Jan 9, 2019 | Chambre acoustique, Sur les portulans |
Joik
Le chant de la terre du peuple Saami
Un chant venu du fond des âges
Parmi les peuples dont l’existence finit par ressembler à une légende, le peuple Saami fait partie de ceux dont on connait suffisamment peu de choses pour les imaginer peut-être aujourd’hui disparus. Connus sous le terme de Lapons, ils n’apprécient pas d’être appelés de cette manière, car le terme venant du suédois signifie qu’ils portent des haillons.
Confiné dans un recoin de l’Europe, entre la Norvège, la Suède, la Finlande et cette petite excroissance russe qu’on appelle la péninsule de Kola, ce peuple continue aujourd’hui de vivre sur un territoire grand comme la France, même s’il ne reste plus qu’environ 100 000 représentants. Victime d’acculturation par l’évangélisation chrétienne et une politique de norvégianisation agressive, il reste aujourd’hui un peuple à la culture forte et millénaire, et même si une majorité d’entre eux sont désormais mélangés aux peuples urbanisés, certains d’entre eux continuent de vivre leur vie de nomades éleveurs de rennes.
Voici un article très détaillé sur le joik (en).
Photo d’en-tête Erika Larsen
Le Joik des éleveurs de rennes
Peuple de tradition orale, les Saami ont reçu en héritage le joik de la part des elfes et des fées qui leur ont confié ce chant qui est certainement aujourd’hui la plus ancienne forme de tradition orale en Europe. Ce chant qui, contrairement au kulning, n’est pas un chant pour héler les troupeaux, est l’unique forme forme d’expression des Saami et regroupe en réalité plusieurs formes de chants qui sont des évocations personnelles adressées soit à une personne en particulier, soit à un animal, soit à un paysage.
La religion originelle des Saami étant proche des formes de chamanisme que l’on retrouve sous ces latitudes, il est normal qu’on puisse retrouver le joik intégré aux rituels chamaniques, eux-mêmes en lien fort avec la nature environnante.
Voici deux vidéos qui illustrent cette tradition. La première montre Sofia Jannok, chanteuse traditionnelle. La seconde est un concours de joik enregistré en 2012.
Read more
Nov 2, 2018 | Chambre acoustique, Sur les portulans |
Ca Trù
La pureté en musique
De ces deux syllabes qu’on prononce avec des sons longs, on n’entend pas grand-chose, pas plus qu’on en connaît. Pourtant, le Ca trù est inscrit sur la Liste du patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente de l’UNESCO. Apparu au XIè siècle sous la dynastie Lý, l’acculturation liée à la colonisation française et aux guerres ont quasiment fait disparaître cet art millénaire de la poésie chantée.
Généralement, une chanteuse joue du Phách, une tige de bambou frappée par un morceau de bois, et le groupe est composé d’un joueur de luth, le Đàn đáy et d’un joueur de tambour d’éloges, le Trống chầu.
Il n’y a finalement pas beaucoup à en dire, mais entendre une chanteuse de Ca trù (Ka tchou) avec ses envolées plaintives et ses trilles enchantées, a quelque chose d’un peu magique, rythmée par le son sec du bambou frappé. Le mieux est encore d’écouter cet art sensuel venu du nord du Vietnam.
Read more
Jul 5, 2014 | L'oeil de la caméra |
Il est sorti comme ça, tout discrètement, une semaine où les navets étaient à l’honneur, et c’est à peine si on en a entendu parler. Isao Takahata vient de sortir son dernier film en France, Le conte de la princesse Kaguya (Kaguya-hime). Contrairement à ses précédents films, celui-ci n’est pas une animation colorée dans le droit style du studio Ghibli comme on a pu le voir dans Pompoko par exemple, un de ses films les plus colorés, à la fois engagé et très traditionaliste, mais un chef‑d’œuvre épuré à l’extrême ; tout ici est dessiné au fusain, image par image et coloré au pastel, puis monté dans une volonté claire de faire au plus simple. Les habitués des animations Ghibli y perdront peut-être leur latin, mais ce qui en ressort est un film qui finalement s’affranchit vraiment du conte pour enfant et reste cruel comme savent l’être les contes traditionnels japonais.
Un coupeur de bambou trouve un jour dans la bambouseraie du village, une toute petite fille à l’intérieur d’une grosse pousse. Il la recueille et très vite elle grandit, beaucoup plus rapidement qu’une petite fille normale, et son père adoptif, convaincu que cette fillette lui a été envoyée pour qu’il en fasse une princesse, va l’extraire de sa pauvreté et du village dans lequel elle grandit pour qu’elle devienne la plus grande princesse de la cour. A l’aide d’or et de tissus qu’il trouve également dans la bambouseraie, il va la faire se parer des plus beaux atours du Japon afin qu’elle puisse trouver le plus beau parti de la région. Seulement, la jeune fille reste une petite fille de la campagne et elle ne songe qu’à s’amuser et à courir en tous sens. Devant la pression de son père, elle finira par abdiquer et à faire ce qu’on attend d’elle.
Isao Takahata par Nicolas Guérin
Dans ce film un peu long (ce qui me fait dire aussi que 2h17 c’est un peu long pour une animation pour des enfants), on est finalement assez troublé de voir à quel point cette jeune fille aux pouvoirs surnaturels résiste dans un premier temps, abdique ensuite, pour finalement se rendre compte que son attitude désinvolte n’a fait que semer le trouble et la mort autour d’elle. Pourtant, il est impossible de lui reprocher quoi que ce soit, tant elle est belle et mutine. Celle qui deviendra la princesse Kaguya finira par refuser la mission qui était la sienne et ne pourra faire autrement que de retourner de là où elle vient.
Loin de la farce burlesque de Pompoko ou du tragique allégorique du Tombeau des lucioles, ce film reste comme une perle fine, dont le dessin emporté est comme un pied-de-nez à la haute technologie utilisée en dépit du bon sens. Un très beau film qui nécessite une écoute silencieuse.
Une version du conte du Coupeur de bambou.
Read more
Mar 20, 2014 | Sur les portulans |
Voici un culte comme on n’en fait plus. Niché dans le cœur de l’île de la Réunion, se manifeste le culte de Saint Expédit, un saint dont l’origine se mélange entre une erreur manifeste d’étiquette et la survivance du culte d’un autre saint plus ancien, mystérieux, à l’existence passée remise en cause ; un curieux syncrétisme en est né, quelque chose de propre à l’île et dont les populations, dans leur grande diversité, se sont appropriées la figure. William Dalrymple nous explique comment dans l’île on peut voir fleurir de petits sanctuaires peints en rouge sang sur le bord des routes, lieux de culte voués à ce personnage étrange à qui il est coutume de faire des offrandes pour qu’il exauce “rapidement et sans délai” des vœux particuliers. Autant dire que l’église chrétienne regarde ce culte d’un œil torve et suspicieux, même si c’est elle qui se l’est approprié.
Au cours de l’année 1931, une boîte contenant des reliques, expédiée par le Vatican, arriva dans l’Île.
Quelque part, en cours de route, il semble que l’étiquette portant le nom du saint ait disparu, et la seule indication qu’on avait sur son contenu, c’était un tampon portant le mot italien : « Spedito » (expédié). Ainsi débuta le culte de Saint Expédit, dont la popularité grandit d’année en année, si bien qu’à partir d’une simple erreur d’écriture, il devint le patron non officiel de la Réunion, saint dont la biographie uniquement orale en vint à cristalliser les espoirs et les craintes de nombreuses ethnies de l’île. Il y a maintenant près de trois cent cinquante sanctuaires dédiés à saint Expédit. Ils se dressent à chaque croisement de routes, couronnent chaque sommet, reposent au fond des ravins les plus désertiques. Ce sont, à la fois, des oratoires pour les fidèles et des sentinelles sacrées qui protègent des terreurs nocturnes. […]
Le confondant probablement avec saint Elpide (martyre arménien du IVè siècle, mort à Eski Malatyal, Mélytène à l’époque, Turquie), l’Église catholique locale a fait de lui un martyr des premiers temps de l’Église, et il est représenté comme un jeune légionnaire romain, portant un plastron en argent et une tunique rouge. D’une main, il tient une lance, de l’autre la palme du martyr ; sous son pied gauche, il écrase un corbeau, symbole de sa victoire sur les démons tentateurs. Mais un certain nombre d’attributs plus exotiques ont été ajoutés à cette image conventionnelle de la piété catholique. Les hindous ont intégré à leur panthéon ce saint qui porte maintenant la couleur sacrée de l’hindouisme, et ils voient en saint Expédit une incarnation non officielle de Vishnou ; ceux qui désirent des enfants attachent à la grille de l’un de ces sanctuaires un morceau de tissu jaune safran. De même, les musulmans indo-réunionnais y suspendant des fils de coton, comme ils le feraient sur des lieux sacrés soufis du sous-continent.
Ce culte de saint Expédit s’est aussi révélé populaire auprès des descendants des esclaves qui perpétuent la croyance aux esprits de leurs ancêtres malgaches. A Madagascar, la palme est associée à la mort, alors que la lance et le corbeau de saint Expédit symbolisent le sacrifice, faisant de lui un chaman blanc. Trait plus exotique encore, certains des sorciers de l’île ont donné à ce culte un caractère plus sombre en décapitant l’image du saint, soit pour neutraliser son pouvoir, soit afin d’utiliser cette tête pour leurs propres incantations. […]
— Il s’en servait pour jeter des sorts, dit Loulou. Il pensait qu’en décapitant le saint, il le dépouillerait de son pouvoir et s’en emparait pour son propre usage.
— Vous pensiez que cet homme avait un certain pouvoir ?
— Il nous terrorisait ; tout le monde croyait qu’il était très puissant. Mais, à la fin, les gens l’ont flanqué dehors.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
Photo d’en-tête © Duval Gilbert
Read more
Mar 15, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
— Et comment persuadez-vous Kali de posséder la personne ? demandai-je.
— Oh, c’est très facile. Nous lui donnons à boire douze bassines pleines de sang.
Artiste de Kathakali — Photo © Jogesh S
Repartons en Inde, dans le sud de l’Inde exactement, à Kochi dans le Kerala (l’ancienne Cochin), le temps de se faire un peu peur dans la sauvagerie d’un temple où un liquide rouge stagne dans des bassines en cuivre, une solution de jus citron et de teinture qui, il y a peu, n’était pas aussi symbolique ; on remplissait autrefois ces bassines de sang d’animaux (ou peut-être d’une autre espèce…) sacrifiés.
Kali (काली), déesse mère, destructrice, reine du temps, de la mort et de la délivrance, déesse matrone à la peau noire, Kali veut dire le temps, donc la mort. Elle est la femme de Shiva et danse sur le corps blanc de son mari qui réclame son indulgence, grimaçante, tirant la langue et montrant outrageusement ses lèvres rouges retournées comme les babines d’un animal courroucé ou les lèvres d’un sexe béant. La vocation de Kali est de faire peur, comme le temps et la mort doivent faire peur. Mais les Hindous ne sont pas si naïfs, car Kali est celle qui les emmène vers la délivrance des réincarnations, même si cela doit passer par une longue période sans morale. La déesse dont parle Dalrymple est en réalité un avatar d’une autre déesse plus large, Parashakti Kali, mais j’avoue avoir du mal à saisir la nuance.
Plongée dans une séance tourmentée de guérison chamanique. Pour un peu, on tomberait bien, nous aussi, en transe.
Le temple de Kali était brillamment éclairé par un halo de torches fuligineuses à l’odeur âcre. Pendant que le flot des fidèles y pénétrait, deux prêtres à demi nous allumèrent les dernières mèches d’un grand plateau de cierges dont les flammes tremblotaient. Les prêtres ouvrirent les portes et les pèlerins s’inclinèrent devant la statue aux nombreux bras de Kali.
J’essayais de m’approcher pour mieux la voir, à la lumière vacillante des torches. La déesse était représentée comme une hideuse vieille sorcière au visage noir barbouillé de sang, les lèvres retroussées, tirant la langue. Elle était nue et ne portait qu’une guirlande de crânes et une ceinture de têtes coupées ; un lacet de thug pendant à cette dernière.
Bientôt d’autres brahmanes à demi nus apparurent. Leur chair mouillée de sueur luisait à la lueur des lampes ; ils entonnèrent des mantras en sanskrit. Tandis qu’ils chantaient, leur chef s’assit en lotus sur le sol, et je remarquai pour la première fois les grandes bassines de cuivre disposées en rangs, dans l’ombre, aux pieds des prêtres.
Puis on introduisit les possédées : douze ou treize jeunes filles, en majorité des adolescentes, et un seul homme qui devait approcher la trentaine. On les installa en arc de cercle autour de l’autel et, durant quelques minutes, tous restèrent immobiles et silencieux pendant que les brahmanes continuaient à chanter leurs mantras. Puis le chef des prêtres fit un signe de tête aux cymbaliers, et la musique reprit.
D’abord les cymbales se contentèrent de garder le tempo des mantras, puis les joueurs de conques et de trompettes se mirent de la partie, auxquels se joignirent quatre tambourineurs qui tenaient chacun un grand tabla de bois. Bientôt les mantras furent complètement étouffés par le rythme ancestral des musiciens du temple.
Dans l’ombre, je vis le chef de la communauté asperger le sanctuaire de liquide sanglant en puisant dans les bassines avec ses mains en coupe, si bien qu’en atterrissant, le jus rouge éclaboussait les autres prêtres avant de couler dans un conduit qui l’amenait vers les racines de l’arbre du Démon.
Le rythme des tambours s’accéléra, les conques beuglèrent ; puis soudain, quelque chose de très étrange se produisit. L’une des possédées se mit à trembler, comme prise d’une forte fièvre. Ses yeux étaient ouverts, mais elle semblait complètement désorientée. À côté d’elle, les autres jeunes filles commencèrent aussi à osciller ; la transe se transmettait de l’une à l’autre telle une contagion.
— Regardez ! chuchotta Venugopal. Voyez comme notre déesse est puissante ! Elle fait danser les esprits. Bientôt peut-être vont-ils capituler.
Une jeune fille en sari bleu secouait sa longue chevelure d’avant en arrière, comme en proie à d’impossibles convulsions. Derrière elle, une femme — sans doute sa mère — tentait de s’assurer que son sari, en se déroulant, n’enfreindrait pas les règles de la pudeur indienne. De temps à autres, les mains de la jeune fille s’élevaient dans les airs, son vêtement s’entrouvrait et sa mère se précipitait pour remettre le tissu en place.
Trois autres jeunes filles se tordaient maintenant sur le sol, comme en proie à la douleur ; une quatrième tournoyaient telle une toupie en poussant des cris aigus. C’était un spectacle extraordinaire. J’avais l’impression d’avoir reculé de plusieurs millénaires et d’assister à quelque rituel druidique. Pourtant personne sauf moi ne semblait surpris et parmi les enfants qui étaient présents, deux semblaient s’ennuyer fermement. Un jouait même avec deux billes de verre, les faisant rouler d’une main à l’autre, ignorant complètement l’agitation malsaine qui régnait autour de lui.
Au bout d’environ cinq minutes — bien que cela ait paru durer plus longtemps — la musique atteignit son paroxysme. Devant le lieu saint, le chef des prêtres, las de verser la solution à pleines mains, se mit à retourner les bassines dont le liquide rouge vint clapoter autour des corps prostrés des femmes. Les tambours battaient de plus en plus vite, les cymbales s’entrechoquaient bruyamment, de plus en plus de possédées tombaient par terre en se convulsant.
Quand la dernière s’écroula, une conque émit une note grave et deux prêtres allèrent fermer les portes du sanctuaire. Les tambours se turent soudain. C’était fini.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
Photo d’en-tête © Thaths
Read more