Le clou qui dépasse appelle le marteau
Éloge de la lisseté
Une incroyable machine infernale
C’est à Nick Bradley que je dois d’avoir découvert ce petit proverbe japonais, dans son superbe livre Tokyo la nuit. Derrière sa couverture glacée de très bonne qualité, se cache un petit bijou qui fait immanquablement penser à une aventure murakamienne. Les histoires se succèdent et décrivent des scènes où les personnages sont tous plus ou moins damnés, dans une ville tentaculaire qui ne prend pas soin d’eux et qui se comporte comme autant de ramen dans un bol de bouillon. C’est un livre précieux qui se déguste page après page, d’une écriture simple et directe qui réserve des petites surprises à chaque coin de page. Personnages au bord de la crise de nerf, désœuvrés, perdus, c’est avant tout une ode à l’humanité et sa capacité d’attention aux autres, quelque chose qui n’est pas trop dans l’air du temps et qui donne un peu d’espoir.
Mais ce n’est pas du livre dont il est question ici. Mais bel et bien de cette phrase… Le clou qui dépasse appelle le marteau (“Deru kugi wa utareru”), est un proverbe japonais qui convient à décrire cette société dans laquelle il n’est pas de bon aloi de se caractériser, de se faire remarquer ou de se démarquer. C’est une expression qui caractérise la convention sociale de la lisseté. Oui, parfaitement, c’est un mot qui existe. La lisseté est le caractère de ce qui est lisse, sans anfractuosité, sans rugosité. Ce petit proverbe exprime plus ce qui est attendu de la société que de ses membres. Un peu comme partout en réalité. Dans la rue, dans les réunions de famille, au travail… Surtout au travail. Ne pas faire de vagues. Adhérer. Se conformer. Ne pas exprimer son point de vue à moins qu’on nous le demande. C’est beau.
Étonnamment, je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre cet aphorisme et la théorie de l’instrument d’Abraham Maslow (peut-être le seul américain à avoir jamais bâti une pyramide). Même s’il n’est pas certain qu’il en soit l’auteur, on lui attribue cette phrase :
J’imagine qu’il est tentant, si le seul outil dont vous disposiez est un marteau, de tout considérer comme un clou.
Ces mots qui pourraient avoir été tirés du le film The Wall des Pink Floyd, tend à démontrer un biais psychologique qui consiste à adapter la réalité d’un problème en le transformant en fonction des réponses dont on dispose. Pour faire court, une seule réponse à tous les problèmes. On imagine aisément comment dans le monde du travail un tel travers peut engendrer des monstruosités. C’est un corollaire de l’effet Einstellung, qui consiste à prioriser, pour un problème donné, une solution moins efficace mais bien maîtrisée même si des solutions plus efficaces, simples ou appropriées existent. Je sais que je n’ai pas besoin d’en dire plus pour en exprimer suffisamment.
Et comme disait je-ne-sais-plus-qui (mais c’est peut-être moi), il n’y a que dans les pays totalitaires que la résistance n’existe pas. Mais la résistance est mal vue, c’est un signe de défiance là où, à mon sens, ce n’est que la conviction que certaines valeurs sont plus vertueuses que d’autres et qu’il convient de faire valoir les siennes plutôt que d’autres. Mais tout est affaire de jugement. Ou d’intérêt…
Photo d’en-tête © Carlos Donderis