L’hygiène a eu des heures laborieuses. Pourtant, la règle que prononça Robert de Molesme sous le nom de règle de cistercienne (de l’abbaye de Cîteaux) imposa aux moines de se laver les mains avant tous les actes qui rythmaient la vie religieuse ; offices, prières, travaux, repas. A cet effet, entre les parties communes et le réfectoire se trouvait généralement le cloître qui était équipé d’une installation assimilable à une fontaine, laquelle permettait de se laver les mains avant les repas. Cette installation portait le nom de lavabo, forme future du verbe lavare à la première personne (je laverai) et a connu dans le monde moderne une expansion hygiéniste certaine, car en réalité, et sans le savoir, ce que venait de prôner la règle religieuse allait sauver une nombre important de vies humaines aux pires heures de notre histoire, par le simple fait de se laver les mains avant de manger…
J’avais déjà parlé d’un tableau de Michelangelo Merisi (Caravage), la Vocation de Saint-Matthieu, faisant partie d’un triptyque relatant trois moments importants de la vie de Matthieu avec Saint-Matthieu et l’ange et le Martyre de Saint-Matthieu, destiné à décorer l’autel de la chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis-des-Français de Rome. Avant que ne vienne au jour la version que l’on peut admirer actuellement de l’inspiration de Saint-Matthieu, Caravage avait produit une toile de grande taille (232 x 183cm) représentant l’ange guidant la main de Saint-Matthieu.
Bien.
Seulement, les choses ne sont pas aussi simples. Il ne suffit pas d’avoir le vent en poupe, d’être un peintre avec pignon sur rue et de peindre ce qui nous semble bon pour évoquer la commande et respecter le cahier des charges, d’avoir un talent incroyable et une audace de génie pour s’en sortir. Alors pour tenter de comprendre ce qui cloche, apprenons à regarder ce que nous avons sous les yeux pour voir ce que nous ne voyons pas.
Nous voyons deux personnages. La premier, le plus important est Saint-Matthieu, le second est l’ange qui inspire l’apôtre pour lui dicter ce qui sera l’Evangile — pardonnez-moi l’expression, mais c’est quand-même un gros morceau. Étudions ce que nous voyons pour éventuellement en analyser les postures. L’homme est assis sur un curule, portant gauchement (1) le livre sur lequel il écrit, genoux croisés (2), le pied tendu vers le spectateur (3), les jambes couvertes de poussière (4), la main mal assurée et épaisse (5) guidée par celle de l’ange (6), l’air un peu — pardonnez-moi — ahuri, pataud (7), genoux et coudes nus (8). Disons-le nettement, nous avons ici 8 arguments suffisants pour réprouver cette œuvre d’art et l’empêcher d’être élevée au rang de peinture d’autel (du point de vue de l’Église, naturellement).
(1) Le fait que Matthieu porte le livre gauchement le rend maladroit et indique clairement que c’est le genre d’objet qu’il n’est pas habitué à manipuler.
(2) Les genoux croisés révèle une certaine désinvolture, une « épaisseur » qui ne sied pas à un évangéliste.
(3) Ce pied tendu peint avec un raccourci fait clairement apparaître un débordement de la toile et projette le pied en direction du spectateur dans une trop grande proximité.
(4) Matthieu a les jambes couvertes de poussière (même si on le voit peu sur cette reproduction), comme un vulgaire homme du peuple.
(5) Tout indique que Matthieu, s’il sait compter au vu de son métier, a l’air d’avoir un peu de mal à écrire…
(6) Impression renforcée par le fait que l’ange guide sa main au point qu’on se demande si ce n’est pas lui qui écrit avec la main de Matthieu.
(7) L’air naïf qui lui est imprimé n’est pas à son avantage. C’est un peu comme s’il s’émerveillait de cette écriture qui nait sous la plume que sa main tient, guidée par celle de l’ange.
(8) Genoux et coudes sont nus, ce qui n’est guère convenable, quand bien même Matthieu serait un homme simple et humble…
L’impression donnée par la toile fait de Matthieu un personnage beaucoup trop naturel, trop proche du quidam pour figurer dans une église de la sorte. Le tableau est rejeté par ses commanditaires, jugé ton peu bienséant, troppo naturale… Merisi sera obligé d’en conduire une autre version, beaucoup moins attachante, et surtout beaucoup plus conventionnelle.
La première version, dont il n’existe aucune reproduction en couleur a été portée disparue, considérée comme détruite, suite aux bombardements massifs dont a été victime Berlin en 1945, notamment sur le Kaiser Friedrich Museum, aujourd’hui Bode-Museum.
S’il n’avait pas été refusé, il serait aujourd’hui en bonne place dans une église de Rome…
La magie et la présence des esprits vient la plupart du temps de toutes ces histoires que nous n’arrivons pas à expliquer et pour lesquelles il faut bien une explication, car Natura abhorret a vacuo, la nature a horreur du vide, rien n’est sans raison, alors seuls le grand Gengis Khan et ceux de sa lignée peuvent accomplir leur destinée là où les autres périront. Sauf si on est un géologue averti comme l’était Ossendowski…
« Pourquoi cette région a‑t-elle attiré tous les puissants empereurs et les khans qui régnèrent du Pacifique à l’Adriatique ? » me demandais-je. Et je pensais en moi-même que ce ne pouvaient être ni les montagnes arides, ni les vallées couvertes de mélèzes et de bouleaux, ni les vastes étendues sablonneuses, ni même les lacs retirés et les rochers stériles.
Les grands empereurs, se souvenant de la vision de Gengis Khan, on cherché ici de nouvelles révélations ; ils ont attendu que se réalisent les prédictions touchant à sa miraculeuse et majestueuse destinée, cette destinée sur laquelle se sont cristallisés les honneurs divins, l’obéissance et la haine. Où pouvaient-ils mieux entrer en relations avec les dieux, les bons et les mauvais esprits qu’ici même où ils demeurent ? La région de Zain, couverte de ces anciennes ruines, était un lieu prédestiné.
– Seuls peuvent faire l’ascension de cette montagne ceux qui sont issus en droite lignée de Gengis Khan, m’expliqua le Pandita. A mi-hauteur l’homme ordinaire suffoque, et s’il veut s’aventurer plus haut, il meurt. Il y a quelques temps, des chasseurs mongols poursuivaient une meute de loups sur la montagne ; quand ils eurent atteint cette région, tous périrent. Sur les flancs gisent des ossements d’aigles, de moutons et de ces antilopes kabarga, qui courent légères et rapides comme le vent. C’est là qu’habite le mauvais démon qui possède le livre des destinées humaines.
Je possédais pour ma part une réponse à ce mystère : dans le Caucase occidental, j’avais gravi une montagne, située entre Soukhoum Kalé et Toupsei, sur laquelle venaient mourir les loups, les aigles et les chèvres sauvages. Les hommes y périraient aussi s’ils ne traversaient cette région à cheval. Le terre en effet produit de l’acide carbonique dont les émanations détruisent toute ville animale. Le gaz s’attache au sol, formant une couche d’environ cinquante centimètres d’épaisseur. Les cavaliers quand ils passent dominent cette couche ; leurs chevaux redressent la tête, s’ébrouent et hennissent, car ils sentent le danger. Ici au sommet de cette montagne où le mauvais démon parcourt le livre de la destinée humaine, c’est le même phénomène qui se produit. C’est lui qui explique la peur sacrée des Mongols et l’inexorable attrait qu’il exerce sur les descendants de Gengis Khan, hauts de taille, presque géants. Leurs têtes altières dominent les couches de gaz empoisonné, si bien qu’ils peuvent atteindre sans mal les cimes de cette terrible et mystérieuse montagne. Pour le géologue, il ne s’agit que de la limite méridionale des dépôts houillers qui produisent l’acide carbonique et le gaz des marais.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
Lorsque j’étais à l’intérieur du baptistère San Giovanni de Florence avec ses mosaïques de style byzantin représentant le Christ du Jugement dernier entouré des neuf représentants de la hiérarchie céleste(1), je me suis posé une question. Mais d’abord, je me suis laissé envahir par la beauté du lieu. Je pense que ce baptistère est un des lieux les plus magiques de l’histoire de la chrétienté, et malgré ses dimensions beaucoup plus modestes que le Duomo(2) voisin, il n’en reste pas moins un lieu magnifique. Ses mosaïques dorées sont baignées d’une lumière irréelle et donnent au visiteur une sensation de majesté écrasante, ce qui est le lieu commun des œuvres sacrées. On doit s’y sentir petit, un tremendum(3) tout puissant vous étrillant les entrailles… Ensuite je me suis posé une question. Je me suis dit que si je voulais prendre le temps de comprendre cette histoire, de la déchiffrer, d’en découvrir les subtilités et les symboles, il serait peut-être préférable que je regarde les reproductions d’un livre, parce que ce sont deux temps différents chez moi. Je ne viens pas sur place pour comprendre les mystères d’une fresque ou d’un tableau. Je suis là pour en ressentir l’immédiate présence, pour me sentir happé par l’œuvre telle que l’a conçu son auteur, l’acte intellectuel est pour plus tard, dans le second acte. Ce second acte est un acte de décomposition de l’instinct, un acte élaboré dans lequel on se questionne et on questionne l’œuvre dans sa relation de dépendance à notre perception.
Donc, pour moi, le livre est un support qui vient aider la compréhension. Et puis soyons honnête, il y a toujours quelque chose qui nous perturbe quand on est sur place. Trop de monde, trop de bruit, et puis la plupart du temps on doit circuler, ne pas rester là sur place, surtout pas, il faut qu’il y en ait pour tout le monde. La barbe.
Chacune des deux actions est donc décorrélée et se suffit à elle-même. Et jusqu’à il y a peu, je pensais qu’on pouvait facilement se passer de l’un ou de l’autre. Jusqu’à ce que j’aille voir les deux expositions Canaletto(4). En réalité, je m’en suis surtout rendu compte lorsque j’ai ouvert les deux catalogues que j’ai achetés (oui, je sais, c’est cher les livres) et que je me suis aperçu que les reproductions, malgré leur indéniable qualité et définition, n’étaient que les reflets assez pâles de ce que je venais de voir. Et là, rien ne pouvait venir contredire cela. Sur les tableaux de Canaletto, on peut voir les petites gouttes de peinture qui font les visages, les volutes florales des décors des immeubles enroulées avec grâce, les caches que le peintre a utilisé pour délimiter les à‑plats de couleurs, bref, tout ce qu’on ne voit pas sur la reproduction du livre.
Après, il y avait tellement de monde, notamment à Jacquemart-André, que j’ai cru que j’allais craquer et finir par écraser quelques pieds. Impossible de se planter devant un tableau et d’attendre qu’il se révèle. Car c’est comme ça que ça fonctionne. Difficile sur un livre de se laisser édifier par une œuvre monumentale ou simplement un portrait grandeur nature. De temps en temps, l’opération intellectuelle se fait sur place et prend l’allure d’une épiphanie, d’une quasi révélation. C’est ce qui m’est arrivé devant L’escalier des Géants du Palazzo Ducale, un pur moment de grâce. A un moment donné, le tableau s’est érigé devant moi comme s’il sortait de terre. Étrangement, même les plus grands tableaux de Canaletto peuvent être regardés de près, c’est ce qui fait la puissance de ces vedute.
L’escalier des Géants du Palazzo Ducale
(La Scala dei Giganti in Palazzo Ducale)
1755–1756 — 174 x 136 cm
Alors je me suis demandé si quelque chose pouvait remplacer l’exposition, l’exhibition de ces œuvres réunies en un seul endroit pour extraire l’essence d’un style, d’un peintre, d’une époque. Je serais tenté de dire que ça dépend. Imaginez vous face au fronton de l’abbatiale de Conques (déjà, il faut y aller en Aveyron…) et pour un œil non exercé, tenter d’en découvrir tous les symboles cachés peut mettre du temps, alors que si vous êtes dans votre salon armé d’une belle reproduction, les choses peuvent vous apparaître plus simplement. Évidemment, se dire aussi qu’on ne verra pas tous les jours tel ou tel tableau est un encouragement pour se déplacer aux expositions. Untel vient du musée de l’Ermitage, untel des collections privées du Duc de Northumberland, untel des collections du Prince de Liechtenstein, un carnet de note du peintre qui ne sort que pour la deuxième fois dans une exposition publique… Rien que ça invite à faire le déplacement.
Alors j’en prends mon parti à présent. Si le temps me le permet et si les conditions in situ ne sont pas trop désagréables, je me laisse saisir par l’œuvre. Sinon, je repère ce que je souhaite approfondir et je me dis que je m’en sortirai avec la reproduction, quitte à transformer mes appartements privés en bibliothèque d’art…
Notes :
(1) Séraphins, Chérubins, Trônes, Dominations, Autorités, Puissances, Principautés, Archanges et Anges, selon la Hiérarchie Céleste du Pseudo-Denys l’Aréopagite (490)
(2) Santa Marie del Fiore (Sainte-Marie de la fleur)
(3) Sensation du redoutable introduite dans la religion par le protestantisme, numineux de la psychanalyse, notion développée chez Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957.
(4) Canaletto à Venise, Musée Maillol, 59, rue de Grenelle (VIIe). Jusqu’au 10 février 2013.
Canaletto-Guardi, Musée Jacquemart-André 158, boulevard Haussmann (VIIIe). Jusqu’au 14 janvier 2013.
Note de bas de page : ceci est mon 500ème billet sur ce blog