Lungarno e Oltrarno, le long de l’Arno et de l’autre côté de l’Arno, c’est ainsi que les Florentins parlent avec tendresse de leur ville coupée en deux par un fleuve majestueux en apparence. Ce n’est finalement qu’un rivière qui a du mal à couler et qu’on contient entre deux retenues d’eau artificielles, histoire que la belle ville ne se retrouve pas assise sur un fleuve à sec. Quoi qu’il en soit, on n’y verra jamais autre chose naviguer que de petites embarcations légères, de sottes petites barques pour les amoureux romantiques…
Florence et moi, ce n’était pas une première fois. J’ai eu la chance de partir en voyage d’étude pour aller admirer les sculptures du Bargello, ainsi que tout ce qui avait à voir avec notre programme d’histoire de l’art, soit la Renaissance. C’était en 1992 il me semble, une éternité déjà. Ce n’était que la première étape d’une vision d’ensemble de l’art puisque l’année d’après j’étais à Venise. Des années après donc, j’y retourne, dans une certaine confusion, ne sachant pas trop ce que je vais y faire ni ce que je vais voir, mais tout ce que je sais le matin même, c’est que je pars en train et que ça fait des années que je n’ai pas fait de grand voyage en train. Florence, Venise, Madrid encore avant, j’ai l’impression que ce temps remonte à une autre vie. Cette fois-ci, ce sera un TGV jusqu’à Turin, et en première classe, s’il vous plait… Je crois que je n’ai voyagé qu’une seule fois en première classe, et c’était pour revenir de l’enterrement de mon grand-père en Bretagne. Il faut dire ce qui est, c’est rudement confortable, mais je ne suis pas certain que ça vaille de le coup de payer le double pour ça. En même temps, il ne restait plus que ça…
Je prends le temps d’admirer une France à 400 à l’heure, plate, belle sous le soleil, quadrillée de verts qui se cousent entre eux comme des carrés de patchwork.
J’avais déjà parlé d’un tableau de Michelangelo Merisi (Caravage), la Vocation de Saint-Matthieu, faisant partie d’un triptyque relatant trois moments importants de la vie de Matthieu avec Saint-Matthieu et l’ange et le Martyre de Saint-Matthieu, destiné à décorer l’autel de la chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis-des-Français de Rome. Avant que ne vienne au jour la version que l’on peut admirer actuellement de l’inspiration de Saint-Matthieu, Caravage avait produit une toile de grande taille (232 x 183cm) représentant l’ange guidant la main de Saint-Matthieu.
Bien.
Seulement, les choses ne sont pas aussi simples. Il ne suffit pas d’avoir le vent en poupe, d’être un peintre avec pignon sur rue et de peindre ce qui nous semble bon pour évoquer la commande et respecter le cahier des charges, d’avoir un talent incroyable et une audace de génie pour s’en sortir. Alors pour tenter de comprendre ce qui cloche, apprenons à regarder ce que nous avons sous les yeux pour voir ce que nous ne voyons pas.
Nous voyons deux personnages. La premier, le plus important est Saint-Matthieu, le second est l’ange qui inspire l’apôtre pour lui dicter ce qui sera l’Evangile — pardonnez-moi l’expression, mais c’est quand-même un gros morceau. Étudions ce que nous voyons pour éventuellement en analyser les postures. L’homme est assis sur un curule, portant gauchement (1) le livre sur lequel il écrit, genoux croisés (2), le pied tendu vers le spectateur (3), les jambes couvertes de poussière (4), la main mal assurée et épaisse (5) guidée par celle de l’ange (6), l’air un peu — pardonnez-moi — ahuri, pataud (7), genoux et coudes nus (8). Disons-le nettement, nous avons ici 8 arguments suffisants pour réprouver cette œuvre d’art et l’empêcher d’être élevée au rang de peinture d’autel (du point de vue de l’Église, naturellement).
(1) Le fait que Matthieu porte le livre gauchement le rend maladroit et indique clairement que c’est le genre d’objet qu’il n’est pas habitué à manipuler.
(2) Les genoux croisés révèle une certaine désinvolture, une « épaisseur » qui ne sied pas à un évangéliste.
(3) Ce pied tendu peint avec un raccourci fait clairement apparaître un débordement de la toile et projette le pied en direction du spectateur dans une trop grande proximité.
(4) Matthieu a les jambes couvertes de poussière (même si on le voit peu sur cette reproduction), comme un vulgaire homme du peuple.
(5) Tout indique que Matthieu, s’il sait compter au vu de son métier, a l’air d’avoir un peu de mal à écrire…
(6) Impression renforcée par le fait que l’ange guide sa main au point qu’on se demande si ce n’est pas lui qui écrit avec la main de Matthieu.
(7) L’air naïf qui lui est imprimé n’est pas à son avantage. C’est un peu comme s’il s’émerveillait de cette écriture qui nait sous la plume que sa main tient, guidée par celle de l’ange.
(8) Genoux et coudes sont nus, ce qui n’est guère convenable, quand bien même Matthieu serait un homme simple et humble…
L’impression donnée par la toile fait de Matthieu un personnage beaucoup trop naturel, trop proche du quidam pour figurer dans une église de la sorte. Le tableau est rejeté par ses commanditaires, jugé ton peu bienséant, troppo naturale… Merisi sera obligé d’en conduire une autre version, beaucoup moins attachante, et surtout beaucoup plus conventionnelle.
La première version, dont il n’existe aucune reproduction en couleur a été portée disparue, considérée comme détruite, suite aux bombardements massifs dont a été victime Berlin en 1945, notamment sur le Kaiser Friedrich Museum, aujourd’hui Bode-Museum.
S’il n’avait pas été refusé, il serait aujourd’hui en bonne place dans une église de Rome…
Lorsque j’étais à l’intérieur du baptistère San Giovanni de Florence avec ses mosaïques de style byzantin représentant le Christ du Jugement dernier entouré des neuf représentants de la hiérarchie céleste(1), je me suis posé une question. Mais d’abord, je me suis laissé envahir par la beauté du lieu. Je pense que ce baptistère est un des lieux les plus magiques de l’histoire de la chrétienté, et malgré ses dimensions beaucoup plus modestes que le Duomo(2) voisin, il n’en reste pas moins un lieu magnifique. Ses mosaïques dorées sont baignées d’une lumière irréelle et donnent au visiteur une sensation de majesté écrasante, ce qui est le lieu commun des œuvres sacrées. On doit s’y sentir petit, un tremendum(3) tout puissant vous étrillant les entrailles… Ensuite je me suis posé une question. Je me suis dit que si je voulais prendre le temps de comprendre cette histoire, de la déchiffrer, d’en découvrir les subtilités et les symboles, il serait peut-être préférable que je regarde les reproductions d’un livre, parce que ce sont deux temps différents chez moi. Je ne viens pas sur place pour comprendre les mystères d’une fresque ou d’un tableau. Je suis là pour en ressentir l’immédiate présence, pour me sentir happé par l’œuvre telle que l’a conçu son auteur, l’acte intellectuel est pour plus tard, dans le second acte. Ce second acte est un acte de décomposition de l’instinct, un acte élaboré dans lequel on se questionne et on questionne l’œuvre dans sa relation de dépendance à notre perception.
Donc, pour moi, le livre est un support qui vient aider la compréhension. Et puis soyons honnête, il y a toujours quelque chose qui nous perturbe quand on est sur place. Trop de monde, trop de bruit, et puis la plupart du temps on doit circuler, ne pas rester là sur place, surtout pas, il faut qu’il y en ait pour tout le monde. La barbe.
Chacune des deux actions est donc décorrélée et se suffit à elle-même. Et jusqu’à il y a peu, je pensais qu’on pouvait facilement se passer de l’un ou de l’autre. Jusqu’à ce que j’aille voir les deux expositions Canaletto(4). En réalité, je m’en suis surtout rendu compte lorsque j’ai ouvert les deux catalogues que j’ai achetés (oui, je sais, c’est cher les livres) et que je me suis aperçu que les reproductions, malgré leur indéniable qualité et définition, n’étaient que les reflets assez pâles de ce que je venais de voir. Et là, rien ne pouvait venir contredire cela. Sur les tableaux de Canaletto, on peut voir les petites gouttes de peinture qui font les visages, les volutes florales des décors des immeubles enroulées avec grâce, les caches que le peintre a utilisé pour délimiter les à‑plats de couleurs, bref, tout ce qu’on ne voit pas sur la reproduction du livre.
Après, il y avait tellement de monde, notamment à Jacquemart-André, que j’ai cru que j’allais craquer et finir par écraser quelques pieds. Impossible de se planter devant un tableau et d’attendre qu’il se révèle. Car c’est comme ça que ça fonctionne. Difficile sur un livre de se laisser édifier par une œuvre monumentale ou simplement un portrait grandeur nature. De temps en temps, l’opération intellectuelle se fait sur place et prend l’allure d’une épiphanie, d’une quasi révélation. C’est ce qui m’est arrivé devant L’escalier des Géants du Palazzo Ducale, un pur moment de grâce. A un moment donné, le tableau s’est érigé devant moi comme s’il sortait de terre. Étrangement, même les plus grands tableaux de Canaletto peuvent être regardés de près, c’est ce qui fait la puissance de ces vedute.
L’escalier des Géants du Palazzo Ducale
(La Scala dei Giganti in Palazzo Ducale)
1755–1756 — 174 x 136 cm
Alors je me suis demandé si quelque chose pouvait remplacer l’exposition, l’exhibition de ces œuvres réunies en un seul endroit pour extraire l’essence d’un style, d’un peintre, d’une époque. Je serais tenté de dire que ça dépend. Imaginez vous face au fronton de l’abbatiale de Conques (déjà, il faut y aller en Aveyron…) et pour un œil non exercé, tenter d’en découvrir tous les symboles cachés peut mettre du temps, alors que si vous êtes dans votre salon armé d’une belle reproduction, les choses peuvent vous apparaître plus simplement. Évidemment, se dire aussi qu’on ne verra pas tous les jours tel ou tel tableau est un encouragement pour se déplacer aux expositions. Untel vient du musée de l’Ermitage, untel des collections privées du Duc de Northumberland, untel des collections du Prince de Liechtenstein, un carnet de note du peintre qui ne sort que pour la deuxième fois dans une exposition publique… Rien que ça invite à faire le déplacement.
Alors j’en prends mon parti à présent. Si le temps me le permet et si les conditions in situ ne sont pas trop désagréables, je me laisse saisir par l’œuvre. Sinon, je repère ce que je souhaite approfondir et je me dis que je m’en sortirai avec la reproduction, quitte à transformer mes appartements privés en bibliothèque d’art…
Notes :
(1) Séraphins, Chérubins, Trônes, Dominations, Autorités, Puissances, Principautés, Archanges et Anges, selon la Hiérarchie Céleste du Pseudo-Denys l’Aréopagite (490)
(2) Santa Marie del Fiore (Sainte-Marie de la fleur)
(3) Sensation du redoutable introduite dans la religion par le protestantisme, numineux de la psychanalyse, notion développée chez Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957.
(4) Canaletto à Venise, Musée Maillol, 59, rue de Grenelle (VIIe). Jusqu’au 10 février 2013.
Canaletto-Guardi, Musée Jacquemart-André 158, boulevard Haussmann (VIIIe). Jusqu’au 14 janvier 2013.
Note de bas de page : ceci est mon 500ème billet sur ce blog
Sur la célèbre chaire du non moins célèbre baptistère de Pise (Battistero di San Giovanni) se trouve un panneau en particulier dont l’existence est un véritable palier dans l’histoire de la sculpture et de l’art en général. A trois bons mètres du sol sur cet édifice hexagonal posé sur sept colonnes chacune terminée par une des vertus théologales (sauf la colonne centrale) se trouve une scène condensée où l’on peut voir regroupées sur le même panneau la nativité du Christ à Bethléem et l’annonce faite aux bergers. La nativité est concentrée sur le bas du panneau, où deux femmes sont en train de laver l’enfant tandis que Joseph, l’homme sans descendance, regarde attentivement l’enfant avec dans les yeux la tendresse d’un père aimant. Remarquez le mouvement dynamique des deux femmes entourant la vasque, elles sont comme figée dans un mouvement très réaliste. Sur le haut du tableau, on voit la cohorte des anges allant de gauche à droite pour annoncer aux bergers endormis la nouvelle de la naissance. Selon la légende, le Sauveur de l’humanité est né dans une grotte, ce qui est bien représenté par la forme convexe au-dessus de Marie. Pendant ce temps, les bergers arrivent là où se trouvent l’enfant avec sa mère, soit… dans une étable, raison pour laquelle on voit un âne et un bœuf émerger du fond de la scène. Marie, personnage central est représentée dans une position identique à celle d’une déesse antique ; l’inspiration en est clairement grecque ou romaine. Elle est d’ailleurs vêtue dans un robe à revers et d’un foulard bordé, des attributs qui ne sont pas les siens d’ordinaire. La composition est d’une intelligence exemplaire, prenant une forme d’arbre dont le tronc prendrait son essor entre le dos de la servante et les moutons qui pour le coup sont dos à dos et dont la forme entière est soutenue par l’arche de la grotte. Le drapé de Marie est d’une finesse et d’une délicatesse qui portent l’ensemble avec grâce et en font une œuvre magnifique.
La grande originalité de ce panneau, c’est qu’il est d’une nouveauté totale pour l’époque où il a été exécuté, car il a été réalisé entre 1302 et 1311, époque à laquelle le seule modèle utilisé est le modèle byzantin. Ici, clairement, l’inspiration n’est plus byzantine, mais française, on est ici en présence de l’art statuaire et sculptural des cathédrales françaises et de celui qu’on trouve également sur les parois des sarcophages romains. Voici certainement le premier ouvrage strictement renaissant en matière de sculpture.
Note de bas de page : pour contrecarrer toutes les bêtises que j’ai pu lire sur internet, ce panneau n’a pas été sculpté par Nicola Pisano, mais par Giovanni, son fils. La père, lui, a sculpté les autres panneaux.