Yogyakarta stories #2 : Prambanan, le temple vide
Prambanan, le temple vide
Yogyakarta stories #2
27 février 2014 : A la découverte de Yogyakarta et de ses environs
J’ai l’impression d’avoir dormi des jours et des nuits entières, me réveillant dans un grand lit au milieu d’une chambre peinte en vert émeraude comme si je sortais d’un cauchemar poisseux, enfermé sous les pales d’un ventilateur bruissant dans une lumière jaune. Las et fourbu, je peine à me lever, l’estomac criant famine. Je me rends compte que le décalage horaire n’est toujours pas assimilé et la chaleur aidant, je suis plus qu’exténué. Les voyages ne sont pas faits pour se reposer, on doit s’y faire ; si je suis là, c’est pour contraindre mon corps à me frotter à la dureté du monde.
Il fait une chaleur moite sous un ciel couvert au travers duquel le soleil a du mal à percer, et je profite de l’ombre des arbres sous lesquels je prends mon petit déjeuner avant de partir en vadrouille. Venir à Yokyakarta est un peu comme tomber sur un point de chute qui permet de rejoindre quelques lieux notables. La ville elle-même ne manque pas de charme, même si l’impression que j’en ai eu hier me laisse un arrière-goût âpre ; mais je suis ici au bout du monde. Vu de chez moi, je suis à plus de 12 000 km, niché au cœur d’une ville grande aussi peuplée que Toulouse et dont je n’avais jamais entendu parler avant d’envisager de partir en Indonésie, et l’endroit où je vais me rendre aujourd’hui n’est qu’un petit bourg de province où se trouve un des plus beaux temples shivaïtes au monde. L’Indonésie est le pays le plus musulman au monde en nombre d’habitants, mais ses racines sont hindouistes et c’est dans ce pays qu’on trouve deux des plus imposants temples du monde ; Prambanan et Borobudur. La porte d’entrée de ce monde parallèle, c’est la ville de Yokyakarta…
Je demande à la réception de l’hôtel de m’appeler un taxi pour Prambanan, qui ne se trouve qu’à une vingtaine de kilomètres mais qui nécessite trois quarts d’heure de route à cause du fléau des grandes villes… La circulation. Le chauffeur s’appelle Sugiyo et ne parle pas un mot d’anglais, c’est un jeune homme aux cheveux bouclés qui conduit une Toyota qui tient debout par l’intercession d’une divinité inconnue, sainte patronne de la carrosserie rouillée. Il m’indique le prix de la course sur un bout de papier, un prix qui peut paraître hallucinant, 250 000 roupies, mais ça ne fait que 13 euros. En même temps, je me dis que ça va lui faire sa journée. Pour 350 000, il me propose “tunggu”… Et là, j’avoue que je ne comprends pas. Il répète tunggu, tunggu. Je finis par m’aider d’un traducteur en ligne et je comprends que tunggu signifie attendre. Il m’attendra deux heures à l’ombre des grands arbres pendant que je visite le temple de Prambanan et le Candi Sewu à une encablure de là.
A l’hôtel, on m’avait dit qu’il était possible que le Prambanan soit fermé à cause de l’éruption du Gunung Kelud, à deux cents kilomètres à l’est, qui remonte au 13 février dernier, mais lorsque j’arrive sur place, je ne vois rien qui indique que le temple soit fermé, ni la moindre trace de cendre sur le site. Avant d’être à Java, on se trouve d’abord sur une des plus instables terres volcaniques.
Le temple est un vaste complexe semblant dévasté ; la première impression, c’est la sensation de se trouver face à une immense construction qui tient debout par on ne sait quelle magie et tout autour, non pas un champ de ruines, mais un gigantesque puzzle, des pierres jetées là comme sorties d’un gobelet à dés. Même si ce fatras inextricable rend les choses difficilement visibles, on arrive à percevoir une certaine symétrie dans le plan ; un carré ouvert sur les quatre points cardinaux par des gopura (porte d’accès) avec au milieu une autre enceinte carrée dans laquelle sont érigés six prang (architecture khmère) ou shikhara (architecture dravidienne), ces tours qui caractérisent les temples hindouistes, en forme de pain de sucre. Ce sont dans ces tours qui sont exposées les statues des divinités. En l’occurrence, Shiva occupe la place principale, entourée de Brahma et Vishnu. La divinité à laquelle est dédiée ce temple, Dourgâ Mahîshâsuramardini l’inaccessible, occupe la place privilégiée à la droite de Shiva, tandis que Ganesh n’est pas loin. Si les six prangs sont à peu près bien conservés, les 240 temples qui les entourent sont tous démembrés. L’activité sismique a tout ébranlé et il ne reste pas une seule de ces 240 constructions qui ne soient encore debout. Si l’impression d’un chaos de pierre est donnée, on se rend compte que l’incroyable symétrie et de la répétition qui ne sont que l’expression d’une pensée dans laquelle la futilité et la fantaisie ne sont pas de mise.
Le site est classé au patrimoine mondial de l’Unesco, et pourtant, je n’y ai croisé personne, mais alors, personne ! 240 temples, et moi tout seul au milieu d’un mikado géant sous un soleil de plomb…
(Cliquez sur la photo ci-dessus pour voir la galerie)
A quelques dizaines de mètres de là, se trouve un autre temple, bien plus modeste, aux dimensions moindres (Prambanan est une enceinte de 110 mètres de côté reposant sur un socle de 390 mètres sur 222), le Candi Sewu. A y bien regarder, on trouve des temples d’importance incomparable un peu partout dans les environs, comme si les reliques d’une religion antique parsemait la campagne de ses pierres ancestrales que personne n’avait osé toucher, ce qui est suffisamment rare pour être relevé.
Le Candi Sewu (les milles temples) est un temple bouddhiste et l’ordre des choses aurait voulu qu’il soit plus récent que Prambanan, mais ce n’est pas le cas. Il aurait été construit une centaine d’années auparavant et son nom sanskrit est Manjushri griha, la maison de Manjushri, un boddhisatva. Construit par un souverain du royaume de Mataram, on reconnaît son plan en forme de mandala, là aussi strictement symétrique. La proximité avec Prambanan témoigne de la tolérance dont les deux cultes jouissaient à cette époque, aux alentours du 8ème siècle de notre ère.
Malgré l’activité sismique qui l’a mis à terre en 2006, une mission hollandaise l’a restauré, ce qui lui donne une plus fière allure que son voisin. Là aussi personne dans les environs, je me promène seul sur l’enceinte de ce temple de pierres noires parfois bringuebalantes. Le temple est gardé par deux Dvarapala armés de gourdins. Ce sont ici 257 constructions qui se côtoient, dont 248 temples construits de manière concentrique, ceux qui sont proches du temple principal étant plus grands que ceux qui sont en périphérie. Des bouddhas sans tête côtoient de superbes sculptures murales encore très bien conservées.
Après avoir rejoint le taxi dont le chauffeur semble endormi sous un bosquet d’arbres, je rejoins le centre de la ville et le cœur de l’animation, Jalan Malioboro. A peine le pied posé le trottoir, je me fais surprendre par une troupe d’étudiants qui veulent être pris en photo en groupe avec moi. Je me prête au jeu avec enthousiasme, et ils souhaitent me faire visiter la ville, ce que je décline avec un peu de regrets en y songeant. Je m’engouffre dans le marché de Pasar Beringharjo, le plus grand marché couvert de la ville et dont la renommée traverse les frontières du pays. Les marchés sont les vrais lieux de vie, là où l’on ne se rend que parce qu’on a besoin de quelque chose, on n’y flâne pas, on s’y rend par nécessité. Alors oui, c’est là qu’on peut voir les gens vivre leur vie de tous les jours et les côtoyer pendant qu’ils n’ont que leurs attentes en tête.
Tout le monde me regarde, comme si un touriste n’avait jamais mis les pieds dans ces couloirs exigus et sombres, on me sourie, on m’interpelle, certains me touchent le bras ou les cheveux comme pour valider mon existence marginale. C’est officiel, je suis une curiosité. Une grosse averse tombe sur le toit en tôle du marché, dans une tonnerre assourdissant qui vrille les tympans. Ces moments passés dans les marchés sont ceux que je préfère, car je n’y cherche rien d’autre que la compagnie des habitants et leurs petites manies.
La journée touche à sa fin, la chaleur de cette journée m’a littéralement essoré. Je rentre à l’hôtel en taxi et prend un thé et un beignet à la banane et au fromage fondu, vautré sur un canapé dans la cour de l’hôtel. La lumière jaune de la fin de journée sous l’équateur accompagne les chants cacophoniques des muezzins qui se battent à coup de prières lancées avec des voix parfois tonitruantes. Je profite des instants de calme qui suivent pour prévoir ma journée de demain. C’est un peu le grand jour car je vais à Borobudur. Il est prévu de se lever à 3h00 du matin pour aller voir le soleil se lever sur la plaine volcanique. Je sors quelques minutes pour aller à la supérette d’en face, acheter des sucreries, des bières et des kreteks. Que des bonnes choses.
Je dîne au restaurant de l’hôtel, un des rares endroits où l’on sert de l’alcool dans la ville. Je prends sans savoir ce que c’est un Gudeg Manggar, qui malgré un aspect pas très engageant est assez goûteux. De la viande, des œufs et de la sauce avec des légumes, je ne cherche pas à en savoir plus. Le tout arrosé d’un gin fizz, un cocktail absolument improbable au regard de la situation…