Joik, le chant de la terre des Saami

Joik, le chant de la terre des Saami

Joik

Le chant de la terre du peuple Saami

Un chant venu du fond des âges

Par­mi les peuples dont l’exis­tence finit par res­sem­bler à une légende, le peuple Saa­mi fait par­tie de ceux dont on connait suf­fi­sam­ment peu de choses pour les ima­gi­ner peut-être aujourd’­hui dis­pa­rus. Connus sous le terme de Lapons, ils n’ap­pré­cient pas d’être appe­lés de cette manière, car le terme venant du sué­dois signi­fie qu’ils portent des haillons.

Confi­né dans un recoin de l’Eu­rope, entre la Nor­vège, la Suède, la Fin­lande et cette petite excrois­sance russe qu’on appelle la pénin­sule de Kola, ce peuple conti­nue aujourd’­hui de vivre sur un ter­ri­toire grand comme la France, même s’il ne reste plus qu’en­vi­ron 100 000 repré­sen­tants. Vic­time d’ac­cul­tu­ra­tion par l’é­van­gé­li­sa­tion chré­tienne et une poli­tique de nor­vé­gia­ni­sa­tion agres­sive, il reste aujourd’­hui un peuple à la culture forte et mil­lé­naire, et même si une majo­ri­té d’entre eux sont désor­mais mélan­gés aux peuples urba­ni­sés, cer­tains d’entre eux conti­nuent de vivre leur vie de nomades éle­veurs de rennes.

Voi­ci un article très détaillé sur le joik (en).

Pho­to d’en-tête Eri­ka Larsen

Le Joik des éle­veurs de rennes

Peuple de tra­di­tion orale, les Saa­mi ont reçu en héri­tage le joik de la part des elfes et des fées qui leur ont confié ce chant qui est cer­tai­ne­ment aujourd’­hui la plus ancienne forme de tra­di­tion orale en Europe. Ce chant qui, contrai­re­ment au kul­ning, n’est pas un chant pour héler les trou­peaux, est l’u­nique forme forme d’ex­pres­sion des Saa­mi et regroupe en réa­li­té plu­sieurs formes de chants qui sont des évo­ca­tions per­son­nelles adres­sées soit à une per­sonne en par­ti­cu­lier, soit à un ani­mal, soit à un paysage.

La reli­gion ori­gi­nelle des Saa­mi étant proche des formes de cha­ma­nisme que l’on retrouve sous ces lati­tudes, il est nor­mal qu’on puisse retrou­ver le joik inté­gré aux rituels cha­ma­niques, eux-mêmes en lien fort avec la nature environnante.

Voi­ci deux vidéos qui illus­trent cette tra­di­tion. La pre­mière montre Sofia Jan­nok, chan­teuse tra­di­tion­nelle. La seconde est un concours de joik enre­gis­tré en 2012.

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Ca trù, la pure­té vietnamienne

Ca trù, la pure­té vietnamienne

Ca Trù

La pure­té en musique

Un chant venu du Vietnam

De ces deux syl­labes qu’on pro­nonce avec des sons longs, on n’en­tend pas grand-chose, pas plus qu’on en connaît. Pour­tant, le Ca trù est ins­crit sur la Liste du patri­moine imma­té­riel néces­si­tant une sau­ve­garde urgente de l’U­NES­CO. Appa­ru au XIè siècle sous la dynas­tie Lý, l’ac­cul­tu­ra­tion liée à la colo­ni­sa­tion fran­çaise et aux guerres ont qua­si­ment fait dis­pa­raître cet art mil­lé­naire de la poé­sie chantée.

Géné­ra­le­ment, une chan­teuse joue du Phách, une tige de bam­bou frap­pée par un mor­ceau de bois, et le groupe est com­po­sé d’un joueur de luth, le Đàn đáy et d’un joueur de tam­bour d’é­loges, le Trống chầu.

Il n’y a fina­le­ment pas beau­coup à en dire, mais entendre une chan­teuse de Ca trù (Ka tchou) avec ses envo­lées plain­tives et ses trilles enchan­tées, a quelque chose d’un peu magique, ryth­mée par le son sec du bam­bou frap­pé. Le mieux est encore d’é­cou­ter cet art sen­suel venu du nord du Vietnam.

A voir, pour aller plus loin, les très belles pho­tos de Tew­fic el-Sawy avec sa série sur les chan­teuses de Ca trù.

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Le conte de la prin­cesse Kaguya d’I­sao Takahata

Le conte de la prin­cesse Kaguya d’I­sao Takahata

Il est sor­ti comme ça, tout dis­crè­te­ment, une semaine où les navets étaient à l’hon­neur, et c’est à peine si on en a enten­du par­ler. Isao Taka­ha­ta vient de sor­tir son der­nier film en France, Le conte de la prin­cesse Kaguya (Kaguya-hime). Contrai­re­ment à ses pré­cé­dents films, celui-ci n’est pas une ani­ma­tion colo­rée dans le droit style du stu­dio Ghi­bli comme on a pu le voir dans Pom­po­ko par exemple, un de ses films les plus colo­rés, à la fois enga­gé et très tra­di­tio­na­liste, mais un chef‑d’œuvre épu­ré à l’ex­trême ; tout ici est des­si­né au fusain, image par image et colo­ré au pas­tel, puis mon­té dans une volon­té claire de faire au plus simple. Les habi­tués des ani­ma­tions Ghi­bli y per­dront peut-être leur latin, mais ce qui en res­sort est un film qui fina­le­ment s’af­fran­chit vrai­ment du conte pour enfant et reste cruel comme savent l’être les contes tra­di­tion­nels japonais.

Le conte de la princesse Kaguya (Kaguya hime no monogatari)

Un cou­peur de bam­bou trouve un jour dans la bam­bou­se­raie du vil­lage, une toute petite fille à l’in­té­rieur d’une grosse pousse. Il la recueille et très vite elle gran­dit, beau­coup plus rapi­de­ment qu’une petite fille nor­male, et son père adop­tif, convain­cu que cette fillette lui a été envoyée pour qu’il en fasse une prin­cesse, va l’ex­traire de sa pau­vre­té et du vil­lage dans lequel elle gran­dit pour qu’elle devienne la plus grande prin­cesse de la cour. A l’aide d’or et de tis­sus qu’il trouve éga­le­ment dans la bam­bou­se­raie, il va la faire se parer des plus beaux atours du Japon afin qu’elle puisse trou­ver le plus beau par­ti de la région. Seule­ment, la jeune fille reste une petite fille de la cam­pagne et elle ne songe qu’à s’a­mu­ser et à cou­rir en tous sens. Devant la pres­sion de son père, elle fini­ra par abdi­quer et à faire ce qu’on attend d’elle.

Isao Takahata par Nicolas Guérin

Isao Taka­ha­ta par Nico­las Guérin

Dans ce film un peu long (ce qui me fait dire aus­si que 2h17 c’est un peu long pour une ani­ma­tion pour des enfants), on est fina­le­ment assez trou­blé de voir à quel point cette jeune fille aux pou­voirs sur­na­tu­rels résiste dans un pre­mier temps, abdique ensuite, pour fina­le­ment se rendre compte que son atti­tude désin­volte n’a fait que semer le trouble et la mort autour d’elle. Pour­tant, il est impos­sible de lui repro­cher quoi que ce soit, tant elle est belle et mutine. Celle qui devien­dra la prin­cesse Kaguya fini­ra par refu­ser la mis­sion qui était la sienne et ne pour­ra faire autre­ment que de retour­ner de là où elle vient.
Loin de la farce bur­lesque de Pom­po­ko ou du tra­gique allé­go­rique du Tom­beau des lucioles, ce film reste comme une perle fine, dont le des­sin empor­té est comme un pied-de-nez à la haute tech­no­lo­gie uti­li­sée en dépit du bon sens. Un très beau film qui néces­site une écoute silencieuse.

Une ver­sion du conte du Cou­peur de bam­bou.

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Un saint pour les vœux à exé­cu­ter rapi­de­ment : Saint Expédit

Un saint pour les vœux à exé­cu­ter rapi­de­ment : Saint Expédit

Voi­ci un culte comme on n’en fait plus. Niché dans le cœur de l’île de la Réunion, se mani­feste le culte de Saint Expé­dit, un saint dont l’o­ri­gine se mélange entre une erreur mani­feste d’é­ti­quette et la sur­vi­vance du culte d’un autre saint plus ancien, mys­té­rieux, à l’exis­tence pas­sée remise en cause ; un curieux syn­cré­tisme en est né, quelque chose de propre à l’île et dont les popu­la­tions, dans leur grande diver­si­té, se sont appro­priées la figure. William Dal­rymple nous explique com­ment dans l’île on peut voir fleu­rir de petits sanc­tuaires peints en rouge sang sur le bord des routes, lieux de culte voués à ce per­son­nage étrange à qui il est cou­tume de faire des offrandes pour qu’il exauce “rapi­de­ment et sans délai” des vœux par­ti­cu­liers. Autant dire que l’é­glise chré­tienne regarde ce culte d’un œil torve et sus­pi­cieux, même si c’est elle qui se l’est approprié.

Saint Expedit

Sanc­tuaire de Saint Expe­dit à la Réunion — Pho­to © Chris­tophe André

Au cours de l’an­née 1931, une boîte conte­nant des reliques, expé­diée par le Vati­can, arri­va dans l’Île.
Quelque part, en cours de route, il semble que l’é­ti­quette por­tant le nom du saint ait dis­pa­ru, et la seule indi­ca­tion qu’on avait sur son conte­nu, c’é­tait un tam­pon por­tant le mot ita­lien : « Spe­di­to » (expé­dié). Ain­si débu­ta le culte de Saint Expé­dit, dont la popu­la­ri­té gran­dit d’an­née en année, si bien qu’à par­tir d’une simple erreur d’é­cri­ture, il devint le patron non offi­ciel de la Réunion, saint dont la bio­gra­phie uni­que­ment orale en vint à cris­tal­li­ser les espoirs et les craintes de nom­breuses eth­nies de l’île. Il y a main­te­nant près de trois cent cin­quante sanc­tuaires dédiés à saint Expé­dit. Ils se dressent à chaque croi­se­ment de routes, cou­ronnent chaque som­met, reposent au fond des ravins les plus déser­tiques. Ce sont, à la fois, des ora­toires pour les fidèles et des sen­ti­nelles sacrées qui pro­tègent des ter­reurs nocturnes. […]
Le confon­dant pro­ba­ble­ment avec saint Elpide (mar­tyre armé­nien du IVè siècle, mort à Eski Mala­tyal, Mély­tène à l’é­poque, Tur­quie), l’Église catho­lique locale a fait de lui un mar­tyr des pre­miers temps de l’Église, et il est repré­sen­té comme un jeune légion­naire romain, por­tant un plas­tron en argent et une tunique rouge. D’une main, il tient une lance, de l’autre la palme du mar­tyr ; sous son pied gauche, il écrase un cor­beau, sym­bole de sa vic­toire sur les démons ten­ta­teurs. Mais un cer­tain nombre d’at­tri­buts plus exo­tiques ont été ajou­tés à cette image conven­tion­nelle de la pié­té catho­lique. Les hin­dous ont inté­gré à leur pan­théon ce saint qui porte main­te­nant la cou­leur sacrée de l’hin­douisme, et ils voient en saint Expé­dit une incar­na­tion non offi­cielle de Vish­nou ; ceux qui dési­rent des enfants attachent à la grille de l’un de ces sanc­tuaires un mor­ceau de tis­su jaune safran. De même, les musul­mans indo-réunion­nais y sus­pen­dant des fils de coton, comme ils le feraient sur des lieux sacrés sou­fis du sous-continent.
Ce culte de saint Expé­dit s’est aus­si révé­lé popu­laire auprès des des­cen­dants des esclaves qui per­pé­tuent la croyance aux esprits de leurs ancêtres mal­gaches. A Mada­gas­car, la palme est asso­ciée à la mort, alors que la lance et le cor­beau de saint Expé­dit sym­bo­lisent le sacri­fice, fai­sant de lui un cha­man blanc. Trait plus exo­tique encore, cer­tains des sor­ciers de l’île ont don­né à ce culte un carac­tère plus sombre en déca­pi­tant l’i­mage du saint, soit pour neu­tra­li­ser son pou­voir, soit afin d’u­ti­li­ser cette tête pour leurs propres incantations. […]
— Il s’en ser­vait pour jeter des sorts, dit Lou­lou. Il pen­sait qu’en déca­pi­tant le saint, il le dépouille­rait de son pou­voir et s’en empa­rait pour son propre usage.
— Vous pen­siez que cet homme avait un cer­tain pouvoir ?
— Il nous ter­ro­ri­sait ; tout le monde croyait qu’il était très puis­sant. Mais, à la fin, les gens l’ont flan­qué dehors.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

Pho­to d’en-tête © Duval Gil­bert

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Scène de transe au temple de Kali à Kochi

Scène de transe au temple de Kali à Kochi

— Et com­ment per­sua­dez-vous Kali de pos­sé­der la per­sonne ? demandai-je.
— Oh, c’est très facile. Nous lui don­nons à boire douze bas­sines pleines de sang.

Artiste de Kathakali

Artiste de Katha­ka­li — Pho­to © Jogesh S

Repar­tons en Inde, dans le sud de l’Inde exac­te­ment, à Kochi dans le Kera­la (l’an­cienne Cochin), le temps de se faire un peu peur dans la sau­va­ge­rie d’un temple où un liquide rouge stagne dans des bas­sines en cuivre, une solu­tion de jus citron et de tein­ture qui, il y a peu, n’é­tait pas aus­si sym­bo­lique ; on rem­plis­sait autre­fois ces bas­sines de sang d’a­ni­maux (ou peut-être d’une autre espèce…) sacrifiés.
Kali (काली), déesse mère, des­truc­trice, reine du temps, de la mort et de la déli­vrance, déesse matrone à la peau noire, Kali veut dire le temps, donc la mort. Elle est la femme de Shi­va et danse sur le corps blanc de son mari qui réclame son indul­gence, gri­ma­çante, tirant la langue et mon­trant outra­geu­se­ment ses lèvres rouges retour­nées comme les babines d’un ani­mal cour­rou­cé ou les lèvres d’un sexe béant. La voca­tion de Kali est de faire peur, comme le temps et la mort doivent faire peur. Mais les Hin­dous ne sont pas si naïfs, car Kali est celle qui les emmène vers la déli­vrance des réin­car­na­tions, même si cela doit pas­ser par une longue période sans morale. La déesse dont parle Dal­rymple est en réa­li­té un ava­tar d’une autre déesse plus large, Para­shak­ti Kali, mais j’a­voue avoir du mal à sai­sir la nuance.
Plon­gée dans une séance  tour­men­tée de gué­ri­son cha­ma­nique. Pour un peu, on tom­be­rait bien, nous aus­si, en transe.

Le temple de Kali était brillam­ment éclai­ré par un halo de torches fuli­gi­neuses à l’o­deur âcre. Pen­dant que le flot des fidèles y péné­trait, deux prêtres à demi nous allu­mèrent les der­nières mèches d’un grand pla­teau de cierges dont les flammes trem­blo­taient. Les prêtres ouvrirent les portes et les pèle­rins s’in­cli­nèrent devant la sta­tue aux nom­breux bras de Kali.
J’es­sayais de m’ap­pro­cher pour mieux la voir, à la lumière vacillante des torches. La déesse était repré­sen­tée comme une hideuse vieille sor­cière au visage noir bar­bouillé de sang, les lèvres retrous­sées, tirant la langue. Elle était nue et ne por­tait qu’une guir­lande de crânes et une cein­ture de têtes cou­pées ; un lacet de thug pen­dant à cette dernière.
Bien­tôt d’autres brah­manes à demi nus appa­rurent. Leur chair mouillée de sueur lui­sait à la lueur des lampes ; ils enton­nèrent des man­tras en sans­krit. Tan­dis qu’ils chan­taient, leur chef s’as­sit en lotus sur le sol, et je remar­quai pour la pre­mière fois les grandes bas­sines de cuivre dis­po­sées en rangs, dans l’ombre, aux pieds des prêtres.
Puis on intro­dui­sit les pos­sé­dées : douze ou treize jeunes filles, en majo­ri­té des ado­les­centes, et un seul homme qui devait appro­cher la tren­taine. On les ins­tal­la en arc de cercle autour de l’au­tel et, durant quelques minutes, tous res­tèrent immo­biles et silen­cieux pen­dant que les brah­manes conti­nuaient à chan­ter leurs man­tras. Puis le chef des prêtres fit un signe de tête aux cym­ba­liers, et la musique reprit.
D’a­bord les cym­bales se conten­tèrent de gar­der le tem­po des man­tras, puis les joueurs de conques et de trom­pettes se mirent de la par­tie, aux­quels se joi­gnirent quatre tam­bou­ri­neurs qui tenaient cha­cun un grand tabla de bois. Bien­tôt les man­tras furent com­plè­te­ment étouf­fés par le rythme ances­tral des musi­ciens du temple.
Dans l’ombre, je vis le chef de la com­mu­nau­té asper­ger le sanc­tuaire de liquide san­glant en pui­sant dans les bas­sines avec ses mains en coupe, si bien qu’en atter­ris­sant, le jus rouge écla­bous­sait les autres prêtres avant de cou­ler dans un conduit qui l’a­me­nait vers les racines de l’arbre du Démon.
Le rythme des tam­bours s’ac­cé­lé­ra, les conques beu­glèrent ; puis sou­dain, quelque chose de très étrange se pro­dui­sit. L’une des pos­sé­dées se mit à trem­bler, comme prise d’une forte fièvre. Ses yeux étaient ouverts, mais elle sem­blait com­plè­te­ment déso­rien­tée. À côté d’elle, les autres jeunes filles com­men­cèrent aus­si à oscil­ler ; la transe se trans­met­tait de l’une à l’autre telle une contagion.
— Regar­dez ! chu­chot­ta Venu­go­pal. Voyez comme notre déesse est puis­sante ! Elle fait dan­ser les esprits. Bien­tôt peut-être vont-ils capituler.
Une jeune fille en sari bleu secouait sa longue che­ve­lure d’a­vant en arrière, comme en proie à d’im­pos­sibles convul­sions. Der­rière elle, une femme — sans doute sa mère — ten­tait de s’as­su­rer que son sari, en se dérou­lant, n’en­frein­drait pas les règles de la pudeur indienne. De temps à autres, les mains de la jeune fille s’é­le­vaient dans les airs, son vête­ment s’en­trou­vrait et sa mère se pré­ci­pi­tait pour remettre le tis­su en place.
Trois autres jeunes filles se tor­daient main­te­nant sur le sol, comme en proie à la dou­leur ; une qua­trième tour­noyaient telle une tou­pie en pous­sant des cris aigus. C’é­tait un spec­tacle extra­or­di­naire. J’a­vais l’im­pres­sion d’a­voir recu­lé de plu­sieurs mil­lé­naires et d’as­sis­ter à quelque rituel drui­dique. Pour­tant per­sonne sauf moi ne sem­blait sur­pris et par­mi les enfants qui étaient pré­sents, deux sem­blaient s’en­nuyer fer­me­ment. Un jouait même avec deux billes de verre, les fai­sant rou­ler d’une main à l’autre, igno­rant com­plè­te­ment l’a­gi­ta­tion mal­saine qui régnait autour de lui.
Au bout d’en­vi­ron cinq minutes — bien que cela ait paru durer plus long­temps — la musique attei­gnit son paroxysme. Devant le lieu saint, le chef des prêtres, las de ver­ser la solu­tion à pleines mains, se mit à retour­ner les bas­sines dont le liquide rouge vint cla­po­ter autour des corps pros­trés des femmes. Les tam­bours bat­taient de plus en plus vite, les cym­bales s’en­tre­cho­quaient bruyam­ment, de plus en plus de pos­sé­dées tom­baient par terre en se convulsant.
Quand la der­nière s’é­crou­la, une conque émit une note grave et deux prêtres allèrent fer­mer les portes du sanc­tuaire. Les tam­bours se turent sou­dain. C’é­tait fini.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

Pho­to d’en-tête © Thaths

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