Un moine, une fleur de lotus à la main

L’an­née se ter­mine, s’es­souffle dans un râle caver­neux, comme si elle avait fumé beau­coup trop long­temps tout au long de sa vie. Les matins sont dou­lou­reux et se suivent sans vrai­ment se res­sem­bler, deviennent des petits sup­plices raf­fi­nés à chaque fois que le réveil sonne. Dehors, un soleil de gui­mauve teinte le ciel de cou­leurs extra­va­gantes, comme un étal de mar­ché à l’ou­ver­ture, un ciel qui se renou­velle sans cesse.
Il me revient en mémoire des odeurs sur­tout, plus que des images, et pas for­cé­ment de bonnes odeurs, mais des odeurs du réel, du quo­ti­dien de l’autre bout du monde. L’o­deur des petites rues où per­sonne ne passe, l’o­deur des routes pas­santes, bat­tues par la pluie qui tombe comme des coups de fouet sur l’as­phalte brû­lant, l’o­deur des eaux stag­nantes au beau milieu de la ville, d’un khlong bou­ché par une écluse jamais ouverte, où pour­rissent en plein air des mon­ceaux de végé­taux impos­sibles à iden­ti­fier, l’o­deur des mar­chés aux plantes près d’un quai de la Chao Phraya et des mil­liers de pois­sons qui crou­pissent en plein soleil dans des bacs à peine rem­plis d’eau, l’o­deur exha­lant de la rivière où se battent des pois­sons-chats gros comme des silures, dans un fatras de queues et de têtes impos­sible à ima­gi­ner tant qu’on ne l’a pas vu, moment de folie ani­male où les pois­sons se montent les uns sur les autres ; spec­tacle irréel. C’est étrange com­ment les hommes créent eux-mêmes des odeurs qui n’existent pas for­cé­ment dans la nature.
Au milieu de tout ça reste l’o­deur inéga­lable du linge qui sèche der­rière un mur en pisé, les fleurs de fran­gi­pa­nier, grandes ouvertes comme des gueules d’a­ni­maux assoif­fés, dont les pétales blancs se parent d’une jaune qui fait pen­ser à des taches de beurre, la terre ruis­se­lante d’eau au pied des man­guiers, l’o­deur du petit matin qui se révèle ten­dre­ment après une nuit écrasante.
Il reste en moi plus d’o­deurs que d’i­mages, et chaque odeur sus­cite en moi une sen­sa­tion, un goût en par­ti­cu­lier dans la bouche, les sou­ve­nirs se trans­forment en quelque chose de presque pal­pable. Comme si j’é­tais assis par terre, le regard vers la terre, tenant entre mes mains une fleur déli­cate de lotus.

Moine en prière à la pagode bouddhique de Hong Phuc (dite de Hòa giải) 19 rue Hang Than (rue du Charbon) Hanoi, 1936. Photo Ecole française d’Extrême-Orient. Photographe inconnu.

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Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu, Bog­do Khan et Boud­dha vivant

Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu, Bog­do Khan et Boud­dha vivant

Son nom de céré­mo­nie mon­gole est, en toute sim­pli­ci­té, Agvaan­luv­san­choy­jin­dan­zan­vaan­chig­bal­sam­buu. Né en 1870 et mort en 1924, il est le hui­tième et der­nier Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu à avoir régné et à avoir por­té le titre de Bog­do Khan (Bogd Jiv­zun­dam­ba Agvaan­luv­san­choi­ji­nyam­dan­zan­van­chüg), c’est-à-dire la troi­sième per­sonne la plus impor­tante du boud­dhisme tibé­tain, après le Dalaï et le Pan­chen. Le der­nier Jebt­sun­dam­ba, Jam­pal Nam­dol Cho­kye Gyalt­sen, iden­ti­fié à l’âge de 4 ans, est né à Lhas­sa. En 1959, il s’est enfui à Dha­ram­sa­la où il a vécu en exil jus­qu’à sa mort en 2012. Le der­nier Boud­dha vivant est mort il y a 3 ans…

Le 9ème Jebtsundamba Khutuktu : Jetsun Dhampa Dorjee Chang Jampel Namdrol Choekyi Gyaltsen

Le 9ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu : Jet­sun Dham­pa Dor­jee Chang Jam­pel Nam­drol Choe­kyi Gyaltsen

Celui qui ten­ta de le remettre sur son trône, c’est le baron Roman Fio­do­ro­vitch von Ungern-Stern­berg, plus connu sous son petit nom de « baron fou », dont j’ai déjà racon­té les aven­tures sur ce blog au tra­vers du livre écrit par le géo­logue Fer­dy­nand Ossen­dows­ki. Ce seront fina­le­ment les tibé­tains com­mu­nistes qui gar­dèrent le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu comme chef de leur gou­ver­ne­ment jus­qu’à sa mort en 1924. Par la suite, ils décré­tèrent à la fon­da­tion de la Répu­blique popu­laire mon­gole, qu’il n’y aurait plus d’autre réin­car­na­tion. Fin de l’his­toire signée par décret. Ce per­son­nage impor­tant pour les boud­dhistes tibé­tains porte éga­le­ment le titre de Boud­dha vivant.

Jebtsundamba Khutuktu

Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu et sa famille

Voi­ci l’é­trange légende que rap­porte Fer­dy­nand Ossen­dows­ki à son pro­pos, puis­qu’il a fait par­tie des rares per­son­nages à avoir pu le côtoyer :

Le Boud­dha vivant ne meurt pas. Son âme passe quelque fois dans celle d’un enfant qui naît le jour de sa mort, par­fois se trans­met chez un autre homme pen­dant la vie même du Boud­dha. Cette nou­velle demeure mor­telle de l’es­prit sacré de Boud­dha appa­raît presque tou­jours dans la your­ta de quelque famille pauvre thi­bé­taine ou mon­gole. Il y a à ceci une rai­son poli­tique. Si le Boud­dha fai­sait son appa­ri­tion dans une riche famille prin­cière, le risque serait grand que, hono­rée de la sorte, cette famille refuse d’o­béir au cler­gé, comme cela s’est déjà pro­duit par le pas­sé. Au contraire, une famille pauvre et incon­nue qui hérite du trône de Gen­gis Khan, et acquiert de ce fait une incom­men­su­rable richesse, se sou­met tou­jours volon­tiers aux lamas. Seuls trois ou quatre Boud­dhas vivants furent d’o­ri­gine pure­ment mon­gole ; les autres étaient thibétains.

Fer­dy­nand Ossen­dows­ki, Bêtes, hommes et dieux
A tra­vers la Mon­go­lie inter­dite, 1920–1921
Edi­tions Phe­bus Libretto

Pho­to d’en-tête © Jona­than E. Shaw (Palais d’hi­ver du Bog­do Khan à Ulaan­baa­tar, Mongolie)

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Dans la nuit froide de Labrang

Dans la nuit froide de Labrang

De toutes les his­toires de voyages que j’ai lues, il y en bien une que je pour­rais emme­ner avec moi pour tout via­tique, à four­rer dans ma besace avant tout départ, comme on pense à emme­ner avec soi un objet fétiche, pré­cieux, sans qui la vie n’au­rait pas cette teinte et cette épais­seur ; une lumière dans la nuit froide. C’est un petit livre que j’ai décou­vert au hasard. Je dis petit car il est au for­mat poche, il est en fait extrê­me­ment dense. Je l’a­vais emme­né avec moi en Tur­quie dans l’es­poir de le ter­mi­ner, mais je n’ai pu m’y résoudre, il fal­lait que je prenne mon temps. J’ai mis plus d’un an à venir à bout des 546 pages de ce bel ouvrage.

Labrang - Xiahe

Pho­to © Adam Nowek

Colin Thu­bron, un bel anglais téné­breux dont on peut ima­gi­ner les pattes d’oie au coin des yeux, s’est per­du sur les routes de l’A­sie, de la Rus­sie au Kai­lash, des routes dan­ge­reuses d’Af­gha­nis­tan aux che­mins qu’a tra­cé Alexandre le Grand. Il en a rame­né un livre solaire, une ode par­faite en tout point, le genre de livre qu’on pour­rait consa­crer livre d’une vieL’ombre de la route de la soie (Sha­dow of the Silk Road, 2006) entre dans mon pan­théon per­son­nel des plus beaux livres, pas très loin de Bouvier.
Arrêt à Xiahe, au monas­tère de Labrang (Labrang Tashi Khyil, བླ་བྲང་བཀྲ་ཤིས་འཁྱིལ་), un des six plus grands monas­tères du boud­dhisme tibétain.

Labrang - Xiahe

Pho­to © Adam Nowek

 

Je débarque dans la nuit et le froid de Labrang. Je suis encore à près de cinq cents kilo­mètres de la fron­tière tibé­taine. Les éclai­rages s’es­tompent à mesure que j’a­vance dans la rue, où des Hui et des Chi­nois tiennent bou­tique aux abords de la ville monas­tique. La neige crisse sous mes pieds, pou­dreuse et soli­taire et, dans l’obs­cu­ri­té, quelque part devant moi, éclate le brai­ment d’une trompe : on croi­rait un vieux dieu qui se racle la gorge. Une allé­gresse fami­lière monte en moi : le sen­ti­ment enfan­tin d’être sur le point de péné­trer dans l’in­con­nu, dans une alté­ri­té par­faite. Le corps devient léger, vibrant. La nuit s’emplit de construc­tions à demi sor­ties de l’i­ma­gi­na­tion, de voix incom­pré­hen­sibles. Une expé­rience indis­so­ciables de la soli­tude et d’une crainte ves­ti­giale : on ignore où mène la route et qui on va trou­ver là.

Colin Thu­bron, L’ombre de la route de la soie
Gal­li­mard, 2010

Pho­to d’en-tête ©  Evge­ni Zotov

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Jaya­var­man VII, le roi au sou­rire bienveillant

Jaya­var­man VII, le roi au sou­rire bienveillant

Exposition Angkor au Musée Guimet - statue de Jayavarman VII

Sta­tue de Jaya­var­man VII

Der­nier grand roi des Khmers, Jaya­var­man VII est l’homme qui a fait du boud­dhisme mahāyā­na la reli­gion offi­cielle de son empire, mais c’est avant tout l’homme à qui nous devons les superbes réa­li­sa­tions des temples mon­tagnes à Ang­kor Thom, de Preah Khan, Ban­teay Kdei et Ta Prohm. Mais sur­tout, c’est à lui que nous devons le superbe Bayon sur lequel on peut voir les énormes visages qui fas­cinent tant, sculp­tés sur les tours à quatre faces. Éton­nam­ment, on retrouve ce sou­rire énig­ma­tique sur la plu­part des repré­sen­ta­tions sta­tuaires du grand roi bâtis­seur, le sou­rire de la féli­ci­té dont il a contri­bué à dif­fu­ser la doc­trine, un sou­rire qu’on ne peut ima­gi­ner que bien­veillant à l’é­gard de son peuple.

Ci-des­sous, quelques unes des pho­tos prises au Musée Gui­met lors de l’ex­po­si­tion qu’on peut admi­rer jus­qu’au 27 jan­vier 2014.

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Heva­j­ra et Nai­rât­mya enlacés

Lors de ma virée d’hier au Musée Gui­met pour l’ex­po­si­tion sur Ang­kor, j’ai flâ­né dans les autres dépar­te­ments à la décou­verte de ce qui me pou­vait me sau­ter au visage (c’est fou ce que dans les musées on peut croi­ser comme gens péné­trés, tous spé­cia­listes de tous les aspects des arts asia­tiques, oui c’est fan­tas­tique…) et j’ai décou­vert cette petite sta­tue en bronze doré pro­ve­nant du Tibet. Elle repré­sente le dieu poly­morphe Heva­j­ra dans son aspect kapa­ladha­ra, c’est-à-dire affu­blé de huit visages, seize bras et quatre jambes. Je ne suis pas vrai­ment très au clair sur la signi­fi­ca­tion de cha­cun des attri­buts qu’il porte car c’est réel­le­ment l’ex­pres­sion d’un éso­té­risme pro­fond, mais cela vau­drait le coup de s’y pen­cher. On peut trou­ver sur le site du musée une autre repré­sen­ta­tion de ce couple, dont la posi­tion est pour le moins suggestive.

Hevajra et Nairâtmya - Tibet - XVIe siècle - Musée Guimet

Ce qui a rete­nu mon atten­tion de cette petite chose, c’est la ten­dresse. Le dieu Heva­j­ra aux huit visages enlace son épouse Nai­rât­mya avec une ten­dresse incroyable et je trouve par­ti­cu­liè­re­ment sen­suel le port de tête des deux amants affron­tés, bouche contre bouche. C’est à ce genre de petit détail qu’on trouve de l’hu­ma­ni­té dans les repré­sen­ta­tions divines.

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