Jul 24, 2015 | Archéologie du quotidien |
L’année se termine, s’essouffle dans un râle caverneux, comme si elle avait fumé beaucoup trop longtemps tout au long de sa vie. Les matins sont douloureux et se suivent sans vraiment se ressembler, deviennent des petits supplices raffinés à chaque fois que le réveil sonne. Dehors, un soleil de guimauve teinte le ciel de couleurs extravagantes, comme un étal de marché à l’ouverture, un ciel qui se renouvelle sans cesse.
Il me revient en mémoire des odeurs surtout, plus que des images, et pas forcément de bonnes odeurs, mais des odeurs du réel, du quotidien de l’autre bout du monde. L’odeur des petites rues où personne ne passe, l’odeur des routes passantes, battues par la pluie qui tombe comme des coups de fouet sur l’asphalte brûlant, l’odeur des eaux stagnantes au beau milieu de la ville, d’un khlong bouché par une écluse jamais ouverte, où pourrissent en plein air des monceaux de végétaux impossibles à identifier, l’odeur des marchés aux plantes près d’un quai de la Chao Phraya et des milliers de poissons qui croupissent en plein soleil dans des bacs à peine remplis d’eau, l’odeur exhalant de la rivière où se battent des poissons-chats gros comme des silures, dans un fatras de queues et de têtes impossible à imaginer tant qu’on ne l’a pas vu, moment de folie animale où les poissons se montent les uns sur les autres ; spectacle irréel. C’est étrange comment les hommes créent eux-mêmes des odeurs qui n’existent pas forcément dans la nature.
Au milieu de tout ça reste l’odeur inégalable du linge qui sèche derrière un mur en pisé, les fleurs de frangipanier, grandes ouvertes comme des gueules d’animaux assoiffés, dont les pétales blancs se parent d’une jaune qui fait penser à des taches de beurre, la terre ruisselante d’eau au pied des manguiers, l’odeur du petit matin qui se révèle tendrement après une nuit écrasante.
Il reste en moi plus d’odeurs que d’images, et chaque odeur suscite en moi une sensation, un goût en particulier dans la bouche, les souvenirs se transforment en quelque chose de presque palpable. Comme si j’étais assis par terre, le regard vers la terre, tenant entre mes mains une fleur délicate de lotus.

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Apr 11, 2015 | Livres et carnets |
Son nom de cérémonie mongole est, en toute simplicité, Agvaanluvsanchoyjindanzanvaanchigbalsambuu. Né en 1870 et mort en 1924, il est le huitième et dernier Jebtsundamba Khutuktu à avoir régné et à avoir porté le titre de Bogdo Khan (Bogd Jivzundamba Agvaanluvsanchoijinyamdanzanvanchüg), c’est-à-dire la troisième personne la plus importante du bouddhisme tibétain, après le Dalaï et le Panchen. Le dernier Jebtsundamba, Jampal Namdol Chokye Gyaltsen, identifié à l’âge de 4 ans, est né à Lhassa. En 1959, il s’est enfui à Dharamsala où il a vécu en exil jusqu’à sa mort en 2012. Le dernier Bouddha vivant est mort il y a 3 ans…

Le 9ème Jebtsundamba Khutuktu : Jetsun Dhampa Dorjee Chang Jampel Namdrol Choekyi Gyaltsen
Celui qui tenta de le remettre sur son trône, c’est le baron Roman Fiodorovitch von Ungern-Sternberg, plus connu sous son petit nom de « baron fou », dont j’ai déjà raconté les aventures sur ce blog au travers du livre écrit par le géologue Ferdynand Ossendowski. Ce seront finalement les tibétains communistes qui gardèrent le 8ème Jebtsundamba Khutuktu comme chef de leur gouvernement jusqu’à sa mort en 1924. Par la suite, ils décrétèrent à la fondation de la République populaire mongole, qu’il n’y aurait plus d’autre réincarnation. Fin de l’histoire signée par décret. Ce personnage important pour les bouddhistes tibétains porte également le titre de Bouddha vivant.

Le 8ème Jebtsundamba Khutuktu et sa famille
Voici l’étrange légende que rapporte Ferdynand Ossendowski à son propos, puisqu’il a fait partie des rares personnages à avoir pu le côtoyer :
Le Bouddha vivant ne meurt pas. Son âme passe quelque fois dans celle d’un enfant qui naît le jour de sa mort, parfois se transmet chez un autre homme pendant la vie même du Bouddha. Cette nouvelle demeure mortelle de l’esprit sacré de Bouddha apparaît presque toujours dans la yourta de quelque famille pauvre thibétaine ou mongole. Il y a à ceci une raison politique. Si le Bouddha faisait son apparition dans une riche famille princière, le risque serait grand que, honorée de la sorte, cette famille refuse d’obéir au clergé, comme cela s’est déjà produit par le passé. Au contraire, une famille pauvre et inconnue qui hérite du trône de Gengis Khan, et acquiert de ce fait une incommensurable richesse, se soumet toujours volontiers aux lamas. Seuls trois ou quatre Bouddhas vivants furent d’origine purement mongole ; les autres étaient thibétains.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
Photo d’en-tête © Jonathan E. Shaw (Palais d’hiver du Bogdo Khan à Ulaanbaatar, Mongolie)
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Mar 28, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
De toutes les histoires de voyages que j’ai lues, il y en bien une que je pourrais emmener avec moi pour tout viatique, à fourrer dans ma besace avant tout départ, comme on pense à emmener avec soi un objet fétiche, précieux, sans qui la vie n’aurait pas cette teinte et cette épaisseur ; une lumière dans la nuit froide. C’est un petit livre que j’ai découvert au hasard. Je dis petit car il est au format poche, il est en fait extrêmement dense. Je l’avais emmené avec moi en Turquie dans l’espoir de le terminer, mais je n’ai pu m’y résoudre, il fallait que je prenne mon temps. J’ai mis plus d’un an à venir à bout des 546 pages de ce bel ouvrage.
Colin Thubron, un bel anglais ténébreux dont on peut imaginer les pattes d’oie au coin des yeux, s’est perdu sur les routes de l’Asie, de la Russie au Kailash, des routes dangereuses d’Afghanistan aux chemins qu’a tracé Alexandre le Grand. Il en a ramené un livre solaire, une ode parfaite en tout point, le genre de livre qu’on pourrait consacrer livre d’une vie… L’ombre de la route de la soie (Shadow of the Silk Road, 2006) entre dans mon panthéon personnel des plus beaux livres, pas très loin de Bouvier.
Arrêt à Xiahe, au monastère de Labrang (Labrang Tashi Khyil, བླ་བྲང་བཀྲ་ཤིས་འཁྱིལ་), un des six plus grands monastères du bouddhisme tibétain.
Je débarque dans la nuit et le froid de Labrang. Je suis encore à près de cinq cents kilomètres de la frontière tibétaine. Les éclairages s’estompent à mesure que j’avance dans la rue, où des Hui et des Chinois tiennent boutique aux abords de la ville monastique. La neige crisse sous mes pieds, poudreuse et solitaire et, dans l’obscurité, quelque part devant moi, éclate le braiment d’une trompe : on croirait un vieux dieu qui se racle la gorge. Une allégresse familière monte en moi : le sentiment enfantin d’être sur le point de pénétrer dans l’inconnu, dans une altérité parfaite. Le corps devient léger, vibrant. La nuit s’emplit de constructions à demi sorties de l’imagination, de voix incompréhensibles. Une expérience indissociables de la solitude et d’une crainte vestigiale : on ignore où mène la route et qui on va trouver là.
Colin Thubron, L’ombre de la route de la soie
Gallimard, 2010
Photo d’en-tête © Evgeni Zotov
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Jan 1, 2014 | Arts |

Statue de Jayavarman VII
Dernier grand roi des Khmers, Jayavarman VII est l’homme qui a fait du bouddhisme mahāyāna la religion officielle de son empire, mais c’est avant tout l’homme à qui nous devons les superbes réalisations des temples montagnes à Angkor Thom, de Preah Khan, Banteay Kdei et Ta Prohm. Mais surtout, c’est à lui que nous devons le superbe Bayon sur lequel on peut voir les énormes visages qui fascinent tant, sculptés sur les tours à quatre faces. Étonnamment, on retrouve ce sourire énigmatique sur la plupart des représentations statuaires du grand roi bâtisseur, le sourire de la félicité dont il a contribué à diffuser la doctrine, un sourire qu’on ne peut imaginer que bienveillant à l’égard de son peuple.
Ci-dessous, quelques unes des photos prises au Musée Guimet lors de l’exposition qu’on peut admirer jusqu’au 27 janvier 2014.
Moulage d’Angkor Thom
Moulage d’Angkor Thom
Statue de Brahma
Moulage du barattage de la mer de lait
Moulage du barattage de la mer de lait
Statue de Jayavarman VII
Moulage d’Angkor Thom
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Dec 29, 2013 | Arts |
Lors de ma virée d’hier au Musée Guimet pour l’exposition sur Angkor, j’ai flâné dans les autres départements à la découverte de ce qui me pouvait me sauter au visage (c’est fou ce que dans les musées on peut croiser comme gens pénétrés, tous spécialistes de tous les aspects des arts asiatiques, oui c’est fantastique…) et j’ai découvert cette petite statue en bronze doré provenant du Tibet. Elle représente le dieu polymorphe Hevajra dans son aspect kapaladhara, c’est-à-dire affublé de huit visages, seize bras et quatre jambes. Je ne suis pas vraiment très au clair sur la signification de chacun des attributs qu’il porte car c’est réellement l’expression d’un ésotérisme profond, mais cela vaudrait le coup de s’y pencher. On peut trouver sur le site du musée une autre représentation de ce couple, dont la position est pour le moins suggestive.

Ce qui a retenu mon attention de cette petite chose, c’est la tendresse. Le dieu Hevajra aux huit visages enlace son épouse Nairâtmya avec une tendresse incroyable et je trouve particulièrement sensuel le port de tête des deux amants affrontés, bouche contre bouche. C’est à ce genre de petit détail qu’on trouve de l’humanité dans les représentations divines.
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