­tion ici a été ins­crit au patri­moine cultu­rel imma­té­riel de l’hu­ma­ni­té de l’U­NES­CO en 2010.

Peh­li­van
de Mau­rice Pialat
France/1963/13′/35 mm (more…)

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Chro­niques turques par Mau­rice Pia­lat #5 — Maître Galip (1964)

Cin­quième volet de la série des chro­niques turques de Mau­rice Pia­lat, cer­tai­ne­ment la pièce plus auda­cieuse esthé­ti­que­ment par­lant, et la plus triste aus­si. Racon­tée sur des poèmes de Nazım Hik­met, on y res­sent toute la mélan­co­lie d’Is­tan­bul que l’on appelle hüzün, le mal de vivre propre à la ville. Silen­cieuse et chao­tique, c’est une plon­gée dans l’Is­tan­bul des petites gens avec en sus, une céré­mo­nie étrange au début, avec ces petits gar­çons habillés de blanc qu’on vient de circoncire…

Maître Galip
de Mau­rice Pialat
France/1964/11′/35 mm
Avec la voix de André Rey­baz. (more…)

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