De toutes les his­toires de voyages que j’ai lues, il y en bien une que je pour­rais emme­ner avec moi pour tout via­tique, à four­rer dans ma besace avant tout départ, comme on pense à emme­ner avec soi un objet fétiche, pré­cieux, sans qui la vie n’au­rait pas cette teinte et cette épais­seur ; une lumière dans la nuit froide. C’est un petit livre que j’ai décou­vert au hasard. Je dis petit car il est au for­mat poche, il est en fait extrê­me­ment dense. Je l’a­vais emme­né avec moi en Tur­quie dans l’es­poir de le ter­mi­ner, mais je n’ai pu m’y résoudre, il fal­lait que je prenne mon temps. J’ai mis plus d’un an à venir à bout des 546 pages de ce bel ouvrage.

Labrang - Xiahe

Pho­to © Adam Nowek

Colin Thu­bron, un bel anglais téné­breux dont on peut ima­gi­ner les pattes d’oie au coin des yeux, s’est per­du sur les routes de l’A­sie, de la Rus­sie au Kai­lash, des routes dan­ge­reuses d’Af­gha­nis­tan aux che­mins qu’a tra­cé Alexandre le Grand. Il en a rame­né un livre solaire, une ode par­faite en tout point, le genre de livre qu’on pour­rait consa­crer livre d’une vieL’ombre de la route de la soie (Sha­dow of the Silk Road, 2006) entre dans mon pan­théon per­son­nel des plus beaux livres, pas très loin de Bouvier.
Arrêt à Xiahe, au monas­tère de Labrang (Labrang Tashi Khyil, བླ་བྲང་བཀྲ་ཤིས་འཁྱིལ་), un des six plus grands monas­tères du boud­dhisme tibétain.

Labrang - Xiahe

Pho­to © Adam Nowek

 

Je débarque dans la nuit et le froid de Labrang. Je suis encore à près de cinq cents kilo­mètres de la fron­tière tibé­taine. Les éclai­rages s’es­tompent à mesure que j’a­vance dans la rue, où des Hui et des Chi­nois tiennent bou­tique aux abords de la ville monas­tique. La neige crisse sous mes pieds, pou­dreuse et soli­taire et, dans l’obs­cu­ri­té, quelque part devant moi, éclate le brai­ment d’une trompe : on croi­rait un vieux dieu qui se racle la gorge. Une allé­gresse fami­lière monte en moi : le sen­ti­ment enfan­tin d’être sur le point de péné­trer dans l’in­con­nu, dans une alté­ri­té par­faite. Le corps devient léger, vibrant. La nuit s’emplit de construc­tions à demi sor­ties de l’i­ma­gi­na­tion, de voix incom­pré­hen­sibles. Une expé­rience indis­so­ciables de la soli­tude et d’une crainte ves­ti­giale : on ignore où mène la route et qui on va trou­ver là.

Colin Thu­bron, L’ombre de la route de la soie
Gal­li­mard, 2010

Pho­to d’en-tête ©  Evge­ni Zotov

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