De mes escapades nocturnes sur l’île de Bali, j’ai ramené l’âme de la nuit et de la nature. Si les campagnes sous nos latitudes sont loin d’être silencieuses, les nuits balinaises sont de véritables concerts paradisiaques et inquiétants, où la voix des insectes se mélangent à celle des crapauds en plein ébats amoureux, où l’eau est omniprésente, ruisselante, suintante, dégoulinante, remplissant des vasques servent à alimenter des rizières surchargées. Il suffit de croiser au détour d’un chemin le masque grimaçant d’un dieu sauvage à tête de singe ou de dragon, ou une fontaine représentant Ganesha, le Seigneur des Catégories, au mieux de sa forme, puissant et débonnaire, assis sur une fleur de lotus ruisselante, pour savoir qu’ici la nuit a des vertus hallucinogènes. Un léger coup de fatigue vous tourmentera bien plus que la plus puissante des drogues et vous vous retrouvez bien vite plongé dans le mysticisme de l’hindouisme, en pleine forêt tropicale.
Apprenons à écouter la pluie qui tombe drue, les crapauds qui s’adressent des compliments d’une rizière à l’autre, des coléoptères impossibles à identifier stridulant au point parfois d’incommoder le promeneur nocturne tellement le son est puissant. Écoutons aussi, le temps d’une journée grise et chaude, les conversations des deux chauffeurs de taxi qui ne connaissent leur île qu’approximativement et qui, j’en suis persuadé, se paient votre tête alors que vous vous demandez dans quelle embuscade vous allez encore tomber, lorsque tout à coup, on fait un demi-tour sportif en plein milieu d’une route étroite entourée de ravines pleines d’eau. On s’entend dire dans un anglais approximatif qu’il y a un barrage policier sur la route et qu’on fait un long détour pour vous protéger de la police corrompue, alors qu’en réalité c’est surtout leur peau tannée qu’il essaie de sauver (problème de licence ?).
Il faut savoir qu’Ubud est un village, très étendu, que les distances, si sur la carte ne paraissent pas si éloignées, sont en fait très grandes. Mais pour éviter les routes — personne ne songe vraiment ici à aller d’un point à un autre autrement que motorisé — il existe des petits chemins qui traversent parfois les jardins des hôtels, longent les rizières dans une nuit noire, parfois s’arrêtent puis reprennent. C’est dans ces moments nocturnes (on se couche tôt à Bali, le soleil aussi) que je me suis perdu dans la nuit pour capturer tous ces petits sons qui sont autant de souvenirs bien plus vivants parfois que de simples photos.
C’est un morceau d’une composition assez simple, avec un nombre limité d’instruments et d’une certaine lenteur indiquant bien la fonction qu’il occupe. Henry Purcell composa ce morceau en hommage à la reine Mary II d’Angleterre qui fit un bref passage dans le paysage de la royauté anglaise puisqu’elle ne régna que de 1689 à 1694. La grande reine, par la taille, puisqu’elle mesurait 1,80m, succomba à 32 ans à une épidémie de variole à la fin du mois de décembre 1694, lors d’un hiver rigoureux où la Tamise fut prise dans les glaces. Mariée à Guillaume III d’Orange-Nassau, celui-ci continua de régner jusqu’en 1702.
Marquée par une sombre puissance liée à l’utilisation de caisses profondes de deux tonalités différentes et de cuivres (en réalité des flatt trumpet, ancêtres baroques du trombone) jouant une simple et triste mélopée, j’ai personnellement découvert ce morceau dans mes années d’enfance lorsque je me passais en boucle le 33 tours de la bande originale du film A clockwork orange (Orange Mécanique) de Stanley Kubrick. Ambiance recueillement et solennité pour ce qu’on imagine parfaitement être joué en église, avec toute la pompe nécessaire pour ces événements.
Triste histoire que celle de ce morceau qui fut non seulement joué aux funérailles de la Reine Mary, mais également aux propres funérailles de Purcell qui s’éteignit à son tour en 1695, un peu moins d’un an après la reine.
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Funeral sentences for death of Queen Mary II — March Music for Queen Mary, Sir John Eliot Gardiner, Equale Brass Ensemble, Monteverdi Choir and Orchestra (2004)
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Funeral sentences for death of Queen Mary II — The man is born Music for Queen Mary, Sir John Eliot Gardiner, Equale Brass Ensemble, Monteverdi Choir and Orchestra (2004)
Troisième album de cette jolie fille venue de Jérusalem, à la croisée des cultures méditerranéennes. Ascendances perses, marocaines, juives, elle mêle sa voix cristalline et légèrement tremblante à une langue que vous aurez peut-être du mal à reconnaître, même si on y ressent clairement des accents espagnols. En effet, cette langue est le ladino, la langue utilisée par les Juifs espagnols dans leur longue errance, jusqu’au bas des murailles de Constantinople.
Mor Karbasi chante l’oppression des séfarades sur des airs qui frisent le flamenco ou le fado, passe par l’émotion sur des musiques aux accents égyptiens ou marocains, avec une grâce superbe qui ne peut laisser de marbre et qui fait d’elle la courroie de transmission de cette langue qui tend à disparaître.
Voici un artiste révolutionnaire des plus influents sur la scène soufie des deux côtés du Bosphore. Mercan Dede, de son vrai nom Arkın Ilıcalı, est un musicien turc qui n’hésite pas à mélanger les genres. Maîtrisant le souffle du ney, cette flûte en roseau faisant partie des instruments traditionnels de la musique soufie qui se joue en soufflant en biseau sur un cône, il s’est exilé quelques temps au Canada pour étudier la musique techno et c’est tout naturellement qu’il a réussi à faire le pont entre les deux styles de musique en passant par ce qui les réunissait ; la transe.
Ce qui en ressort, c’est une musique tonique finalement très proche de la tradition ottomane, emportant avec elle la rythmicité lancinante des cérémonies soufies et créant une ambiance relaxante et douce.
Une petite dizaine d’album émaillent son parcours, dont les deux que je présente ici au travers de ces extraits.
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Moya Alitu, sur l’album Nefes (Doublemoon 2007)
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Yol Gecen Hani, sur l’album 800 (Doublemoon 2007)
« Il faudra revenir ! » Je ne sais pas combien de fois j’ai entendu cette phrase dans ma vie, combien de fois m’a-t-on dit de revenir par là, de repasser par ici, de revenir voir telle personne et dans l’attente, on ne sait pas ce qui se passe. Parfois, je retourne voir des gens qui m’ont fait faire cette promesse, une promesse de poivrot qu’on a déjà oublié le lendemain, parce que la seule chose qui nous a fait nous sentir bien à ce moment-là, c’était la légère ivresse due à quelques verres en trop ; le souvenir s’est estompé avec les vapeurs de l’alcool. Le lendemain est consacré à effacer les traces de cette gueule de bois. C’est alors la surprise la plus totale et sur le visage de l’autre on voit à quelle point la surprise de respecter cette parole en l’air est inattendue ; parfois, on en arriverait presque à provoquer du plaisir. Il se passe quelque chose dans cet interstice, une brèche à peine visible à l’œil nu.
Entre Nevşehir et Tatlarin — Cappadoce — Turquie — août 2012
Et puis parfois, ce n’est pas tout à fait ça ; on visite les gens en souvenir, des souvenirs persistants qui prennent la forme de rêves, ou de songes profonds, lorsqu’on se trouve à la limite de l’endormissement et que pour chasser la trop grande prégnance de la réalité, l’esprit vagabonde et choisit dans une grand bibliothèque un livre qu’on a déjà lu et qui nous a fait frémir, dans l’espoir à peine voilé de ressentir à nouveau ce qu’il s’est passé ce jour-là. C’est rarement aussi bien, notez, mais c’est précisément cette expérience qui nous donne la possibilité de vouloir la revisiter dans le but de la reproduire ; les redites ont parfois un goût amer et la seconde chance devient suffisamment embarrassante pour effacer complètement la bonne première impression. L’erreur est fatale. Tout retombe doucement.
Il faudra alors recommencer.
Souviens-toi, l’ami Loti, de ces phrases que tu n’as pas encore écrites, […] des phrases de vieillard au soir de sa vie, incrédule comme un enfant déçu, qui avait crû aux promesses des brochures, et rêvait de toutes les mers et de tous les océans : « Alors, vraiment, ce n’était que ça, le monde ? Ce n’était que ça, la vie ? »
Patrick Deville, Kampuchea
Seuil, 2011
Et voici le moment de la digression : dans un moment de solitude, j’écoute l’émission Couleurs du monde sur France Musique et je me perds aisément dans les maqâm de l’Orchestre Arabo-andalou de Fès, avec les chants séfarades de Françoise Atlan. Il y a quelque chose de magique dans cette musique qui dessine des cercles dans l’espace, avec ses accélérations, ses arrêts, ses saccades, ses envolées lyriques et ses mots qui s’élèvent jusqu’à ce que dans une dernière respiration, la musique dise quelque chose qui n’est plus terrestre…
[audio:Cantiga de Amor.xol]
Francoise Atlan & L’Ensemble Constantinople — Cantiga de Amor Album : Des Moments Precieux des Suds (2012)
Le premier instrument pour voyager n’est pas le récit de voyage ; c’est la musique. Avec elle on pourra toujours trouver de bonnes excuses pour rester au fond de son canapé en bonne compagnie, échapper quelques instants à la vitesse du monde en lui imposant le rythme, quel qu’il soit.
Alors peu importe ce qui se passe, s’endormir avec cette musique qui nous écarte du monde fait l’effet d’une petite dose d’un de ces drogues qui rendent l’âme opaque et brumeuse.
Avant de repartir, il faudra écouter cette musique…