Le temps des rajahs

Le temps des rajahs

Dif­fi­cile, vu de loin, de prô­ner la démo­cra­tie à tout prix. Dif­fi­cile aus­si de vou­loir un retour en arrière, quoi qu’il en coûte. Mais la moder­ni­té est pas­sée en Inde et a fait ses ravages. Court extrait du livre de William Dal­rymple, L’âge de Kali, où il ne peut faire que consta­ter que les temps changent et que les pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion ne sont pas for­cé­ment aus­si pro­fi­tables aux plus petits et que les dégâts, une fois ceux-ci opé­rés, sont impos­sibles à effacer…

Gwalior Fort

Fort de Gwa­lior. Pho­to © Ste­wart Morris

— Avant, on se sen­tait bien pro­té­gé. Aujourd’­hui, il y a trop de concurrence.
— Si l’on n’é­crase pas quel­qu’un, on ne peut pas monter.
Les deux vieillards se regar­dèrent avec tristesse.
— Vous ne pou­vez pas ima­gi­ner la splen­deur et la richesse de cette époque-là, dit Van­ma­la en rom­pant ce moment de silence. Si je vous en par­lais, vous croi­riez que je vous raconte des histoires.
— A l’é­poque, tout ser­dar avait quinze che­vaux et un élé­phant, pré­ci­sa le com­man­dant. Mais main­te­nant, on ne peut même pas s’of­frir un âne.
— Les ser­dars ne sont pas les seuls à être nos­tal­giques, fit remar­quer Van­ma­la. Toute la popu­la­tion regrette l’an­cien temps. C’est pour­quoi la raj­ma­ta — et tous les Scin­dia — sont encore tel­le­ment aimés du peuple. Si l’un des membres de la famille se pré­sente aux élec­tions, tout le monde vote pour lui.
— Mais pour­quoi ? deman­dai-je. Les gens ne pré­fèrent donc pas la démocratie ?
— Non, répon­dirent les Pawar à l’unisson.
— Abso­lu­ment pas, ren­ché­rit le commandant.
— Vous com­pre­nez, en ce temps-là, il n’y avait pas de cor­rup­tion, expli­qua le géné­ral. Les maha­ra­jahs se consa­craient vrai­ment à l’ad­mi­nis­tra­tion de leur domaine. Tout était bien géré.
— La cité était par­fai­te­ment tenue, dit le com­man­dant. Le maha­ra­jah fai­sait lui-même le tour de la ville, la nuit, inco­gni­to, pour voir com­ment les choses se pas­saient. Il consi­dé­rait vrai­ment ses sujets comme ses enfants. Main­te­nant, où que vous alliez, il n’y a que cor­rup­tion et extorsion.
— Aujourd’­hui, dit Van­ma­la, tout babu de la fonc­tion publique se prend pour un maha­ra­jah et essaie de com­pli­quer la vie de l’homme ordi­naire. Mais à l’é­poque, il n’y avait qu’un seul roi. Les gens de Gwa­lior étaient cer­tains que s’ils lui racon­taient leur his­toire, il les écou­te­rait et essaie­rait de les remettre en selle.
— Le maha­ra­jah et la raj­ma­ta étaient comme un père et une mère pour eux, dit le commandant.
— Tout cela a dis­pa­ru, ajou­ta le géné­ral Pawar.
— Ce monde est mort, conclut le commandant.
— Il ne nous reste plus que nos sou­ve­nirs, dit le géné­ral. C’est tout. C’est tout ce que nous avons.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

Pho­to d’en-tête © Anan­da Vrindavan

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Archives sonores du fonds Mar­ceau Gast

Archives sonores du fonds Mar­ceau Gast

Décou­verts un peu au hasard, les tra­vaux de l’eth­no­logue Mar­ceau Gast consti­tuent une source impor­tante de témoi­gnages sonores recueillis dans le Saha­ra du sud algé­rien, au Yémen mais aus­si en France ; ses quatre thèmes de tra­vail sont l’artisanat, les pra­tiques agri­coles, les tech­niques de conser­va­tion des ali­ments et les tra­di­tions orales. On peut trou­ver sur cette page (sur le site Ency­clo­pé­die Ber­bère) l’in­té­gra­li­té des réfé­rences de ses travaux.
Ses archives sonores, dans le but d’être exploi­tées, de consti­tuer un fonds patri­mo­nial consé­quent et pour aus­si être pro­té­gées des méfaits du temps, ont été dépo­sées sur le site de la pho­no­thèque de la Mai­son Médi­ter­ra­néenne des Sciences de l’Homme (MMSH).
On trou­ve­ra éga­le­ment ici une notice de réfé­rence sur Mar­ceau Gast.

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Barat­tages #1

Barat­tage [baʁa­taʒ] n. m. — 1845 ; de barat­ter ♦ Action de barat­ter (la crème) pour obte­nir le beurre.
Barat­ter [baʁate] v. tr. — 1583 ; « s’a­gi­ter » XIIè ; peut-être du scan­di­nave barât­ta « com­bat », ou du préf. bar- expri­mant l’op­pos., et lat. actiare de agere « agir » ♦ Battre (la crème) dans une baratte.

Barattage du lait aigri en pays berbère (photo M. Gast)

Barat­tage du lait aigri en pays ber­bère (pho­to M. Gast)

Je n’a­vais pas assez d’es­pace, alors j’en ai créé. Il me fal­lait un endroit où dépo­ser quelque chose de l’ordre de la pen­sée ins­tinc­tive, de la pure imma­nence de la pen­sée, que je ne savais pas où mettre et qu’il fal­lait que j’ex­prime quelque part ; une onde me mur­mure qu’il faut que j’en fasse quelque chose, que ce que j’é­cris un peu dans la marge prenne un peu plus d’am­pleur ; c’est ici l’endroit.

J’ai appe­lé cette sec­tion barat­tage avec plu­sieurs références.
Le barat­tage est une action ances­trale dont on ne connait plus le sens aujourd’­hui. Deman­dez à n’im­porte qui dans la rue com­ment on fabrique du beurre, je ne suis pas cer­tain qu’on vous réponde cor­rec­te­ment et dans l’ordre que c’est fait à par­tir du lait (de vache), dont on extrait la crème qu’on bat dans une baratte, là où se séparent la matière grasse et le babeurre… On en perd le sens, mais cela signi­fie qu’on en perd aus­si le geste. Les plus ter­riens d’entre nous ont déjà vu une baratte à manche ou une baratte mobile dans une bro­cante ou chez un parent qui conserve encore des outils fami­liaux, voire ances­traux, mais on serait bien en peine aujourd’­hui de repro­duire ces gestes d’al­chi­mistes par les­quels on créé une matière aus­si com­mune dans la cui­sine que le beurre.

Baratte indiennes (batte-beurre) - Musée de Bâle (Wirz 1938-1939)

Baratte indiennes (batte-beurre) — Musée de Bâle (Wirz 1938–1939)

Le second sens que j’ai vou­lu y mettre fait réfé­rence au barat­tage de la mer de lait (amri­ta­man­tha­na), qui est une des scènes prin­ci­pales qu’on peut trou­ver gra­vée sur les murs d’Ang­kor Vat et qu’on retrouve comme un mythe fon­da­teur de la cos­mo­go­nie hin­douiste. Mythe prin­ci­pal et fon­da­teur, pour dire mon atta­che­ment à la parole fon­da­trice et mytho­lo­gique. Là encore, les mythes ne sont plus tel­le­ment pris au sérieux, à part par les eth­no­logues et les his­to­riens des religions.
Enfin, la troi­sième réfé­rence, c’est celle qui concerne les peuples nomades. Le barat­tage est une action ins­tan­ta­née repro­duite par les peuples nomades et les peuples qui gardent une forte tra­di­tion pas­to­rale. On trait le lait qu’on laisse repo­ser une nuit et on en fait du beurre ou du yaourt. C’est un geste ances­tral et uni­ver­sel de trans­for­ma­tion de la matière, qui contient en lui une foule de signifiants.
Pour finir, l’i­dée que le mot barat­tage puisse venir d’un mot scan­di­nave (barât­ta) qui signi­fie “com­bat” est une notion presque exci­tante si on y place un sens dans lequel on y voit un com­bat de l’homme contre le lait pour lui faire subir une trans­for­ma­tion. La notion est là.

Barattage de la mer de lait - Angkor Vat

Barat­tage de la mer de lait — Ang­kor Vat

Voi­là l’es­prit dans lequel je créé cette sec­tion dont je numé­ro­te­rai les actes ; ce que je compte faire ici est de trans­crire un cer­tain nombre de tra­vaux que je compte mener tout long de cette année. Il se trouve que ces der­niers jours, j’ai eu toute lati­tude pour réflé­chir à un cer­tain nombre de choses qui me tra­vaillent depuis quelques temps et que j’ai envie de mettre en mots, puis en forme.

A lire sur le barat­tage : Les mots et les actes Barat­ter, allu­mer le feu. Ques­tion de texte et d’ensemble tech­nique par Marie-Claude Mahias, ain­si que ce très bon article sur l’a­li­men­ta­tion et les lai­tages en par­ti­cu­lier sur le site de l’Ency­clo­pé­die Ber­bère (E.B., G. Camps, J.-P. Morel, G. Hano­teau, A. Letour­neux, A. Nou­schi, R. Fery, F. Demou­lin, M.-C. Cham­la, A. Louis, A. Ben Tan­fous, S. Ben Baa­ziz, L. Sous­si, D. Cham­pault et M. Gast), deux articles dont sont extraites les pho­tos illus­trant ce billet.

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Namazu‑e, l’art du poisson-chat

Namazu‑e, l’art du poisson-chat

Le Nama­zu (鯰) est une repré­sen­ta­tion divine pre­nant la forme d’un pois­son-chat sur le dos duquel se trouve le Japon ; ses mou­ve­ments de pois­son tur­bu­lent sont à l’o­ri­gine des séismes que connaît le pays et c’est suite à cer­tains d’entre eux que le Nama­zu est appa­ru au creux des croyances shintō.

Le dieu Take­mi­ka­zu­chi (武甕槌) ou dieu Kashi­ma (鹿島神, Kashi­ma no kami) est le seul à pou­voir le main­te­nir en place grâce à son pieu, et en immo­bi­li­sant sa tête sous la pierre kaname-ishi (要石, lit­té­ra­le­ment « pierre-clef », « clef de voûte »). Mais par­fois, le dieu relâche son atten­tion et le nama­zu en pro­fite pour s’en­fuir et cau­ser de nou­veaux séismes. Source Wiki­pe­dia.

Cette gale­rie est un pano­ra­ma de Namazu‑e, d’es­tampes repré­sen­tant ce pois­son ain­si que la cohorte des dieux affiliés.

 

Cette gale­rie a été récu­pé­rée sur le site Pink Ten­tacles, dont on ne sent plus le pouls depuis quelques temps déjà et qui menace de dis­pa­raître du jour au len­de­main. Ceci fait office de sauvegarde.

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La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istan­bul 17 : Eyüp Sul­tan Camii, Eyüp Sul­tan Mezarlığı et Haliç, la Corne d’Or

La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istan­bul 17 : Eyüp Sul­tan Camii, Eyüp Sul­tan Mezarlığı et Haliç, la Corne d’Or

Epi­sode pré­cé­dent : La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istan­bul 16 : Le pas­sage du boeuf, reflets sur le sombre Bosphore…

Hors les murs de Théo­dose se trou­vait autre­fois une petite ville deve­nue aujourd’­hui un des quar­tiers d’Is­tan­bul et un haut-lieu de l’Is­lam tra­di­tion­nel. Cette ville d’Eyüp a vu tom­ber le com­pa­gnon du Pro­phète Abu Ayyub al-Ansa­ri lors du pre­mier siège de Constan­ti­nople en 670. Enter­ré sur place, il repose aujourd’­hui en bonne place dans le mau­so­lée au cœur de la cour de la mos­quée por­tant son nom. La mos­quée en elle-même n’a rien d’ex­cep­tion­nel, si ce n’est qu’elle est très élé­gante et s’é­lève fiè­re­ment au pied de la col­line sur laquelle sont sau­pou­drées les sépul­tures blanches en marbre de Mar­ma­ra, et sur les­quelles les habi­tants d’Is­tan­bul viennent ici en nombre pour prier et se recueillir. On est ici bien loin de l’Is­tan­bul moderne et pleine de vie. Le temps s’est arrê­té, on vit au rythme des adhan, loin du tumulte.

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 084a - Eyüp - Teleferık Silahtarağa Caddesi (more…)

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