Le jeune homme porte le doux nom de Alexis-Henri-Charles Clérel, il est vicomte de Tocqueville. On le connait pour avoir écrit de très belles pages pertinentes sur la Révolution Française et si on le considère comme un des pères de la sociologie moderne, il a fortement influencé les esprits libéraux et l’expansion colonialiste. C’est à ce titre que le gouvernement français l’envoie aux Etats-Unis dans ce qu’ils ont d’embryonnaires pour en étudier le système carcéral. Il en revient finalement, en plus de son rapport, avec un livre sur les institutions américaines qui, encore aujourd’hui, reste une référence en ce qui concerne les études politiques américaines et la philosophie politique.
Ce qui m’intéresse dans ces neuf mois passés sur le sol américain, c’est cet autre petit livre qu’il en rapporte : Quinze jours dans le désert, un livre que j’avais depuis longtemps sur mes étagères et que je me suis décidé à prendre à bras le corps un soir de néant. Tocqueville rédige ces quelques pages à partir des notes qu’il a prises pendant son voyage sur le vapeur qui le ramène en Europe. D’un écrit racontant ces quinze jours passés dans le désert en 1831, des quelques rencontres qu’il y fera, il rapporte, à mon sens, un des plus beaux textes écrit sur les immensités vides et leur indicible grandeur, un texte qui palpite, qui vibre au rythme des battements du cœur.
Le désert était là tel qu’il s’offrit sans doute il y a six mille ans aux regards de nos premiers pères ; une solitude fleurie, délicieuse, embaumée ; magnifique demeure, palais vivant, bâti pour l’homme, mais où le maître n’avait pas encore pénétré. Le canot glissait sans efforts et sans bruit ; il régnait autour de nous une sérénité, une quiétude universelles. Nous-mêmes, nous ne tardâmes pas à nous sentir comme amollis à la vue d’un pareil spectacle. Nos paroles commencèrent à devenir de plus en plus rares, bientôt nous n’exprimâmes nos pensées qu’à voix basse. Nous nous tûmes enfin, et relevant simultanément les avirons, nous tombâmes l’un et l’autre dans une tranquille rêverie pleine d’inexprimables charmes.
D’où vient que les langues humaines qui trouvent des mots pour toutes les douleurs, rencontrent un invincible obstacle à faire comprendre les plus douces et les plus naturelles émotions du cœur ? Qui peindra jamais avec fidélité ces moments si rares dans la vie où le bien-être physique vous prépare à la tranquillité morale et où il s’établit devant vos yeux comme un équilibre parfait dans l’univers ; alors que l’âme, à moitié endormie, se balance entre le présent et l’avenir, entre le réel et le possible, quand, entouré d’une belle nature, respirant un air tranquille et tiède, en paix avec lui-même au milieu d’une paix universelle, l’homme prête l’oreille aux battements égaux de ses artères dont chaque pulsation marque le passage du temps qui pour lui semble s’écouler goutte à goutte dans l’éternité. Beaucoup d’hommes peut-être ont vu s’accumuler les années d’une longue existence sans éprouver une seule fois rien de semblable à ce que nous devons de décrire. Ceux-là ne sauraient nous comprendre. Mais il en est de plusieurs, nous en sommes assuré, qui trouveront dans leur mémoire et au fond de leur cœur de quoi colorer nos images et sentiront se réveiller en nous lisant le souvenir de quelques heures fugitives que le temps ni les soins positifs de la vie n’ont pu effacer.
Nous fûmes tirés de notre rêverie par un coup de fusil qui retentit tout à coup dans les bois. Le bruit sembla d’abord rouler avec fracas sur les deux rives du fleuve ; puis il s’éloigna en grondant jusqu’à ce qu’il fut entièrement perdu dans la profondeur des forêts environnantes. On eût dit un long et formidable cri de guerre que poussait la civilisation dans sa marche.
Un soir en Sicile, il nous arriva de nous perdre dans un vaste marais qui occupe maintenant la place où jadis était bâtie la ville d’Hymère ; l’impression que fit naître en nous la vue de cette fameuse cité devenue un désert sauvage fut grande et profonde. Jamais nous n’avions rencontré sur nos pas un plus magnifique témoignage de l’instabilité des choses humaines et des misères de notre nature. Ici c’était bien encore une solitude, mais l’imagination, au lieu d’aller en arrière et de chercher à remonter vers le passé, s’élançait au contraire en avant et se perdait dans un immense avenir. Nous nous demandions par quelle singulière permission de la destinée, nous qui avions pu voir les ruines d’empires qui n’existent plus et marcher dans des déserts de fabrique humaine, nous, enfants d’un vieux peuple, nous étions conduits à assister à l’une des scènes du monde primitif et à voir le berceau encore vide d’une grande nation. Ce ne sont point là les prévisions plus ou moins hasardées de la sagesse. Ce sont des fait aussi certains que s’il étaient accomplis. Dans peu d’années ces forêts impénétrables seront tombées. Le bruit de la civilisation et de l’industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira… Des quais emprisonneront ses rives, ses eaux qui coulent aujourd’hui ignorées et tranquilles au milieu d’un désert sans nom seront refoulées dans leur cours par la proue des vaisseaux. Cinquante lieues séparent encore cette solitude des grands établissements européens et nous sommes peut-être les derniers voyageurs auxquels il ait été donné de la contempler dans sa primitive splendeur, tant est grande l’impulsion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière d’un nouveau monde.
C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donne suivant nous aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique, on se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triomphante de la civilisation fait naître. On se sent fier d’être homme et l’on éprouve en même temps je sais quel amer regret du pouvoir que Dieu nous a accordé sur la nature. L’âme est agitée par des idées, des sentiments contraires, mais toutes les impressions qu’elle reçoit sont grandes et laissent un trace profonde.
Alexis de Tocqueville, Quinze jours dans le désert
Folio Gallimard