Apr 12, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Plongée en pays ouïghour, pour majeure partie situé en Chine, dans la région autonome du Xinjiang qui compte pour près d’un sixième du territoire chinois, mais dont on retrouve de nombreux ressortissants au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Cette partie du monde qu’on appelait autrefois Turkestan oriental a été ballotée entre plusieurs pays, dont les frontières se perdent finalement dans une histoire mouvementée. C’est également le berceau originel du peuple turc (le drapeau du Turkestan oriental ressemble étrangement au drapeau turc mais en bleu…) qui a parcouru les steppes jusqu’à Istanbul et dont on peut voir encore aujourd’hui, aux côtés des Anatoliens, les traits caractéristiques comme ces beaux yeux en amande et ces pommettes saillantes, héritiers des guerriers nomades qui ont fondu sur l’Europe en d’autres temps.
Je m’installai pour manger de bon appétit, réconforté par l’ambiance animée. Dehors, devant la fenêtre, des bergers conduisaient leurs chèvres à travers le blizzard de sable, coiffés de hauts bonnets de peau de mouton tordus par la tourmente. Des femmes avançaient, enveloppées de voiles blancs sous les toques aux allures de tasse de thé retournée qui se portent localement. La région était bien particulière, je le savais. Les Ouïgours sont à plus de cinquante pour cent de type européen, comme l’ont révélé les recherches génétiques, et c’est ici à Kenya, à la limite sud-est du désert, que survit la population la plus hybride de toutes. Il ne s’écoulait guère de minutes sans que les portes s’ouvrent violemment et que le vent nous jette une nouvelle apparition. Parfois, les arrivants arrachaient leurs couvre-chefs fourrés pour révéler un fouillis de cheveux de feu et des figures longues aux paupières lourdes, collages issus d’une ascendance oubliée. D’autres fois, des yeux improbables éclairaient des visages basanés par le soleil. Un mélange d’ancien sang iranien, tocharien et même bactrien, faisait d’eux la mémoire ambulante des peuples évanouis. Un homme au teint rosé me rappelait un ami anglais, sauf qu’il portait une calotte décolorée et qu’il boitait. Trois femmes enlevèrent leurs écharpes et dénudèrent leur pâleur olive.
Tentant de comprendre ce pot-pourri de voix et de physionomies qui m’entouraient, je glissai peu à peu dans une rivière où les nations avaient perdu leur signification. Après tout, c’était cette route qui avait apporté les soies chinoises dans les tombes de la Germanie de l’Âge de fer. Elle avait répandu la variété et une riche impureté. Le Taklamakan en était à la fois la mémoire et le protecteur. Le désert avait livré des sceaux à l’effigie de Zeus et de Pallas Athéna — lointain héritage d’Alexandre le Grand. Un linceul provenant des plateaux salins s’orne d’un portrait d’Hermès, où figure même le caducée ; et la dépouille d’un officiel chinois, vieille de deux mille ans, gît dans un manteau orné de motifs de chérubins gréco-romains, tissés dans l’étoffe. Tout semble en état de changement permanent. Les longues manches chères à l’opéra chinois sont, semble-t-il, venues de la Crête antique, au terme de nombreuses mutations. Les tartans des momies tochariennes font échos aux Celtes des temps anciens ; les pièces d’or byzantines ferment les bouches des morts de la dynastie Tang ou se retrouvent transformées en bijoux par les nobles, toujours gravées des symboles de l’empire chrétien.
Colin Thubron, L’ombre de la route de la soie
Folio, 2006
Photo d’en-tête © Uyghur East Turkistan
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Mar 28, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
De toutes les histoires de voyages que j’ai lues, il y en bien une que je pourrais emmener avec moi pour tout viatique, à fourrer dans ma besace avant tout départ, comme on pense à emmener avec soi un objet fétiche, précieux, sans qui la vie n’aurait pas cette teinte et cette épaisseur ; une lumière dans la nuit froide. C’est un petit livre que j’ai découvert au hasard. Je dis petit car il est au format poche, il est en fait extrêmement dense. Je l’avais emmené avec moi en Turquie dans l’espoir de le terminer, mais je n’ai pu m’y résoudre, il fallait que je prenne mon temps. J’ai mis plus d’un an à venir à bout des 546 pages de ce bel ouvrage.
Colin Thubron, un bel anglais ténébreux dont on peut imaginer les pattes d’oie au coin des yeux, s’est perdu sur les routes de l’Asie, de la Russie au Kailash, des routes dangereuses d’Afghanistan aux chemins qu’a tracé Alexandre le Grand. Il en a ramené un livre solaire, une ode parfaite en tout point, le genre de livre qu’on pourrait consacrer livre d’une vie… L’ombre de la route de la soie (Shadow of the Silk Road, 2006) entre dans mon panthéon personnel des plus beaux livres, pas très loin de Bouvier.
Arrêt à Xiahe, au monastère de Labrang (Labrang Tashi Khyil, བླ་བྲང་བཀྲ་ཤིས་འཁྱིལ་), un des six plus grands monastères du bouddhisme tibétain.
Je débarque dans la nuit et le froid de Labrang. Je suis encore à près de cinq cents kilomètres de la frontière tibétaine. Les éclairages s’estompent à mesure que j’avance dans la rue, où des Hui et des Chinois tiennent boutique aux abords de la ville monastique. La neige crisse sous mes pieds, poudreuse et solitaire et, dans l’obscurité, quelque part devant moi, éclate le braiment d’une trompe : on croirait un vieux dieu qui se racle la gorge. Une allégresse familière monte en moi : le sentiment enfantin d’être sur le point de pénétrer dans l’inconnu, dans une altérité parfaite. Le corps devient léger, vibrant. La nuit s’emplit de constructions à demi sorties de l’imagination, de voix incompréhensibles. Une expérience indissociables de la solitude et d’une crainte vestigiale : on ignore où mène la route et qui on va trouver là.
Colin Thubron, L’ombre de la route de la soie
Gallimard, 2010
Photo d’en-tête © Evgeni Zotov
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Mar 31, 2012 | Histoires de gens, Sur les portulans |

Ruines des grottes aux mille Bouddhas de Bezeklik
Aurel Stein est un personnage tout à fait fascinant, qui n’aura eu de cesse d’arpenter le monde sur les traces de Marco Polo et de la Route de la soie ; il n’y a qu’à lire son étonnant parcours pour voir à quel point cela restait chez lui une idée fixe. Archéologue hongrois de naissance, naturalisé britannique, il part en 1900 sur les routes de sables et obtiendra au soir de sa vie le sésame dont il avait toujours rêvé : avoir enfin l’autorisation de se rendre en Afghanistan, le bout de la route et surtout l’extrémité orientale de l’empire d’Alexandre le Grand. Passé Peshawar puis arrivé à Kaboul, il s’éteint brusquement une semaine plus tard.
Arrivé à l’oasis de Hotan (ou Khotan) en 1901, dans cette petite oasis chinoise ouïghoure (petite oasis de 116 000 habitants tout de même) bordant le sud du désert du Taklamakan, il découvre de bien étranges statues dans un pays sans pierre. C’est ce que nous raconte Colin Thubron dans L’ombre de la route de la soie avec une certaine émotion. (more…)
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Jan 27, 2012 | Arts |

Dans les années 20, un paysan découvre un bel objet de jade en labourant son champ. Puis, plus rien. Ce n’est qu’en 1986 que deux fosses ont été découvertes dans la province de Sichuan à proximité du champ, dans la ville de Guanghan, sur le site de Sanxingdui. Les objets qui y furent trouvés ont permis de dater que cette culture remonte à une période allant de 2800 à 800 av. J.-C., soit une période de 2000 ans, mais sa présence a posé énormément de problèmes aux archéologues dans le sens où, contemporaine de l’âge de bronze de la dynastie des Shang, elle présentait une manière tout à fait distanciée d’abstraction par rapport à ce qui était connu alors. Ce fait est d’autant plus étrange que dans les textes, il n’est fait mention nulle part de cette culture qui en outre, a disparu brusquement en enfouissant tous ses bronzes et ses objets rituels en très peu de temps, et sur des lieux très concentrés. Ce qui est d’autant plus troublant, c’est qu’ayant côtoyé pendant quelques siècles la culture de la dynastie Shang, distante de quelques centaines de kilomètres, celle-ci ne soit pas nourrie des techniques de la fonte du bronze, qu’ils maîtrisaient parfaitement dans la finesse des détails, mais dans de moindres proportions que dans cette culture de Sanxingdui puisque les plus grosses pièces trouvées font près de 180 kg, ce qui nécessite des quantités considérables de minerai. Les plus grands masques retrouvés sont colossaux et indiquent que la technique de la fonte était hautement maîtrisée pour une époque aussi lointaine. En comparaison avec l’occident, une telle technique n’est maîtrisée que lors de l’âge classique grec. Le site sur lequel furent découvert ces objets a fini par être délimité en 1996 lorsqu’on trouva les restes d’une enceinte encerclant une ville de 12km², ce qui en fait la plus grande ville de l’Asie antique. (more…)
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Jan 25, 2012 | Arts |

Cong* en néphrite
Le jade est une pierre semi-précieuse connue surtout au travers de la variété verte qui a fait sa renommée, mais la plupart des jades sont blancs. Pierre très dure, elle est généralement difficile à tailler et depuis les Incas, on lui prête des vertus médicinales censées guérir les maladies liées au rein et les coliques néphrétiques, à tel point qu’on a attribué à une de ses variétés le nom de néphrite. Les couleurs du jade varient du blanc au vert avec plus ou moins d’intensité, mais peuvent également être bleutés, noirs ou roses. (more…)
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