Où il est question d’un grand-père comptable transformé en photographe, d’un orgasme matinal du mois d’août, d’un hôtel construit par un architecte célèbre et qui aurait bien pu ne pas résister à un tremblement de terre, d’un arbre qui pousse les pieds dans l’eau, de l’initiation d’un chasseur, d’une harpiste de jazz d’une incroyable modernité, d’icônes à profaner et d’une abeille surgie du passé.
Première pipe d’opium. C’est un nom qui pourrait presque faire sourire. Georges-Auguste Marbotte, un nom qui évoque un grand-père barbu et tendre, à la rigueur un peintre qui aurait pu connaître Claude Monet, peut-être même un rongeur un peu poilu des montagnes. En réalité, c’est le nom d’une commune de la Meuse mais c’est aussi un nom lié au Yunnan et à la formidable œuvre qui a consisté à construire un chemin de fer entre le Tonkin et Yunnanfu, sur une longueur de 855 kilomètres, au travers d’un paysage qu’il a fallu percer, des révolutions qu’il a fallu éviter et des épidémies qui ont décimé les équipes. Sept longues années ont été nécessaires pour arriver au terme de l’aventure, une aventure jonchée des cadavres des ouvriers terrassés par les maladies les plus exotiques et les accidents de construction (à peine 12 000 ouvriers y ont laissé la vie), mais aussi de 3422 ponts et viaducs et 155 tunnels. Un défi colossal pour l’époque, mené d’une main de maître, par le Consul du Yunnan, un certain… Auguste François, ce même Auguste François qui posait en habit chinois, en fumeur d’opium… Si Auguste François apprécie la photographie, il n’a cure d’immortaliser le chantier, préférant focaliser son attention sur les mœurs de la campagne, immortalise les personnages qu’il côtoie, les simples quidams de son quotidien. Celui qui fera le travail de photographie du chemin de fer, c’est Marbotte. Lui n’est qu’un petit expert-comptable dans une des sociétés qui gère la construction du chantier. Il finit par devenir le photographe attitré de l’œuvre avec ses clichés totalement vertigineux, ses points de vue plongeant et la finesse de ses prises de vue, immortalisant ainsi un chantier dont on a tout oublié, jeté avec l’eau des remords colonialistes. Pourtant, la ligne fonctionne toujours, entre Kunming (昆明市) en Chine et Lào Cai (Nord Vietnam), jusqu’au port de Hải Phòng. De ces deux hommes, il reste des centaines de clichés, exposés récemment au Musée Guimet. A lire, cette histoire d’un dessinateur chinois qui découvre son histoire au travers de celle de Marbotte, mais aussi ces deux émouvantes expositions, l’une sur la famille Marbotte, l’autre sur la construction du chemin de fer.
Exposition Georges-Auguste Marbotte — À proximité du pont en arbalétriers au kilomètre 111
Auguste François — pont suspendu en bois qui enjambe la rivière Da Du He entre la Chine et le Tibet
Georges-Auguste Marbotte — arbre à flanc de colline
Auguste François en habit de consul devant sa maison à Yunnanfu
Georges-Auguste Marbotte — Les deux ouvertures de part et d’autre du pont en arbalétriers au kilomètre 111
Auguste François — Suppliciés en cage et à la cangue à Yunnanfu
Georges-Auguste Marbotte — Transport des armatures
Augute François — Yunnanfu
Portrait de Georges-Auguste Marbotte
Deuxième pipe d’opium. Je me réveille avec l’intérieur chamboulé. Dans la nuit, quelque chose m’a surpris, m’a réveillé et m’a tenu éveillé pendant de longues minutes pleines d’une souffrance inconnue — une douleur sourde et profonde — la seule chose qui me fait du bien c’est l’odeur de café — café en poudre sucré — comme à Bangkok au petit matin — mouillé avec de l’eau bouillie avant même de descendre prendre mon petit déjeuner. Et il me revient en souvenir le goût tout particulier de celui que je buvais au Light Hotel à Hanoï, je sais que ce n’était pas du vrai café, même pas du Cà Phê Phin, ni du Cà Phê Nấu, encore moins du Cà Phê Sữa. Ce n’était pas ce café préparé au filtre, un petit filtre en métal perforé et posé sur la tasse, ce qui ne fait en rien le goût si particulier. Juste du café d’hôtel, mais celui-ci avait quelque chose de particulier — les quelques jours où je suis resté à Hanoï ont tous commencé par cette délicate attention du café matinal, un café que dans mon esprit je me plaisais à dire si pur qu’il était certainement descendu seul des pentes enneigées de l’Himalaya, ou à défaut du Phan Xi Păng… Je n’ai jamais rien bu de tel et je n’en boirai peut-être plus jamais. Je me souviendrai toute ma vie de ce goût d’épices, de cannelle certainement, d’autres choses que je ne veux pas nommer de peur de rompre le charme. Cà Phê…
Troisième pipe d’opium. Imperial Hotel, à Tokyo. Pas la peine de vouloir y réserver une chambre, c’est impossible. L’Imperial Hotel de Tokyo (帝国ホテル) était une pure merveille, un bâtiment presque incongru dans un Japon qui n’accepte que peu les écarts architecturaux, surtout lorsque ceux-ci viennent d’Occident. En l’occurrence, le projet somptueux qui a été conçu par l’architecte de renom, américain de surcroît, Frank Lloyd Wright avait tout d’une tentative de jonction entre l’Occident et l’Orient. Il ne reste aujourd’hui plus rien de l’hôtel, si ce n’est l’entrée principale qui est aujourd’hui conservée au Meiji-mura (博物館明治村). Le fait que les chambres étaient jugées trop petites et impossible à climatiser, et surtout que les fondations qui avaient pourtant résisté au séisme de 1923 avaient fini par s’enfoncer dans le sol, créant une étrange impression d’ondulation dans les couloirs menant aux chambres, ont eu raison de lui. En 1950, un autre hôtel, dans un style complètement différent et bien plus moderne, destiné à le remplacer, a été construit juste derrière, rendant définitivement caduc l’emploi du chef‑d’œuvre qui sera détruit en 1968 après quarante-cinq ans de bons et loyaux services. Il ne reste aujourd’hui que les cartes postales et les dessins originaux de l’artiste pour savoir à quoi il pouvait ressembler. Les cartes postales à voir sur Old Tokyo et Field and Digital Times.
Frank Lloyd Wright — Tokyo Imperial Hotel — Lobby
Frank Lloyd Wright — Tokyo Imperial Hotel — Entrée principale
Quatrième pipe d’opium. Cajeputier (Melaleuca cajuputi) est un arbuste ou un arbre à feuilles persistantes, pouvant atteindre 30m de haut. L’écorce épaisse, blanchâtre, s’exfolie en larges bandes. Les rameaux sont couverts d’une pubescence de poils fins, assez denses et longs (description de Craven et Barlow, Wikipédia). L’huile de cajeput a des propriétés antiseptiques, mais le plus important, c’est qu’il existe sur cette planète une forêt entière de cajeputiers, à l’extrême sud du Vietnam, à la naissance du delta du Mékong et non loin de la frontière cambodgienne, à Châu Đốc, dans la forêt de Tra Su (Rừng Trà Sư). Un endroit qui pourrait ressembler au marais poitevin ou au bayou de la Nouvelle-Orléans, une mangrove dans les terres, à plus de cinquante kilomètres de la mer, une forêt plantée de cet arbre magique, un endroit incomparable…
Forêt de cajeputiers de Tra Su. Sud Vietnam
Cinquième pipe d’opium. Dimanche. Soleil d’automne — couleurs adéquates, vives et tendres — quelque chose se tapit quelque part comme un loir en sommeil. Je range mes pantalons d’été, tout le coton et les chemises en lin que j’ai pris soin de laver et de repasser avant de les remiser pour l’hiver. Je n’aurais pas l’occasion de les remettre de sitôt — à moins qu’une surprise se dessine au cours de l’hiver. Heureusement, il reste la littérature. Hier soir, au mitan de la nuit, j’ai terminé Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen que je tenais depuis près d’un mois, mais cette fois-ci j’ai tout absorbé, lisant près de cent-cinquante pages en quelques heures. Étonnant. A présent, je suis tombé sur le livre de Richard Wagamese, Les étoiles s’éteignent à l’aube.
Il lui apprit à repérer les traces avant de le laisser faire toute autre chose. « N’importe quel imbécile sait tirer au fusil, lui disait-il. Mais si tu suis assez longtemps la piste d’un animal tu arrives à connaître sa façon de penser, ce qu’il aime, quand il l’aime et tout ça. Tu ne chasses pas l’animal. Tu chasses les traces qu’il laisse. »
— Richard Wagamese, Les étoiles s’éteignent à l’aube 10/18, Editions Zoé, 2016
Sixième pipe d’opium. Dorothy Ashby. Harpiste mais pas classique, elle a collaboré avec Louis Armstrong, Bobby Womack et Stevie Wonder, mais avant tout c’est une musicienne hors pair avec des compositions d’une modernité incroyable comme ce superbe Essence of Sapphire, joué simplement avec contrebasse et batterie. Douceur et tendresse sortent de cet instrument au son maîtrisé, aux syncopes parfaites. On dirait la bande originale d’un film des années 50…
https://youtu.be/MEUzOWF9aD0
Septième pipe d’opium. Patrick Deville. Son ton hors-norme et son incroyable insolence, même dans les moments les plus solennels. Dernière salve d’un livre intimiste qui n’est qu’une histoire d’amour, entre les icônes du passé et celles du présent…
Des lambeaux de tissus multicolores et propitiatoires dansent au vent. Depuis mille ans, le lieu saint dresse ses formes idéales au sommet de la montagne et à l’aplomb de la rivière. A l’intérieur, des hommes au profil acéré, vêtus de chasubles noires, aux cheveux longs tirés en catogans, à la beauté sombre et maigre de christs crucifiés ou d’anarchistes russes, ânonnent depuis mille ans leur mélopée polyphonique autour d’une petite table où reposent en allégorie de la paix une miche de pain, du raisin, des tomates. A nouveau, parmi les quelques fidèles, une femme belle à ravir, fine bougie brune à la main et coiffée d’un foulard. On sort sur le promontoire vertigineux en cherchant une explication rationnelle à la curieuse beauté des femmes dans les églises orthodoxes, car le phénomène est patent, même à Nice ou à San Remo. On ne parvient qu’à élaborer des théories oiseuses et pseudo-freudiennes relatives à l’adoration de ces icônes, que sans doute on ne refuserait pas à profaner.
— Patrick Deville. La tentation des armes à feu.
Seuil, collection Fictions & Cie. 2006
Huitième et dernière pipe d’opium. Le retour de l’abeille. Normalement, les abeilles reviennent au printemps, mais celle-ci a fait son retour à l’automne dans des circonstances que je ne m’explique pas vraiment. Au hasard d’une rencontre autour d’un discours, nous nous sommes retrouvés tous les deux à quelques mètres, à échanger des regards dans lesquels on pouvait savoir qu’il restait un souvenir lointain, presque inaudible, d’une histoire passée il y a très exactement vingt-six ans. Je dis souvent qu’il n’y a pas de hasard, il n’y a que des correspondances. Elle s’est approchée de moi en désarmant son appareil photo et m’a demandé si on se connaissait. Je lui ai simplement dit mon prénom et elle m’a répondu en riant “Oui… c’est bien ce qui me semblait… on s’est connus… on s’est même bien connus…” J’ai presque rougi… Ses yeux noisettes pétillants et son visage rond, ses mèches brunes frisées et ses lèvres à la moue boudeuse, elle était là, devant moi et nous nous sommes échangés nos numéros de téléphone en nous promettant de déjeuner ensemble, elle que j’ai recherchée si longtemps après que notre histoire fut terminée, dans la rue où je l’avais vue la dernière fois alors qu’elle était en fait partie faire ses études à Caen… Elle a fini par surgir à nouveau, l’abeille tendre…
Où il est question d’un vieillard, d’un jeune Américain agaçant qui se trouve dans le périnée du temps, d’un soldat à qui est dédicacé le Petit prince qui se retrouve en Cochinchine, d’une roue de chariot sur laquelle urine un voleur, d’un Canadien dans une Asie disparue, d’un Français en Azerbaïdjan, d’une carte postale écrite à l’envers et de deux Annamites bien nonchalants… les bougres…
Première pipe d’opium. Me voici entouré de mes bouquins, que je n’arrive pas à lire… C’est comme une épine dans le pied, quelque chose dont on ne sait pas pourquoi elle nous empêche de marcher — quelque chose qu’on ne voit pas à l’œil nu. Et puis du jour au lendemain, la spécialiste des yeux vous demande si vous voyez bien les petits caractères de près, je lui réponds oui évidemment, vous êtes sûr, ben oui pourquoi cette question, c’est juste que les fabricants écrivent de plus en plus petit sur les étiquettes — non Monsieur, votre vue baisse — ah — et puis l’opticien vous fait essayer des lunettes, vous voyez bien de loin là ? oui évidemment — et de près là — oui bien sûr — normalement vous arrivez à lire les tout petits caractères en bas — oui évidemment, pourquoi je n’y arriverais pas — et maintenant retirez les lunettes et là… je ne vois plus rien — le couperet tombe, je suis atteint de presbytie (mot qui vient du grec πρέσβυς et qui signifie vieil homme) et en plus de ça c’est l’automne, comme si ça ne suffisait pas. Ce sont les premiers froids, les premières journées fraîches de l’année, sous un soleil jaune d’or et une clarté telle qu’on n’en trouve qu’en octobre. Moment privilégié dans l’année, instant de jonction entre le froid et le soleil, où se répand partout une odeur de bois fumé et de terre humide. Les radiateurs en fonte exhalent cette odeur typique de métal chauffé — flotte une légère odeur de cerise et de parquet en chêne.
Portrait de Benjamin Franklin chaussant des lunettes, peint par le peintre américain David Martin en 1797, dans le salon vert de la Maison Blanche. Face à lui se trouve le buste d’Isaac Newton (détail, cliquez sur l’image pour voir le tableau dans son ensemble).
Deuxième pipe d’opium. L’auteur est agaçant. Encore jeune, plutôt pas mal de sa personne, il collectionne les prix littéraires depuis 2016. Prix Edgar Allan Poe du premier roman en 2016, Prix Pulitzer 2016 de la fiction… Né en 1971 à Buôn Ma Thuột, non loin de Nha Trang, il a fait partie de ces populations arrivées aux États-Unis pour fuir la guerre du Vietnam. Son roman Le sympathisant est l’histoire d’un double qui aurait quelques années de plus que lui, qui se serait enfui du Vietnam parce que Sud-Vietnamien, et agent-double communiste. Une longue fresque peinte sur les reliques d’un pays encore endolori par une guerre qui a fait des milliers des morts (je parle du Vietnam, pas des Etats-Unis). Lecture minutieuse dont je fais durer le plaisir depuis près d’un mois (pendant ce temps-là, je continue d’accumuler les livres qui attendent).
Je me réveillai dans le périnée du temps, entre les toutes dernières heures de la nuit et les toutes premières du matin, avec une éponge immonde dans la bouche, effaré soudain par la tête coupée d’un insecte géant ouvrant sa grande gueule. Je m’aperçus que c’était simplement le meuble de la télévision en bois dont les antennes jumelles s’affaissaient. L’hymne national retentissait, la bannière étoile s’agitait et se fondait dans des plans panoramiques de majestueuses montagnes violettes et d’avions de chasse en vol. Lorsque le rideau de neige finit par tomber sur l’écran, je me traînai jusqu’à la cuvette moussue des toilettes, puis jusqu’au plus bas des deux lits superposés, dans notre petite chambre. Bon s’était déjà hissé sur le lit d’en haut. Je m’allongeai et m’imaginai que nous roupillions comme des soldats, alors que le seul endroit proche de Chinatown où l’on pouvait acheter des lits superposés était le département enfants de ces horribles magasins de meubles tenus par des Mexicains, ou des gens qui avaient des têtes de Mexicains. J’étais incapable de voir les différences entre les gens ordinaires d’Amérique du Sud, mais ils n’avaient l’air de le prendre trop mal dans la mesure ou eux-mêmes me traitaient de chinetoque.
— Viet Thanh Nguyen, Le sympathisant
Belfond, 2017
Viet Thanh Nguyen (Crédit LA Times)
Troisième pipe d’opium. Petite digression matinale en passant par l’ancienne Cochinchine et les pages écrites par le romancier et journaliste antimilitariste (mais soldat des tranchées) Léon Werth (1878 † 1955), à qui Le petit prince de Saint-Exupéry est dédicacé.
« À Léon Werth.
Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d’être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace :
À Léon Werth quand il était petit garçon »
1925, il part en Cochinchine, à l’époque appendice de la France, et se laisse complètement envelopper par un pays dont l’étrangèreté remet en cause chez lui les plus élémentaires conceptions de la notion d’étranger. Une lecture rare sur laquelle il faut s’arrêter quelques instants.
Le nom de Cochinchine dérive de l’usage par les Portugais de la ville de Cochin pour désigner l’Inde (d’où, plus tard, la dénomination Indochine) : les navigateurs occidentaux désignent alors du nom de Cochinchine la région de Đà Nẵng. Au XVIe siècle, d’autres dénominations telles que Chinecochin ou Champachine sont attestées. La dénomination se rattache ensuite à toute la partie méridionale de l’actuel Viêt Nam. (Wikipédia)
Phan Thiết.
La route de Saïgon à Phan-Thiet, la route entre deux brousses. Les grands arbres dont les noms donnent un effet d’exotisme et consacrent la réputation d’un voyageur. Le barbelé des bambous et des lianes. On comprend enfin le mot inextricable. Nature sans ménagements et sans réserve. Sans intimité non plus. Elle répète, renouvelle et multiplie ses poussées verticales, ses formes sèches, ses arêtes, ses géométriques découpages. Elle y ajoute ses enchevêtrements circulaires et ses spirales de lianes.
C’est la saison sèche. La végétation est sans exubérance. (Je crois qu’il faut un certain courage pour oser dire que la végétation n’est pas luxuriante. La végétation luxuriante étant un des dogmes du voyageur au départ d’Europe, pourquoi abandonnerait-il, au retour, ce dogme commode ?)
On voit donc les tiges des lianes. Cela fait un extraordinaire squelette proliférant.
A droite, à gauche, sur des cents kilomètres, la forêt continue. Elle procède par addition. Elle méprise de s’organiser en cathédrale. Une cathédrale c’est trop petit. Pourquoi pas en cai-nhà ?
Maintenant la forêt brûle. Qu’importe ! Elle repoussera. Elle brûle si bien qu’un arbre est tombé au travers de la route et que l’auto ne peut passer. Nous apportons des branches au milieu de la route, nous les entassons contre l’arbre et allumons un brasier. Quand l’arbre aura brûlé ou que nous pourrons déplacer un morceau du tronc, nous passerons. Heureusement, l’arbre est lent à brûler. L’auto me donnait le sentiment d’un voyage cinématographique. Nous voici pour une heure au moins au centre de la forêt, au centre de ses bruits. Et la nuit va tomber.
Quatrième pipe d’opium. La lune de Pejeng. C’est un tambour en bronze immense, dans la tradition des tambours fondus par la civilisation Đông Sơn, civilisation commerçante basée dans la péninsule indochinoise qui eut des échanges commerciaux jusqu’en Indonésie. La preuve en est, le plus grand de ces objets (diamètre 1,60 mètre, hauteur 1,86 mètre), la Lune de Pejeng, se trouve exposé dans le Pura Penataran Sasih dans le petit village de Pejeng sur l’île de Bali ; datant du IIIe siècle av. J.-C, il a été fondu d’une seule pièce et constitue le plus grand exemplaire de ce type d’objet au monde.
Son nom provient de la légende attachée à sa création. Selon celle-ci, une roue du chariot qui supportait la lune se serait détachée et serait tombée dans un arbre à Pejeng. Un voleur du lieu, effrayé par la lueur qu’elle dégageait, aurait uriné pour essayer de l’éteindre. La lune aurait alors explosé dans un bruit de tonnerre, tuant le voleur et tombant à terre sous sa forme actuelle. (Wikipédia)
Cinquième pipe d’opium. Greg Girard. Drôle de personnage, photographe de son état, Canadien accessoirement et surtout scrutateur d’une Asie en pleine transformation pendant ces trois dernières décennies. Ses terrains de jeu sont Hong-Kong et son quartier de Kowloon, qui a été rasé depuis, Shanghai ou Hanoï ; il y décrit sans concession un monde qui se transforme, qui devient de plus en plus dur pour certains. On pourra aussi le découvrir au Japon ou à Vancouver au travers de son site. Morceaux choisis.
Hanoï
Shanghai
Hong-Kong
Hong-Kong
Hong-Kong (Kowloon)
Hong-Kong
Et au même moment, Fabienne me fait découvrir les photos de Liam Wong, des images traitées comme des planches extraites d’un film. Une belle découverte.
Asukasa
Nakano
Shinjuku
Sixième pipe d’opium. Patrick Deville dont il me reste encore quelques cartouches de La tentation des armes à feu. Une lecture qui reste comme le goût amour d’une viande trop cuite, carbonisée.
J’aimerais encore te dire ceci, mon amour, avant ton fantôme lui-même ne s’estompe : jamais comme cette nuit, seul dans cette gargote de Yanar dag, je n’aurai autant aimé souffrir de ton absence horrible et délicieuse.
Car de loin en loin nous avons ainsi rendez-vous et tu l’ignores, dans un restaurant de Con Con au Chili au-dessus des phoques neurasthéniques de la falaise ou dans une gargote de la presqu’île d’Apchéron devant la montagne enflammée, des lieux où il me semble pouvoir te consacrer la nuit, peut-être même t’écrire une lettre… Des ouvriers de la compagnie gazière ou des moujiks boivent en silence. Un poêle en faïence extrait une vapeur légère du plancher mouillé.
— Patrick Deville. La tentation des armes à feu.
Seuil, collection Fictions & Cie. 2006
Septième pipe d’opium. Quand l’Indochine était française et que le Tonkin existait encore, quand on envoyait des cartes postales représentant des fumeurs d’opium, que les timbres étaient les mêmes qu’en France sauf qu’il était écrit Indochine, qu’on écrivait sur le côté imprimé, que Charlotte lui tournait la tête, qu’on ne se doutait pas que… et quand on… et…
Huitième et dernière pipe d’opium. Les jours passent. Il serait trompeur de croire que le changement arrive avec le temps. Rien n’advient seul, rien n’est provoqué par la longueur et l’enchaînement des jours et des heures, rien n’est le fruit du hasard. Tout est histoire de correspondances et de conséquences logiques de nos actes. Pour autant, le changement n’est pas forcément contrôlable, des tonnes de déconvenues peuvent venir bouleverser le champ des possibles.
Hey, mais franchement… On s’en fout non ?
Première pipe d’opium. Ce qui est difficile dans l’apprentissage d’une langue, ce ne sont pas tant les règles de grammaire, qui pour un esprit normalement constitué, ne sont que des règles parmi tant d’autres, à apprendre, à mémoriser, à faire siennes, à retranscrire, à appliquer, comme un jeu de construction, comme sa propre langue, non ce n’est pas ça. Ce n’est pas non plus la prononciation, ceci n’est qu’une affaire de compréhension ; on écoute, on se fond dans la langue et on s’entraîne à dire. Non, c’est le vocabulaire qui constitue la plus grande difficulté, avec ses nuances de sens, et si la langue est métaphorique comme le français, nous voilà dans de beaux draps. C’est le travail de toute une vie. Et quand on y ajoute des règles spécifiques comme ces horribles articles classifiants qu’on trouve en vietnamien, voilà de quoi se préparer de belles migraines. Il existe un article pour ne désigner que les événements en cours (việc) et un autre pour les objets fins en papier (tờ), un autre encore pour les objets sucrés ou salés (bánh). Lorsque deux mots accolés prennent un autre sens, voici une difficulté de plus. Il est à vrai dire assez facile de prendre la décision de ne pas apprendre, la tentation est grande. Autant s’y appliquer. N’en faire qu’à sa tête. Pipe d’opium : ống thuốc phiện. On aurait pu donner ce titre à cette histoire.
Deuxième pipe d’opium. L’homme est facétieux. Tous en général mais celui-ci en particulier. Auguste François, né en 1857 à Lunéville, ville elle-même facétieuse, et mort en 1935 à Belligné, ville de Loire-Atlantique de 1844 habitants (si ça ce n’est pas de la facétie, je mange mon chapeau). Pour un type qui a passé le plus clair de son temps à tenter de construire une ligne de chemin-de-fer au Yunnan et qui se faisait appeler 方苏雅 (Fang Su Ya, autant dire François) et dont aujourd’hui on retrouve le nom sur les panneaux d’un parc public en plein cœur de la capitale du Yunnan, Kunming, mourir à Belligné est en soi une facétie. On avait déjà parlé du bonhomme, accessoirement Consul de France à Guangxi puis Consul Général du Yunnan, dans deux articles (Les lettres de Monsieur le Consul ont toujours le teint frais et le verbe haut #1 et #2), lesquelles démontraient à quel point l’homme pouvait déroger aux convenances à une époque qui les tenaient pour plus importantes qu’une vie humaine. Auguste François mériterait qu’on passe une vie à écrire sur son parcours, mais arrêtons-nous quelques instants sur une photographie de lui prise en 1896 à Guangxi où l’on peut le voir assis en tailleur, le bras posé sur un guéridon et sur un fond de tenture tissée. Il est habillé à la chinoise, portant fausse natte et calot, ainsi que les épaisses lunettes opaques des fumeurs d’opium (pour se laisser intoxiquer par la morphine, autant ne pas voir la lumière pour faire advenir les démons). Celui qui paraissait si soigné sur les photos officielles porte ici sa légendaire moustache à l’impériale mais également la barbe, une barbe négligée lui mangeant les joues jusqu’à la naissance du col. Tête rejetée en arrière, il n’est déjà plus là. Portrait de l’homme en fumeur d’opium.
Auguste François en fumeur d’opium, Guangxi, 1896
Troisième pipe d’opium. L’ombre et le soleil jouent à cache-cache de part et d’autre de ma maison — trop tôt le soleil a fichu le camp de la terrasse de devant où je prenais mon café en musardant — déjà il est passé derrière, baignant mon salon d’une lumière crue qui me caresse tandis que j’écris dans le calme — quelques pages lues ce matin — pas vraiment eu envie de m’y attarder — un grand verre d’eau pétillante — toujours pas rasé, le corps embaumé des effluves de la douche — engoncé dans un sweat-shirt trop grand, bien chaud, le soleil, rien d’autre. Programme établi, ma journée commence bien — un dernier café, une langueur de plus, le corps détendu — des pommes sur le plan de travail pour en faire de petits chaussons. En fin d’après-midi, je fais un saut à la bibliothèque dans laquelle je n’ai pas mis les pieds depuis près de huit ans… toujours la même odeur de vinyle, de sol plastifié, de pages jaunies et de couvertures tripotées par des centaines de mains — je retrouve des livres que j’ai lus il y a des années, et qui me replongent dans l’ambiance de cette époque, j’en découvre d’autres — avant que le soleil ne se couche, j’achète des pleurotes, des chanterelles, des poireaux et du jambon, du pain et de la saucisse de canard — il fait un temps superbe, des flammes roses dans le ciel — le vent chargé des odeurs des arbres, les bouleaux et les peupliers — le chat dépose comme une offrande le cadavre d’une souris encore chaude sur les lames de plancher…
Quatrième pipe d’opium. L’auteur porte sur le visage le nombre des années. Quelque chose d’à la fois séduisant et un tantinet agaçant, railleur, hautain. Patrick Deville raconte comme personne comment on s’y prend à deux pour s’agacer, pour toutes les mauvaises résolutions qu’on a prises dans sa vie, les mauvaises décisions, tous les instants où l’on aurait mieux fait de ne pas réfléchir plus de sept fois dans sa bouche et qu’il aurait mieux fallu passer sous silence.
Chacun en voulait à l’autre de lui fusiller ainsi sa vie, de ne pas être à la hauteur d’un amour qui nous broyait tous les deux, et je m’étais enfui.
Je l’avais abandonnée en France, en plein été, pour aller me réfugier dans un hiver austral qui semblait susceptible de me rafraîchir les idées et de mieux convenir à mon humeur maussade. La veille de mon départ, nous pris un dernier verre ensemble au casino de L’Océan, et je m’étais engagé à ne plus lui donner aucune nouvelle avant l’automne dans l’hémisphère Nord, ni lettre, ni téléphone, et alors nous verrions.
Il va sans dire que debout dans mon manteau d’hiver et les mains au fond de mes poches, au-dessus des eaux froides de l’arroyo de Miguelete, dans lesquelles je n’envisageais pas spécialement de me précipiter, je regrettais déjà cette résolution. Et que j’aurais peut-être offert une de mes mains pour pouvoir, de l’autre, caresser ses longs cheveux noirs et très lisses — presque asiatiques.
— Patrick Deville. La tentation des armes à feu.
Seuil, collection Fictions & Cie. 2006
Cinquième pipe d’opium. Ils étaient friands de chinoiseries, d’exotisme et s’en déguisaient comme on accroche des boules sur un sapin de Noël. L’orientalisme dans les grandes largeurs était un luxe pour bourgeois qui s’encanaillaient dans les ruelles sombres de Chinatown, partout dans le monde, partout où les Chinois avaient émigré et s’étaient concentrés pour recréer à l’abri du monde extérieur leur communauté. Sous les lampions rouges des échoppes confidentielles, on reposait sur les nattes de jonc posées sur le sol, dans cette position caractéristique du fumeur d’opium, allongé sur le côté, bras croisés, pipe d’opium encrassée à proximité tandis que le sommeil agité et profond emportait les Américains bien-pensants dans leurs songes démoniaques et démocratiques, comme autrefois les Anglais à Hong-Kong. Au cœur des ténèbres tenues par des Chinois en habits traditionnels.
Fumerie d’opium aux Etats-Unis dans un quartier chinois
Fumerie d’opium aux Etats-Unis dans un quartier chinois
Sixième pipe d’opium. C’est une journée d’automne comme une autre, venteuse, odorante — l’automne est une statue odorante (par opposition à une statue qui pue), une journée pour écouter Agnès Obel, une journée pour éviter le discours du patinage (j’aurais dû passer par là… j’aurais dû éviter de dire cette connerie… comme si dire ces phrases patineuses pouvaient changer quelque chose à ce qui s’est passé), une journée pour se souvenir d’un moment tout particulier, avec une odeur particulière, dans un lieu particulier, loin d’ici, derrière la réception d’un hôtel de Bangkok, dans une petite salle odorante où tintent des cloches bouddhistes, une journée pour lire ou pour se souvenir des lectures passées, de tout cet embouquinage, ou pour se fondre dans les yeux d’une femme, d’une couleur noisette claire et inconnue…
Je m’étais demandé, dans le cas où on retrouverait le lendemain matin mon cadavre, percé d’une balle, dans cette chambre d’un hôtel du quartier Los Condes de Santiago du Chili, qui pourrait bien acheter les livres de ma bibliothèque, éparpillés sur les trottoirs, et pour les emporter où. Les mêler à quelle nouvelle histoire. Comme si tous ces livres alignés, parmi lesquels figure aujourd’hui Après le feu d’artifice, attendait ma mort pour choisir leur nouveau propriétaire et bouleverser sa vie.
— Patrick Deville. La tentation des armes à feu.
Seuil, collection Fictions & Cie. 2006
Septième pipe d’opium. Il y a une belle fille qui habite là-bas. Une fille que connaît Corto Maltese et qu’il n’a pas revue depuis une quinzaine d’années, dans les bas quartiers de Buenos Aires. C’est Esmeralda, la fille tatouée aux quatre couleurs du jeu de carte sur la joue droite.
Hugo Pratt — Tango — 1987
Mais la belle fille a pris quelques années et n’est plus aussi belle que dans ton souvenir. Elle a vieilli et les rides marquent son visage — et toi ? A quoi ressembles-tu ? Qu’es-tu devenu ? Tu n’as pas vieilli toi aussi ? Vieux menteur ! Lâche ! Toi aussi tu as vieilli et tu refuses de voir que les autres, tous les visages que tu as croisés ne vieillissent qu’à ton propre rythme. Les autres ne vieillissent que parce que toi aussi tu vieillis.
Huitième et dernière pipe d’opium. Interlope : Emprunté à l’anglais interloper, lui-même dérivé du verbe to interlope composé de inter- (idem en français) et de lope, qui serait une forme dialectale de to leap (« courir, sauter »). To interlope signifierait alors courir entre deux parties et recueillir l’avantage que l’une devrait prendre sur l’autre, d’où le sens de s’introduire, de trafiquer dans un domaine réservé à d’autres que l’expression a pris ensuite. (Wikipedia).
Et maintenant, tu fais quoi ? Tu reprendras bien un autre pipe d’opium ?
Si j’avais été élevé dans le Sud-est asiatique, j’aurais dit, sur un ton presque détaché, un léger sourire au coin des lèvres et le goût de l’euphémisme chevillé au corps, que cette année a ressemblé à l’année de toutes les déconvenues. « Déconvenue…» Voici un mot qui en lui-même, quel que soit le niveau où l’on se trouve, constitue le plus élevé des euphémismes, c’est comme une sorte de parangon transcendantal.
« Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magnifiques des villes inconnues… » Joseph Kessel.
Dans mes rêveries aéroportuaires, j’ai vu des noms de villes inconnues apparaître sur les tableaux d’affichage de Bangkok : Mascate, Chittagong, Shanghai, Guangzhou, Hong Kong, Hô-Chi-Minh-Ville, Vientiane… Des villes inconnues, que je ne connais pas, dont la seule idée que j’ai n’est qu’un nom dont je ne connais même pas l’origine. Même si je ne les avais déjà fréquentées, elles me seraient toujours autant inconnues et leur nom continuerait de me faire rêver. Je ne connais rien. Je ne suis qu’un puits sans fond, sans connaissance, sans certitude.
Lorsque je suis arrivé à Hà Nội, la ville entre les fleuves, j’ai vite chercher à en étudier la carte pour me repérer. Lorsque j’arrive dans une grande ville, je cherche les quartiers qui selon leur urbanisation peuvent présenter quelque intérêt à mes yeux, avec mes préjugés bien profondément enfouis d’Occidental perverti. Souvent je me trompe. Je me suis vite aperçu que la rue dans laquelle j’avais posé mes valises, Hàng Bông, l’ancienne rue du coton, était un des axes majeurs, malgré sa largeur toute relative si on la compare aux avenues que l’on trouve sur les principales artères d’une ville asiatique, menant au quartier des 36 corporations. Ce nom m’a fait rêver pendant quelques jours avant que je n’y mette les pieds. Comble du désespoir, j’ai continué à chercher l’entrée du quartier alors que cela faisait bien une demi-heure que je m’y étais enfoncé, ne comprenant pas où se trouvaient les limites de ce quartier qui finalement n’existe que dans les guides touristiques. Ici, c’est simplement l’ancien quartier. Parce qu’il n’y a pas d’immeubles et qu’on y a gardé l’ancienne voirie, celle dessinée par le regroupement des 36 corporations qui n’existent plus depuis bien longtemps. On trouve encore ça et là des îlots de boutiques délabrées, au charme antique et désuet, vendant encore ce que plus personne n’achète. Ici et là, des personnes âgées largement en âge d’être cajolées par leur famille continuent à tenir leur échoppe comme on le faisait au début du siècle précédent, dans un ordre calculé ; les petites pharmacies traditionnelles continuent de conserver leurs potions aux noms peu évocateurs et à l’aspect étrange dans des bocaux, tous bien rangés derrière le verre boursoufflé des vitrines qui sont en réalité bien plus des armoires ou des vaisseliers d’un autre âge. Les boutiques plus modernes vivent dans une espèce de fatras incohérent tout simplement étourdissant. Je me sens étrangement bien dans cette antique ville de Hà Nội, que j’ai mis un point d’honneur à sillonner pendant quatre jours, découvrant sans cesse de nouvelles boutiques, ici un temple qu’un simple lampion chinois délavé par le soleil mais encore teinté de rouge signale sur le bord du trottoir, ici un immeuble antique au balcon de bois mangé par une colonie d’orchidées qui n’ont aucun mal à pousser dans la touffeur et la chaleur de la capitale. Je me suis senti à la fois bien et désespéré de découvrir encore un territoire que je n’allais pas avoir le temps de laisser m’envelopper pour en tomber malade. Hà Nội touchée une fois de plus par une épidémie de dengue… incite à se barbouiller de lotion anti-moustiques survitaminée. Il n’y a aucune raison, mais je suis passé au travers du tamis. Le voyage c’est cet instant où on tombe malade de ce qui nous entoure, une maladie rare, orpheline, et incurable. Douloureuse, mortelle, envahissante et surtout très addictive. Rien ne saurait vouloir me faire sortir, moi le valétudinaire, de cette torpeur infernale qui me saisit à chaque fois.
Un tourbillon ne dure pas toute la matinée.
Une averse ne dure pas toute la journée. Lao Tseu
Avalokiteśvara, le bodhisattva de la compassion, « seigneur qui observe depuis le haut », dont le nom est invoqué par la formule ॐ मणिपद्मेहूम्, m’accompagne encore par sa présence lénifiante, comme une nouvelle drogue venant contrecarrer une autre, toute aussi puissante. Ici Bouddha est minoritaire, supplanté par une religion dont je défie qui que ce soit de me dire en quoi elle consiste. C’est à n’y rien comprendre. Je reste pantois, dans la chaleur étouffante d’une vieille maison transformée en temple, devant la profusion d’idoles chinoises, de poupées aux vêtements de satin ornés de motifs chinois, de fruits consacrés dont la fameuse main de bouddha, fruit improbable, cédrat protéiforme curieux qui n’a pour moi guère plus de sens que les bouteilles d’eau minérale ou les vases vides, que les lampes à pétrole allumées, que les ex-voto lardées d’inscriptions chinoises, que les multiples objets entassés dont l’entassement a priori aléatoire me donne littéralement la nausée, ne reconnaissant rien, ne posant plus de sens sur quoi que ce soit tellement ce monde est vide de toute signification pour moi. C’est comme tenter de retrouver les différents sens des objets jetés sur une nature morte hollandaise du XVIIè siècle. On finit par abandonner, terrassé par la fatigue et la chaleur, et je ressors du réduit qui y mène, harassé, débordant d’un épuisement né dans le creux de mon ignorance. On croit sans arrêt en apprendre plus, on se retrouve en fin de compte plongé dans la fange de sa propre fatuité.
Le voyage m’a fatigué plus que je ne l’avais imaginé. La Thaïlande m’a apporté le réconfort d’une absence de sens, parce qu’à un moment donné, j’ai tout fait pour cesser de comprendre, me laissant porter par mes propres errances, par mes propres défaillances, tentant en vain et encore de ne pas perdre la face… Plutôt mourir que de perdre la face. Combien de fois n’ai-je pas lu ces mots ? C’est incompréhensible vu de notre Europe tout aussi millénaire qu’une Asie aux codes plus profonds, plus complexes que les nôtres. Plonger au Vietnam m’a convaincu qu’il me faudrait y retourner, mais pas tout de suite. J’ai besoin d’absorber tout ça, de me l’approprier. Écoute la sage voix du Tao qui t’es enseignée :
L’univers est pareil à un soufflet de forge ;
vide, il n’est point aplati.
Plus on le meut, plus il exhale,
plus on en parle, moins on le saisit,
mieux vaut s’insérer en lui. Lao Tseu
Je ne voyagerai pas de sitôt, plus rien n’a de sens dans les ailleurs que je transgresse. J’ai besoin de me replier comme ces petits carrés de papier japonais, besoin de faire un arrêt, d’écrire tout ça, de le transformer en une ignorance parfaite, de me vider, de purger mes émotions autant que les étranges moments que j’ai crû magiques et qui se sont brusquement changés en inquiétantes missions. A l’arrêt sur un banc face au lac Hoan Kiem, le lac de l’épée restituée, à côté d’une dame âgée qui me fait signe de m’asseoir à ses côtés, écrasé de chaleur et transpirant comme jamais, nous échangeons quelques mots dans un langage fait de signes, elle me fait signe qu’il fait chaud et qu’elle est fatiguée ; elle a posé son vélo à côté et prend le temps de souffler. Dans son uniforme de tissu vert et avec son visage de grand-mère attendrissante, elle me fait comprendre qu’elle a mal au genou et pousse l’impudeur jusqu’à relever la jambe de son pantalon pour me montrer l’articulation gonflée, puis fait signe qu’il la fait souffrir. Pauvre de moi, je la plains intérieurement sans vraiment savoir pourquoi jusqu’à ce que, idiot que je suis, je me rende compte qu’elle était en train de quémander de l’argent pour se faire soigner. Est-ce vraiment cela que je suis venu chercher ?
Contre toute attente, j’ai besoin de partir en retraite. Je me satisferai de peu, vivant chichement, revenant sur moi-même quelques temps. Un peu de silence, un peu de chaleur, beaucoup de vide.
J’aimerais mourir comme la femme du bazar sur une nappe propre, bien fraîche, une pipe de bonne drogue entre les lèvres. Quand je sentirai que je m’en vais, je demanderai cela à Tsin-ling, et il pourra toucher mes soixante roupies, régulièrement, un mois après l’autre, aussi longtemps qu’il lui plaira. Alors je m’étendrai bien tranquille et à l’aise, pour regarder les dragons noirs et rouges combattre ensemble leur dernier grand combat ; puis… Rudyard Kipling, The Gate of a Hundred Sorrows, 1884
Lancé dans la lecture d’un quatrième livre du même auteur, Patrick Deville, je plonge à corps perdu, lentement pourtant, avec précaution, dans les univers qu’il développe sous mes yeux. C’est le genre de lecture qui ne se dévore qu’à grandes lampées qu’on garde pourtant longtemps dans la bouche pour en retirer toutes les saveurs, sucrées, amères, umami (うま味)… Impossible pour moi d’y passer trop peu de temps, ce serait faire affront, ce serait injuste…
Après (dans l’ordre) Kampuchéa, Pura Vida et Equatoria, c’est maintenant Peste et Choléra. On s’interrogera sur les titres de ses livres qui tous riment en « a ». Des livres puissants, des histoires improbables nées des recoins de l’histoire, celles qui ne s’apprend pas à l’école de la République. Quel professeur aventureux aurait pour choix de s’arrêter un instant sur le destin de la redécouverte des temples d’Angkor par un ornithologue mort de la fièvre jaune à Luang Prabang ? Quel fou improbable songerait à narrer les exploits piteux d’un journaliste aventurier qui s’auto-proclama président du Nicaragua dans une Amérique Centrale rongée par les vers de la guerre civile ? Quel petit érudit voudra parler de la période la plus sombre du Congo, où se mêlent le visage tranquille de Savorgnan de Brazza et la grande entourloupe dont il fut victime et la terrible stature de ce salopard de Léopold II de Belgique qui voulait faire d’une terre africaine son pré carré ? Patrick Deville s’arrête sur ces excroissances de la Grande Histoire et en tire une sève qui se lit comme un beau roman de voyage, avec ses tics de langage (une manière de…) et ses histoires d’amour qui émaillent ses pages, comme autant d’intensités brusques, surgies tandis qu’il se rend sur place, à la manière des grands reporters. On sent dans le cou la souffle rauque d’Albert Londres…
Avec Peste et Choléra, Deville nous emmène à Paris, dans les laboratoires aseptisés d’un Institut Pasteur naissant, dans la moiteur de Nha Trang, sur les navires de commerce qui sillonnent le sud-est asiatique, dans un tourbillon d’histoires, mettant en scène un personnage pour le moins étrange ; Alexandre Yersin. Helvète, médecin bactériologiste, il a modestement découvert le bacille de la peste et dans la foulée un sérum capable d’en anéantir les effets… Une paille, comme disait mon grand-père. Pourtant, l’histoire retiendra plutôt les noms de Pasteur, Roux, Calmette… Peu importe. L’homme est un original, il goûte son succès aussi bien qu’il n’en fait que peu de cas, préfère vivre sa vie de solitaire en construisant une maison carrée à Nha Trang, reste insensible aux sollicitations de ses pairs pour aller combattre les bacilles à travers le monde, en Indochine, en Inde. Il fuit l’Inde devant le caractère hautain des autorités britanniques… retourne dans sa maison carrée, revient de temps en temps en Europe embrasser sa mère, à Paris saluer Pasteur. Il ne se fixe nulle part, court partout, remplit sa vie de petits plaisirs et de petits riens comme on entasse des papiers dans une besace, sans faire le tri. L’homme reste dans l’ombre, invente connement ce qui sera la première recette du coca-cola, fait fortune dans le caoutchouc avec lequel on fait les premiers pneus… Yersin, pourtant, reste confiné dans les archives de l’Institut Pasteur, il aurait aimé ça. Et c’est comme ça qu’il envisagea sa vie. Loin de la reconnaissance et des fastes de la vie publique.
Le maître de Pasteur était Biot. Étudiant, il avait assisté à sa cérémonie de réception à l’Académie Française et entendu son discours, ses conseils de vieux savant aux jeunes scientifiques, les exhortant à se mettre au service de la recherche pure : « Peut-être la foule ignorera votre nom et ne saura pas que vous existez. Mais vous serez connus, estimés, recherchés d’un petit nombre d’hommes éminents, répartis sur toute la surface du globe, vos émules, vos pairs dans le sénat universel des intelligences, eux seuls ayant le droit de vous apprécier et de vous assigner un rang, un rang mérité, dont ni l’influence d’un ministre, ni la volonté d’un prince, ni le caprice populaire ne pourront vous faire descendre, comme ils ne pourraient vous y élever, et qui demeurera, tant que vous serez fidèles à la science qui vous le donne.»
Oui, définitivement, Yersin fait partie de ce genre d’hommes. On l’appelle de part le monde pour apporter ses lumières là où on a besoin de lui, mais lui se cache, joue la fille de l’air, s’occupe de sa ferme à Nha Trang et fait fortune sans vraiment le faire exprès. C’est peut-être ça le génie, l’incomparable modestie des laborieux pour qui les découvertes scientifiques sont comme pour le commun des mortels le questionnement du pourquoi du comment de l’incandescence d’un filament dans une ampoule. Et ampoule, ça rime avec poule…
On déroule souvent l’histoire des sciences comme un boulevard qui mènerait droit de l’ignorance à la vérité mais c’est faux. C’est un lacis de voies sans issue où la pensée se fourvoie et s’empêtre. Une compilation d’échecs lamentables et parfois rigolos. Elle est comparable en cela à l’histoire des débuts de l’aviation. Eux-mêmes contemporains des débuts du cinéma. De ces films saccadés en noir et blanc où l’on voit se briser et se déchirer de la toile. Des rêveurs icariens harnachés d’ailes en tutu courent les bras écartés comme des ballerines vers le bord d’une falaise, se jettent dans le vide et tombent comme des cailloux, s’écrasent en bas sur la grève.
[…]
Pourtant, ça ne suffit pas, et il faut encore une fois en venir au microscope, aux revues scientifiques. Assis à son bureau, dans son fauteuil en rotin, Yersin étudie l’embryologie, et le principe de Haeckel, selon lequel le développement d’un seul être, l’ontogénèse, récapitule en embryologie du poussin celui de toute l’espèce, la phylogénèse, et qu’en accéléré, à l’intérieur de l’œuf, le fœtus parcourt à grande vitesse l’évolution des gallinacés depuis le reptile. Parce qu’il aime les œufs, parce qu’il aime sa sœur, Yersin voudrait savoir comment avec du jaune et du blanc d’œuf on obtient un bec, des plumes, des pattes, bientôt dans l’assiette l’aile ou la cuisse et parfois des frites. Quand il s’y met, il ne fait rien à moitié et retrousse les manches de sa blouse blanche. Il faut toujours qu’il sache tout, Yersin, c’est plus fort que lui. Le vainqueur de la peste ne baissera pas les bras devant le poulet.
[…]
Pendant qu’on patauge à Nha Trang dans la merde de poule, les prix Nobel commencent à pleuvoir sur les pasteuriens de Paris. Laveran pour ses travaux sur la malaria. Metchnikoff pour ses recherches sur le système immunitaire. Yersin met fin à l’expérience aviaire et consigne ses conclusions, dont il envoie une copie à Émilie. Il préconise, pour obtenir de meilleures pondeuses en Indochine, de métisser les annamites avec des wyandottes. Il invente une alimentation équilibrée pour les gallinacés, bien préférable au Full-o-Pep américain, plus économique, et adaptée aussi à la Suisse, une mixture à base de farine de haricot, de sang séché et de poudre de feuilles de sensitive, écrit une note là-dessus mais pas de quoi décrocher le Nobel.
Encore un livre sublime de la part de Deville, toujours dans ce style à la fois enjoué et désinvolte, c’est à la fois une écriture de dandy désabusé et d’érudit sans pédanterie. A présent, il ne m’en reste plus qu’un à lire. Il faut maintenant prendre la plume pour remercier l’auteur et l’inciter à continuer…
Patrick Deville, Peste et choléra
Seuil, collections Fictions & Cie, 2012